Il n’est jamais trop tard pour bien faire et je découvre, nel mezzo del cammin di nostra vita, l’admirable dernier poème de Paul Verlaine, Mort ! Souvent la dernière oeuvre d’un poète est superbe : il ne parlera plus de la beauté des fleurs, de la bonté des dames — le temps est venu des grandes sommations. Le verbe se détrame, s’estompe et devient l’horizon ; les derniers effets soulignent une absence finale.
Dans cet ultime chant Verlainien je trouve avec surprise quelques échos de Saint-John Perse qui ne faisait que naître ; ce pourquoi je ne puis me retenir de faire figurer, en-dessous, le dernier chant Persien.
MORT !
Paul VerlaineLes Armes ont tu leurs ordres en attendant
De vibrer à nouveau dans des mains admirables
Ou scélérates, et, tristes, le bras pendant,
Nous allons, mal rêveurs, dans le vague des Fables.Les Armes ont tu leurs ordres qu’on attendait
Même chez les rêveurs mensongers que nous sommes,
Honteux de notre bras qui pendait et tardait,
Et nous allons, désappointés, parmi les hommes.Armes, vibrez ! mains admirables, prenez-les,
Mains scélérates à défaut des admirables !
Prenez-les donc et faites signe aux En-allés
Dans les fables plus incertaines que les sables.Tirez du rêve notre exode, voulez-vous ?
Nous mourons d’être ainsi languides, presque infâmes !
Armes, parlez ! Vos ordres vont être pour nous
La vie enfin fleurie au bout, s’il faut, des lames.La mort que nous aimons, que nous eûmes toujours
Pour but de ce chemin où prospèrent la ronce
Et l’ortie, ô la mort sans plus ces émois lourds,
Délicieuse et dont la victoire est l’annonce !(Décembre 1895)
NOCTURNE
Saint-John PerseLes voici mûrs, ces fruits d’un ombrageux destin. De notre songe issus, de notre sang nourris, et qui hantaient la pourpre de nos nuits, ils sont les fruits du long souci, ils sont les fruits du long désir, ils furent nos plus secrets complices et, souvent proches de l’aveu, nous tiraient à leurs fins hors de l’abîme de nos nuits … Au feu du jour toute faveur ! Les voici mûrs et sous la pourpre, ces fruits d’un impérieux destin. Nous n’y trouvons point notre gré.
Soleil de l’être, trahison ! Où fut la fraude, où fut l’offense ? où fut la faute et fut la tare, et l’erreur quelle est-elle ? Reprendrons-nous le thème à sa naissance ? Revivrons-nous la fièvre et le tourment?… Majesté de la rose, nous ne sommes point de tes fervents : à plus amer va notre sang, à plus sévère vont nos soins, nos routes sont peu sûres, et la nuit est profonde où s’arrachent nos dieux. Roses canines et ronces noires peuplent pour nous les rives du naufrage.
Les voici mûrissant, ces fruits d’une autre rive. « Soleil de l’être, couvre-moi ! » —parole du transfuge. Et ceux qui l’auront vu passer diront : qui fut cet homme, et quelle, sa demeure ? Allait-il seul au feu du jour montrer la pourpre de ses nuits ?… Soleil de l’être, Prince et Maître ! Nos oeuvres sont éparses, nos tâches sans honneur et nos blés sans moisson : la lieuse de gerbes attend au bas du soir. —Les voici teints de notre sang, ces fruits d’un orageux destin.
À son pas de lieuse de gerbes s’en va la vie sans haine ni rançon.
(1971)
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C’est vrai que les deux s’interrogent sur la valeur de leurs fables, au regard de choses plus importantes que la mort met en perspective. Mais pour Verlaine, la chose plus importante, et l’éventuel ratage, c’est la révolte armée : il oppose deux façons de mourir. « Mort ! » coup de feu ou coup de couteau : chant de vie révolutionnaire, ou de vie scélérate, dernier espoir de mourir mieux qu’en mal-rêveur, mieux qu’au pays des fables : de mort violente et par là victorieuse. Tandis que Perse… Mon dieu, rien à voir. Lourd jusqu’au bout, prophétique, inquiet de savoir si ses nuits, sa Création, restent en deçà des puissances de l’aube, du soleil, de Dieu ; atteignent ou n’atteignent pas l’Être…
Toute la différence, sans doute, entre un Prince alcoolique et un Nobel diplomatique.
Récemment, je suis tombé moi aussi sur un Verlaine dont j’ignorais l’existence, celui des aventures avec Létinois (détournement de mineur), et du long poème sur le lycéen devenu fils : « Et je te rêvais une mort / Militaire, sûre et splendide. / Mais Dieu vint qui te fit la mort / Confuse de la typhoïde… »
Cher Detivère; je ne vous connais pas mais vos commentaires me ravissent : ils ont, allez savoir pourquoi, l’inflexion des voix chères qui ne se sont pas tues. Pourtant, malgré l’agrément que j’ai à vous lire, et toute la mansuétude dont m’insufflent les vapeurs quif lottent autour de moi à cette heure aiguë, orientale de la nuit, je ne peux, à regret, que déposer humblement un contrepoint sous votre commentaire. Car dans le dernier, somptueux poème de Verlaine, c’est encore l’Égo qui violente, qui rechigne, se fustige… conclusion d’une vie vouée à soi, et à une violence qui s’est plus exercée contre ses proches, sa jeune femme son fils ses amants, que contre un quelconque ordre politique. À l’inverse, Saint-John (je ne vous cacherai pas ma prédilection pour cette figure de perse), c’est le renoncement du stoïcien, l’acceptation de la vie lieuse des gerbes anonymes, en javels nivelés : conclusion d’une vie de grand serviteur — comme l’on dit — de l’État, qui s’était opposé à Hitler en 38 (SJP était partisan d’une intervention militaire préventive contre l’Allemagne), qui a subi la haine des futurs collaborateurs (« le nègre Saint-John Perse », dit Rebatet dans Les Deux Étendards), a dû fuir devant les nazis qui ont ravagé son apartement, et ne s’est jamais non plus rallié au présidentialisme de De Gaulle… Une vie dans la polis, à exercer ses fonctions et leurs servitude. Allez je vous tends les verges flagellantes : dommage que ce destin à la Marc-Aurèle se fût continué si longtemps en parasitisme chez les milliardaires américains… Mais il n’empêche…