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Long est le vol entre les mondes

Long est le vol entre les mondes… Guidés de quelles voix ? un grésil d’électromagnétisme, sans sommeil jamais dans les bras tournants du ciel, on ne sait, l’idée se débat dans d’étranges lueurs

Au dessus de l’affreux plafond d’orage s’agrègent les cumulus des langages ; dans le plasma de son dérivent des mondes comme bulles de savon, éclatent en conversations nasillardes: Pactole débordé de paroles sur les fréquences de Sacramento à Denver, de Dallas à Toronto. Pensées et dires, hymnes, piété, annonces, laisses, linceuls, trivialités, rires, qui se font poudres, flocons… Nécropoles de langages, calcifiées dans l’arbre de la pluie

La chaux de l’orage couve notre métropole de calcaire. Les anges pèsent de leur poids de fumée sur la cité des passions… Nous avons créé un miroir si vaste que nous ne nous y trouvons plus

(Au cours du fleuve dérivent des pépites rapides et frêles comme étoiles filantes… Des gens comme nous les prennent à leurs filets, les monnayent aux valvules où des effluents ténébreux s’écoulent vers d’obscures contrées d’argent… Des dieux hagards s’égarent parfois sur leurs terres, aveuglés, ivres, d’avoir bu trop de soleil.)

Mais ailleurs sommes-nous maintenant engagés, ailleurs, sobres, de l’éther, l’attente – nos yeux en hauts cils pour l’azur — l’attente d’une réponse (ô Dieu de l’Envol ! nostalgie jadis d’un désir)… Il est bien tard… L’eau fraîche de l’aube sans doute déjà dans les rues de München

Un signe des êtres conjecturaux perdus dans la cabine de commandement est espéré on imagine, dans la pénombre, le face-à-face interloqué avec la tour, les mots d’amour susurrés – miel des micros -, envoyés vers l’espace où flotte, sur la nuit suspendue d’eau et d’effluves de café, imbue de la luminescence des cadrans, la nacelle de l’Autre :  œil-roi hypnotique à la paupière d’essuie-glaces fort da fort da fort da

Les hôtesses passent et reversent du col la bienveillance des Mères : elles ont mon âge et la mûresse de mon visage, la même retenue coiffure blonde et sage, elles veillent sur nos ceintures. La tienne close, tu t’agites un peu, cherches sur ton siège la meilleure position, t’y loves, fermes les yeux, et  t’en remets à nous Céréalières, colmateuses des brèches de ta vie

Fatigués, usés, on voudrait enfin se délester de la tourbe de l’être, se désappesantir de la blanche conque de notre forme (animula…), au virage de l’aile, sur la tranchée noire du tarmac… Point blanc final chaviré dans la gyre de la faille abyssale, porté disparu au puits des prunelles

Tu dors déjà… Une ondée passe sur nous, nous vaporise de ses pleurs, lesquels se dissipent après avoir ouvert l’instant vif et frais d’une rémission (caverne du souvenir)

Et puis, dans nos veines soudainement avivées, poussée ! plain-sang des moteurs, avalement de la nuit par la nuit, arrachement… Sur le firmament charbonneux et lourd comme un sourcil de prophète s’ouvre la vulve du ciel où nous trouvons notre chemin ; et l’œil du régulier géant de la pluie, forclos, se détourne dans le néant

Comme la plate-forme était petite où nous nous tenions… Au départ pouvions-nous y voir nos existences rapetissées, harnachées à leur bancs d’huîtres et occupées à fomenter dans leur samsara, les perles salivaires du désespoir

Puis chavire l’orbe banale, s’absolve la terre derrière nous dans son caveau de vide –l’espace fossile d’où, nous sourdons calcites, où nous retournerons

La fixité rassurante des étoiles rétablit le penser dans ses racines

Dans l’obscurité altière et reposante, la vibration taille un sanctuaire d’immobilité ; alternants, des gardes-flancs de lumières toisent l’envergure de notre paix, illuminent de brefs éclairs la nuit où entre l’aile. Au firmament les fontaines vives des pulsars, extrêmes aiguilles de pensée, déversent leur lave cadencée d’honneur et d’opprobre. Tu dors.

(notre esprit un massif horrifié et sauvage, ne fussent les papillons clairvoyants épinglés au velours du ciel par les hommes de science – et leurs livrées d’étoiles, leurs coiffes d’aigrettes éblouissantes au sommet de leurs cimiers démenés…)

Pour l’humilité un masque nous a été donné dans une pochette de plastique, avec, pour les pieds trop froids des chaussettes, et un pathos de couverture

Tu dors et je jalouse l’iceberg de ton visage, sa flottaison sur l’hélium du sommeil… L’écheveau de tes traits, plus profond que les canyons du temps, plus labouré qu’une nuit de comètes… Mycènes aux yeux clos, offert aux spectres passants des aubes, des éons, à la lustration des bras tournants de majesté — quel songe du tout t’enveloppe ? Flaque d’eau noire de la dormance : la pluie fine du néant dessine un réticule d’alvéoles filigranées, fractales… Les particules impalpables fécondent le songe en infimes éclosions quantiques de pensée… Un frisson agite les commissures du masque de cire fusible… L’estuaire mi-clos des lèvres, les rives ciliées… Tu souris… Visitation ? Un lis ? Vierge Marie de cinquante ans et de plusieurs enfants ? Soyons sérieux… Un pacte ? Un vœu, exaucé ? L’énigmatique animation de tes traits s’absorbe dans des enfilades de triangulations noires qui lentement défilent sur toi, te dissimulent dans ta propre évidence

Envols intermittents de photons : la nuit déchirée de leurs arcs électriques, puis plus rien. Coordonnés au long de la longue cabine, d’autres hommes de l’ombre, d’autres fuseaux abolis dans leur cocon de nuit, d’autres ombres tramées à l’onde de cette violente pénombre (écarquillée des phosphorescence subites… Markovs aux yeux de vide passent sans vieillesse, sans passé…), dessinent la religion sans regard d’un archipel de sommeil. L’espace euclidien se dissout comme une vieille dentelle

Mais nous autres veilleuses vouées, sur la tête d’épingle populeuse de la raison, à la garde d’un palais de verre, nous demeurons dans l’assignation d’une lumière inéluctable

(…cohérence de laser, corridors cloutés de signes… la théorie montre onze dimensions infinies étirées sur la corde de la seule syllabe…)

Nous autres logiciennes, l’espace, facetté de syllogismes, nous lave et nous épure, et puis cette ruée de machine nous rappelle de quoi nous fait âme… Peu de place ni de temps à l’humidité douceâtre des atermoiements, des sentiments, à la fermentation du corps rêveux dans sa gangue de terre glaise… L’être s’amincit jusqu’à l’arbre squelettique à l’entrée de la clairière, ses soucis caducs demeurés collés comme feuilles mortes dans la tourbe, là-bas, des chemins de l’automne. On souhaiterait d’avoir la force de ne plus les ramasser, un jour.

(« Welcome onboard, bienvenue à bord ! » : jovialité des « R » roulés au flot des Outaouais)

Tout mon être s’est étrangement simplifié ; tu dors et l’appareil sublimé, transparent démon-cœur, pompe jusqu’à mes yeux fascinés le minimum de vie qui maintient mon attention… Pour le reste je ne suis plus rien, dans cet air subtil, que veille patiente… Passent les heures dans un limbe, et l’oiseau d’airain comme un mythe à la rencontre du soleil

Peut-être ai-je dormi aussi, après tout ? Qui a là bas a ouvert le jour ? Exposé son cœur radieux, comme une anatomie pour un amphithéâtre de nuages ? Entés au méridien roulant de l’aube, nous survolons une étendue nébuleuse, ouate dominée à l’orient par les glaciers miroitants de la montagne du jour… Un débord de l’aube recouvre d’un champ croisé d’ondes cristallines les fluctuations de la mer de nuages, griffe de scintillations la myriade des crêtes… A l’horizon des phénomènes la lumière se perd dans le halo raréfié où s’approfondissent ses radiations bleutées, pour ne refléter plus que le diamant noir de l’espace… Le reste ne nous regarde plus; la matière n’y est qu’un signe parmi d’autres, un résidu d’équation à la marge d’une page… Une asymptote… Courte orbe du sens, notre condition : nous n’étions pas faits pour assister à ces fastes glacés, surliminaires… L’esprit, un, mais nous, reliés pour le meilleur et pour le pire au corail des occupations humaines à ses animalcules incarnés, soufflants et trébuchants, là-bas, sous le couvercle de nuages

L’aube impure et tâchée déjà levée sur l’Europe et l’Asie, les peuples doivent être déjà en travail : les familles électrifiées de l’urgence du jour, les atomes humains à différents degrés d’activation ou de consumation dans le bain réactif journalier

Tu dors, comme l’œil mâle de plastique, impassible, clos à l’apothéose de clarté… Ne filtre, de ce qui se joue à l’extérieur —l’énorme mêlée des titans océaniques du jour et de la nuit, l’explosion orgiaque d’énergie, sur le métal glacé de l’aile extraite de la nuit— qu’un anneau de lumière qui va s’enlargissant sur toi, remonte vers ta joue, semble élire ta tempe, s’y résorbe en un signe… Etrange élection, subreptice, à tâtons – communication surnaturelle, prémisse, d’un exaucement ? Je me penche au-dessus du corps abandonné que tu es et ma main rencontre le hublot si froid, je l’ouvre à moitié pour ne pas t’éblouir

My God… Si j’avais su quel appel au géant de lumière

L’effet de la clarté sur les parois est irrémissible, l’œil-plexiglass gémit sous la pression qui le force, une transparence absolue se répand dans la cabine passant, à travers moi, sur tous, sur tout tissant une apocalypse minuscule, cosmique, de rencontres en faisceaux… Tout dévoré d’éclat, tout unifié, et il n’y a plus que moi, observatrice de cristal, et les autres êtres de cristal désemparés…

Notre conscience, une intimité impossible sous ce déshabillement impitoyable du jour … Nos jardins secrets embrasés, notre caverne d’intériorité, gouffres du passé, comblés de lave…

Et toi qui dors, un demi-sourire aux lèvres, couvert d’or, et l’intercession du hublot entrouvert coupant ton visage d’une grande ombre sphérique, le couronnant d’une étrange coiffe de souverain antique ou de dieu fou… Tu dors, ta respiration est invisible, une statue ne serait pas plus immobile, luisante de dorures dans les ombres d’un temple…

Tu dors, et ne verras pas étinceler les montagnes blanches… Montagne toi-même devenu, travaillé au corps par les attelages microscopiques, les milliards de chars, les cavaliers innombrables, du seigneur de clarté

Des batailles sur ton front, des sagesses sur les ailes de ton nez, les amandes de tes yeux caressées de civilisations éteintes… De quelles idées nous transfuse cet astre qui cuit le ciel autour de notre cigare de fer ?

Tu dors et tu te couvres des sucres de la sagesse, des cristaux des affrontements mortels, de l’essaim d’étoiles polaires des destins… Où, sur quel côté versera ton char, dans la mêlée des pensées ? Sur l’aile, nous tournons, tout tombe

Rêver, agir, quelle différence, pour un cœur dilaté à la mesure de toutes choses… Et si un jour ne serons plus, avant un instant de virée affolée nous fumes, inaltérables, ces êtres de lumières, perdus d’eux-mêmes, purs faisceaux pensants, de particules et froides libres, affûtées comme la raison, vibrantes en liesse dans l’espace — lignes de conduites, principes, idées échappées du sel des équations, enroulées aux caducées des rayonnements éternels…

Sagesse de l’éclat minéral du temps, des éléments simples reçus et acceptés, néant du néant en feu et lieu…

Puissions-nous, de cette effusion de soi avoir ramené sur terre un peu de la paix des phénomènes

Plus tard nous marchons sur le tarmac mouillé de la cité industrieuse ; plus tard mal dégagés du songe, ne sachant qui, de nous ou des êtres préoccupés et justement besogneux qui nous environnent —indigènes de ce lieu étranger, semblant nés du sol et comme les Larves de ce triste séjour— étaient les vrais fantômes… Mais rien ne m’étonne plus que l’éclat enjoué de ton œil… Et puis un halo t’entoure encore faiblement, te découpe sous le catafalque de pluie la silhouette bizarre d’un souverain antique jailli d’un bain d’or fumant ou d’un dieu fou prompt à danser dans la foudre

Je me retourne, l’avion dégorge toujours, du haut du grand escalier à lui apposé, sa cargaison de brindilles animées, squelettiques dorées luminescentes, enveloppées d’un halo de chair translucide

Tu fumes sur le tarmac

Plus tard encore, sous l’envolée des coupoles historiées du grand hall d’arrivée, c’est le premier afflux de data triomphales

Nos smartphones répandent une pluie de thalers et nous dansons sur les dalles serties de pierreries plus grosses que des couronnes de Habsbourg

Est-ce ce que nous voulions ?

Tes talons lorsqu’ils heurtent le parvis font jaillir des gerbes d’étincelles aurifères

Circonspection distante de notre comité d’accueil, leurs bienveillances de circonstance figées en rictus sous l’acier des lunettes

Qu’as-tu souhaité dans ton rêve ? me demandai-je avec effroi… Les noms des villes tombent en poussière des écrans

Et moi, complice… La portière luisante de la Limousine m’offre le miroir de nos rires sauvages

Les cœurs des hommes se résorbent dans la terre

Un dernier train, somptueusement vide, son plafond nous fait voûte comme les salles des coffres des antiques banques méridionales

Tes yeux jaunes si métalliques que j’y entrevois le reflet de mes propres yeux de métal

Autour de nous le paysage sans lumière trempé d’eau



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Ambroisie

Cy Twombly

  I

Sa confiance ! Et l’harmonie innée… Je m’abandonne au dos moutonnant de la mer, à l’orgie du ciel saturé de photons, et à l’enthousiasme sadique de cette petite créature, appliquée à m’enfoncer la tête sous l’eau

Pourquoi l’affinité si ancienne de l’éternité, avec la mer et avec le soleil ? Moi dans l’eau, et les bras de mon petit chéri, exalté d’une force illusoire qui est la convention du jeu, me tiennent à la surface comme si j’étais un fétu, comme si j’étais son jouet… Je ne vois plus rien dans la conflagration du soleil et des eaux, mes yeux brûlés de soleil et de sel, je suis à moitié noyé (ou je prétends l’être), j’entends seulement la voix hilare, piaillante – car le jeu est exaltant – et je sens seulement l’anse double des petits bras maigrichons qui me portent sans aucune hésitation quant à la possession et la libre disposition de cette grande masse paternelle, grande plus que le petit bonhomme de plusieurs fois

Et lorsque la vague – extrêmement attendue – vient, quelle joie, de me pousser dans le mol élément

II

Un glacis géométrique et miroitant s’ouvre devant mon front et je défaus dans le déroulé saumâtre de l’onde, mes yeux ! clos devant l’imminence du choc, se rouvrent dans le tumulte d’une héronnière de lumière

Au dessus, alors, sur la table déclive des eaux, quelle absence inconcevable… Quelle ! l’emphase inverse du néant… Une fleur d’oubli, sans tige, s’épanouit et croît et se diffuse en larges corolles incertaines, remous bouillonnants, puis languissants, puis rien… Il me tente d’imaginer le vent souffler, nonchalant, sur les eaux désertes de ma perte… Et que ce même vent indifférent, porteur des particules de mon souvenir, soufflera et hantera chaque grain de sable de cette vieille plage, sèche de la consumation des siècles, et qu’il soufflera aussi plus haut sur la grève, à la ligne des eaux là où gisent, parmi les morceaux d’huîtres, de palourdes, et les débris fades de l’anthropocène : la chaloupe renoncée de l’exil, et les coquilles vides des rêves qui furent rêvés en vain… Comme, un jour, à l’expiration des temps, le même vent soufflera sur la fraîche chandelle, le miracle de ta vie (et la pensée extrême et délétère que tu partages la fragilité de toutes choses, mon encore tout petit enfant, point comme une mort dans la mort)

III

Moi, c’est sans doute ma chute dans l’organdi liquide de la vague qui m’a infusé l’encre de ces spéculations morbides, mais pour Toi, à cette heure allègre de ta vie sous le soleil, l’Être est vivant, il irradie sur l’horizon il chante dans la mer, et ce que tu cherches absolument, ton apothéose métaphysique, c’est — de me maintenir la tête sous l’eau, tout au fond, si possible, sur le lit de l’arène invisible: victoire totale! triomphe éclatant ! Quitte à me piétiner, à me fouler sans pitié, à monter sur mon dos pour me soumettre de tout ton poids dérisoire : un pied entre mes omoplates, un autre sur mon occiput… Prise terrible ! imparable ! Impitoyable surfeur-naufrageur de papa que tu es… Et te voilà juché comme un héros sur la docile bête blanche domptée dans les profondeurs glauques, tel un de ces anciens dieux-enfants, porteurs du thyrse et montés sur le dos de dauphins, de tritons, d’hippocampes, que des marins désaffranchis et des mendiants intoxiqués assuraient voir cingler au soir des darses et des quais, sur le croisillon écarlate et tremblant de la mer, dans l’encadrement de ballots de myrrhe, d’encens, de sylphe (et autres autres mystérieuses denrées opiacées en « y »)

et dont faisaient rapport au poète public : concord des témoignages, consigne, estampille, sceau du pontife portuaire…

Lestez de ma preuve – si je remonte des profondeurs glauques -, le dossier de la capitainerie: car j’ai été moi aussi témoin qu’un enfant heureux est un petit dieu

Ton rire

              (et un enfant malheureux ? un pli sur le front de l’humanité, une incohérence fatale

               Croyants en un dieu créateur et bon ! je vous demande de rendre compte, par d’autre chose que des sornettes, du malheur des enfants !)

              ton rire engendre des oiseaux à l’oxygène du ciel: pêcheurs d’yeux de tranquille voltige, ils ne font qu’une bouchée du spectacle de mon absence. Moi, attardécoulé au fond d’un monde lourd et lent, aveugle sous l’ébattement des ailes de lumière, j’ai dans ma bouche le goût insipide d’une sourde gisance où dériveraient, à mon seul désir, les ombres de songes sablonneux, les formes vagues des regrets, des plénitudes oubliées

Mais la grande roue paternelle du devoir m’enfixe à une remontée prompte hors de cette caverne de mol abandon. Car si je prolonge la feintise de ma disparition plus que tu ne le voudrais : tu t’alarmes ! et je sens l’empressement poignant de tes petites mains prêtes à tout pour m’extraire de l’engloutissement qu’elles ont commis, et l’écho de tes cris non seulement m’atteint et me peine dans ma gangue marine, mais ennoircit l’humeur de la mère au rivage

Alors je resurgis, en monstre de bisous et de guili-guilis.

IV

Bien vite le monstre est arraisonné et recapturé et tu me remets face à la vague suivante — la vague toujours aussi captivante, la vague, même assombrie (une lune transparente partage maintenant le ciel), n’est jamais définitive, jamais ne clôt ton enthousiasme: quelle profusion de joie déborde de l’échancrure de la mer ! Le monde n’en finit plus de dérouler sa nouveauté, et l’on crie d’effroi feint dans l’écume ! mais la vérité !

                                                                        la vérité est que nos veines sont neuves et s’offrent à cette remontée du monde vers nos coeurs… « Toi et moi mêlés », Mallarmé dit ainsi dans son Tombeau d’Anatole, « toi et moi mêlés » nous nous laissons culbuter dans ce déferlement, dans cette danse du ciel et de la mer et de la lumière : une douce violence, un fracas joyeux qui désintègre dans les choses tout ce qu’elles auraient de double et d’obscur, et nous accorde avec le désaccord de sensations rapides et, changeantes, plus vite que les vaguelettes infinies… Vain le vouloir y fixer des formes, la vie est un tunnel d’écume, et main dans la main – pour que je ne te perde pas dans l’agitation de ce grand monde mouvant où tant de forces sont en lutte – nous y volons –papillons dans l’affinité d’un jour libre, âmes amies, éblouies d’un jour entier à vivre dans cette cascade de lumière –,

                                                           éblouies par les éclats de cristal du ciel éparpillé, par la dentelle extravagante de l’eau échappée de son assise et son poids où, dans l’acuité de chaque instant s’inscrit une myriade de détails évanescents – comme à la rosace des cathédrales à l’heure élue du soleil – détails ténus infimes précieux qui explosent dans l’air nu sans laisser sur nous d’autre sillage que la conviction, chez moi grave, chez toi évidente et négligeable, d’avoir vu au déclin de ce jour, à l’échéance du tunnel de l’âme, la nature étinceler de ses mystères… Telle une broche à l’avers du soir

(Incertaine la matière ; prélude, le temps

Étincellements instantanés et sans nom, virgule d’un sourire abandonné)

V

Alors que mes mains d’adulte flottent perdues entre les mots et les choses, au ciel de ton regard d’enfant roulent les phénomènes : l’instant s’émeut inaugural, monumental, et le rideau indéfiniment se lève d’une scène sidérante où tonne le monde sur la scène du monde, où la sensation bouillonne, où des oves de lumière – aurores nomades débandées par le soir – passent, sur le ventre gravide de la mer…

Au ciel un frai pulsatile d’étoiles se décrypte au défilé de tes cils

Quel usage fais-tu de tout cela ? Comme les enfants doivent avoir de grandes âmes pour que s’accoutument à leurs miroirs, et s’entrechoquent sans les briser, de tels phénomènes inouïs… De telles âmes Gargantuesques, les âmes des enfants ! qu’à leur miroir le monde s’élucide, en dissolvant ses masques de Gorgones, de Griffes, de Séleucides

Car si j’aperçois, moi, de ma vieille hauteur lasse, et si je crains pour toi, un jour où tu seras loin de moi, les éclairs, le chrome des griffes des fauves de l’horizon

           toi, écuyer de l’innocence, tu ne vois déferler sur les flots, du lointain profus de l’horizon, qu’un gentil moutonnement de tigres de coton — troupeau ami qui pousse dans tes mains ses mufles de velours

L’offrande du monde est vive, elle se prend sans attendre ! il n’y a pas d’autre temps, patient – invention drôle des adultes – dans le vestibule du présent: don du monde, l’instant… le monde naît du tison de ton regard… Le monde, sa muraille de merveilles, s’élève de ton regard — prodige

VI

Et de cet univers de fastes, d’enchantements oubliés de moi adulte, à ton plaisir tu soustrais le temps, au calme temporaire d’une récession des eaux, de me glisser sur l’onde d’un sourire ravi, d’oeil à oeil, un reflet

Quelle clarté remonte alors l’axone de ma vie ! transperce les écailles de calcaire, éblouit les chambres intérieures où végétaient (mornes équations de Huyghens) de si lasses optiques… Avoir six ans! enveloppé de ta joie, rénové, à nouveau haut comme les trois pommes dans un monde vierge, géant, inexploré, où chaque objet flotte dans son halo de nouveauté, éblouissant sous la canopée de son être miraculeux

Campés aux avants d’un navire, d’un peuple, d’une pensée, d’un rêve, les faiseurs de monde ont dû connaître cette résurrection en eux de leur enfance lorsque se levait l’aube sur la terre longtemps cherchée, ou la réponse ardemment espérée, ou l’accomplissement de la promesse

Tel – éclatant, bouleversant – a aussi dû être mon propre monde à l’orée de ce tunnel où se fore une vie

(orée pour moi si vite et tristement assombrie : violence des mots, des gestes – outrance et indécence – saccage sans vergogne, négligent et bête, d’une enfance… Je voudrais protéger chez toi ce foyer de joie de l’enfance, et qu’il t’habite longtemps)

(et c’est de nourrir ta joie qui fait que je ne vis pas en vain, que je m’accroche encore à ce surplomb, à ce rebord)

VII

Mais quoi! tu m’appelles? Tu as raison: que dérivé-je encore dans les espaces quand le jeu, le jeu est infini ! S’il n’en tenait qu’à toi le jeu durerait plus que ne dure le jour, en tout cas beaucoup plus que la fomentation, en ton papa, des habituels desseins lamentables et trop tôt survenus, des adultes : retourner à la maison, dîner, se laver, se coucher

Incompréhensible Léviathan de préoccupations subalternes !

Alors, l’instant étant précieux de notre harmonie alors, une fois encore, une fois de plus pour ta grande joie, je te laisse me plonger sous la vague, dont une fois de plus tu m’extrais, pour me porter à cette hauteur d’enfance d’où j’ai de longtemps déchu… Derechef bisous et guilis-guilis

Ah ! si l’on pouvait jouer toujours, ah ! si l’on pouvait flamber toujours, dans ce soleil, dans cette journée belle et sèche comme un collage de Matisse, où la joie crépite dans les seules dimensions de l’espace, où la flamme du temps s’est immobilisée mordorée et belle dans sa dévoration

(et toi petit corps luisant corail fragile et ruisselant affublé de bras secs et nerveux encore mal coordonnés pour répondre aux provocations de l’eau)

Qui jamais ne joua avec un enfant, je lui fais peu crédit au commerce de l’âme

VIII

Mais, savons-nous à quoi nous jouons ? D’autant passionne le jeu que s’étire à son feu un cristal ramifié de significations

Certainement, moi, écolier aquatique de ton innocence, joué-je à renverser la pente de la perte, à ce que le temps – sur sa flèche et ses équations et dans les alvéoles de ses invisibles exterminations -, recevrait licence et ordre d’un cours inverse, d’annuler ses marques et ses amputations, et comme en s’excusant, de me remettre en mon prime élan

Mais s’il ne s’agissait que de cela, toi, poisson-pilote de ce jour qui à bien des égards est le tien, jouerais-tu avec moi à jeu si désespérément futile ? L’enjeu ne te retiendrait pas, pas un instant ! tant s’en faut que la flèche du temps ne te devînt adverse : au contraire poussée propice qui d’enthousiasme te porte vers de plus hautes tailles dans le ciel, d’autres forces à éprouver, et tant de secrets, dans leur pleine nudité, à découvrir, tant d’autres jeux, d’autres parties, et plus âpres et plus intenses

Le jeu a ses compartiments où sommes séparés. Mais nous jouons ensemble la partie rassurante de ton éternité, mesurée à l’envisageable de ma perte

Car, cependant que le fort-da de la vague me congédie au règne des choses périssables (d’où tu te donnes la puissance de me rappeler, ma disparition produirait béance trop terrifiante), toi tu demeures, petit géant d’orgueil natif, surplombant la dévastation marine cette confusion bleue qui répand autour de toi ses muscles couleuvrins – grouillement reptilien imbu de nuit et entrefilé pour l’heure d’un unique long ru de lumière –, hors d’atteinte des mouvantes incertitudes… C’est à peine si ton ombre frissonne

             (de toutes façons tu n’aimes pas ton ombre, qui aime ce sombre rappel de notre obscure assignation emmi les choses ?)

IX

Et ainsi jouons-nous la scène du jour où, fatigué, le monstre de guilis ne resurgira plus de la vague ; ce jour où t’écherra la charge de ce monde —charge de merveilles, de maux, d’effrois… Le jour où tu te trouveras plus grand que la vague, mais moins que le ciel… Nous jouons au jour de ma mort — retentissement des conques de la mort dans les anches marines, dans les registres roulés de mousse, sous le ciel impartial de l’été

J’accepte que je passerai, et que tu jouiras, au delà de moi, de la beauté de cette grève, du gonflement de l’esprit des eaux, du murmure du ressac rempli des craquements prescients de la fin des choses

Nous répétons inlassablement cette certitude sacrée, cette nécessité de logique : qu’au dernier « couic » de ma corde un jour pincée par une Parque aux ongles peints, demeurera pour toi cette autre fluence, la bienveillante la maternelle… Marée sans fond ni condition qui nous baigna de son lait d’étoile et nous accompagnera, de bon et de mauvais aloi, jusqu’à l’immersion au mystère des fonts derniers… Ô hommes orgueilleux et ombrageux qui à l’instant de votre mort appelez votre mère

(Je ne sais si les femmes, porteuses de l’ovaire, éprouvent aussi cette angoisse mortelle du fruit au moment de tomber

Peut-être le mâle est-il par nature détaché du grand tronc)

X

Mais pour l’heure nous ne voulons que tu saches : qu’il te faudra passer aussi sous la vague trouble, où rien n’est certain, ni le bien, ni le mal, ni le triomphe final des gentils, ni le sens à donner à cette catastrophe sans fin déroulée ; et que parfois continuer à vivre n’est plus qu’un instinct sans ardeur ; et que ce monde n’aura qu’un temps ; et que ce temps, en vrai, est sans retour

(Pour l’heure s’épanche la marée maternelle d’une présence attentive, vêtue d’un sari, sur la plage)

En ce jour privilégié de notre jeu, je veux retenir et le temps amer et la ruée tragique et dérisoire du monde — je : gardien, paramort, sur le chef emmêlés de qui les serpents de l’écume et la foudre

Car, dans les anfractuosités du ciel et de la mer, l’astic à mille têtes proclame la Dame du Couchant

Puisse t-elle respecter les successions, les délais impartis par les rescrits de la nature

Qu’elle m’enveloppe à ses termes, mais soit-elle assez lente à son dessein, la Sinueuse, l’Enveloppante, pour qu’avant l’éclosion en moi de son bouquet de corruption, toi et moi notre soûl ayons eu de jeux et d’amitié, et de banquets, à l’entour des tables du monde

(tables des phénomènes, de la beauté, des connaissances, tables infinies des pensées et des formes)

et que ma destruction soit assez lente, graduelle, pour que je puisse être présent aux collations des grades de ta vie

XI

Le ciel cependant pèse d’un bleu plus pressant et le vent, possiblement ravi vers de plus claires longitudes, semble se désintéresser du jeu. Les vagues sont trop molles à ton goût, tu entreprends de stimuler cet univers léthargique par de grands moulinets de bras —Shiva de poche recréant le théâtre, qui tant te plaisait, de la confusion et des énergies flagrantes

Noria, arc, de gouttes d’eau d’un côté s’élevant vers la transverbération à la rencontre plus haute des derniers rais de lumière, de l’autre retombant et mourant à leurs formes après une dernière grimace solitaire, liquide, de regret d’avoir été si fugaces

Puisque l’attirail de la mer, dans ses rôles de grand-guignol, nous manque, qu’à nous ne tienne d’imaginer que ces restes clapotants, ces médiocres renflements de baignoire impotente, sont des montagnes d’eau ! que l’équilibre n’y saurait sursoir ! que nos cris ne font que se confondre avec les broiements de l’océan furieux s’abattant sur la grève ! et y faisant voler le sable par grands paquets mous

Et les varechs ! et les coques de naufrages affreux ! et les phoques hurlants arrachés de banquises indicibles ! Et moi aussi alors je partirais, inexorablement happé par la succion du maëlstrom affamé… si ta main héroïque ne me secourait une fois de plus ! Si une fois de plus tu ne me sauvais d’une fin indescriptible de hachis tournoyant, exposé à la voracité des grands requins blancs

Que le jeu soit léger pour ses derniers moments, pur et clair dans son dernier bouillon, que ses symboles ne pèsent pour finir, à la balance du sens, plus qu’une poignée de poissons d’argent, sequins d’écailles, reflets changeants, tremblantes inscriptions au flanc glauque des eaux

Et qu’il eût fallu capturer dans leur agile glissement, avant que les pleins et déliés et la vive signifiance ne s’éparpillassent en poudre légère…

XII

Ainsi avons-nous joué, père et fils, tourbillons d’eau et de sable, têtes creuses, atomes de joie – l’un, poussière, et l’esprit comme une luminosité oblique sourdant quelque part de quelle échappée de quel spin de quel électron, lui, né en partie, tel qu’il y paraît, de la même poussière animée de l’autre… Et si frêle ce qui nous lie imparfait ténu sous le soleil des phénomènes assignables et fixes tandis que nous, devrons tomber, pétale après pétale, comme la rose n’est plus, mon petit chéri de chair périssable (et je sais en moi le palais de vent et d’eau où tournoient dans l’intime, comme deux mystères liés, comme deux masques de la même incertitude, vie et mort): deux humains c’est-à-dire: deux colosses de nuées parmi les choses c’est-à-dire: deux souffles éperdus au point de fuite de leur perte

Cependant le soir s’approche, les vagues bien qu’amoindries prennent un goût de tisane amère, c’est à croire qu’elles songeraient à réclamer un dû à l’issue d’un si beau jour… D’ailleurs leur roulement s’est, sans qu’il nous parût, cristallisé de raideur frigide et tu frissonnes, tout piqueté de froid…

L’élastique du jeu nous l’avons tendu jusqu’à ne plus pouvoir, mon petit chéri, il faut savoir renoncer avant de rompre

(Mais comment te ramener de cette trémulation orgiaque, comment imposer à cette joie insensée le renoncement, la connaissance de sa mesure ?

T’ouvrir plus tard cet espace intérieur où le sang, aussi, peut s’élever en tempête : l’art)

Pour l’instant, plus expédiente manière malgré tes protestations : hop! sur les épaules, et sur le sable le petit fardeau criaillant, bien vite consolé par maman et retogé d’une serviette Paw Patrol

XIII

La berge s’avère clémente et douce et nous tournons le dos au grand lac désintéressé de nous, obscurci de ses pensées nocturnes qui ne nous concernent plus

(Quelques pêcheurs espacés, vigies du soir parfaitement immobiles, tentent d’en capter le secret par le truchement nerveux d’indiscernables filins)

Certes il faut ranger les moules à châteaux et les pelles qui creusent les belles douves, mais dans l’air doré et doux le tableau – l’avez-vous remarqué, amis, amis de la lumière de l’aube et de celle du couchant, esprits amis de l’eau et de la clarté, amis qui nous avez regardé jouer ? – le tableau d’un instant heureux s’illustre d’éternité

Pour ces heures à la fois insignes et futiles, il nous semblera qu’il n’était pas vain d’avoir été, d’avoir voulu persisté

Familles, vous l’avez tous connu ce cortège comblé où le soir se résout: on abandonne le couchant derrière soi, les pas sont heureusement las ; sur la pelouse de graminées remises à la mansuétude du vent et de la rosée les silhouettes éparses d’autres groupes attardés, arrondis de besaces et pointus de parasols, se détachent dans l’arrière-fond des dunes, – et tous remontent laborieusement la longue plage, en chenilles processionnaires composées d’un nombre varié de segments — un membre divague sur le terrain grignoté d’ombres, on essaye de garder les enfants propres mais le petit n’a de cesse de se rouler dans le sable — jusqu’au point où les chenilles tâtillonnes s’extraient du crépuscule et convergent vers le parking

                                                             où, dans le contact avec le plastique et le métal des véhicules, sommées de reprendre leur consistance quotidienne les créatures légères de la journée, les êtres de vent et d’eau qui s’étaient crus greffés au bleu du ciel revêtissent, pour prendre le volant, la morne casaque de l’ordinaire

(on aura encore la ressource de rouler lentement sur la digue entre les eaux jumelles, de s’enivrer encore un peu du sel de l’air, d’envier l’accointance des flamands et des cygnes, des chevaliers, avec le menu gibier des eaux pourpres, et les ombres tutélaires qui lentement se lèvent d’entre les salicornes pour prendre possession de la nuit. Il s’évidence que des esprits anciens sont résidents de ces lieux, et qu’il les leur faut restituer à l’heure de l’abolition vespérale, de la tombée de rideau des affairements diurnes

Dans la distance et le soir les petits bâtonnets noirâtres qui figurent les pêcheurs espacent la semblance, irrégulière et vestigiale, d’un propylée antique. Entre leurs colonnes rongées de temps et de nuit des ombres diffuses rampent et se condensent

Pêcheurs devenus êtres intermédiaires, à cheval entre la terre et l’eau, entre le présent et le passé – le visible et l’invisible –, à demi confondus eux-mêmes dans l’attrition des dernières lueurs

Qu’entendent-ils ces commissaires de la nuit? Quels sels tisonnent-ils aux flammes dernières de l’océan ? Quels secrets exhalés par la bouche ronde des poissons ?

Quant à nous l’instant propice et vacillant d’une révélation est déjà passé – s’il fût jamais

Et sombrent aussi les hommes de poisson, absorbés par l’effacement

Signes désormais réunis à l’indistinct de leur objet

(Lumière de ténèbres, entre les eaux)

XIV

Le parking, tête de pont de l’envahissement l’humain, ne renferme plus que du vide dans son enclos irrégulier et incertain, sauf, émané ici où là de l’obscurité du sable humide, le halo géométrique de quelque véhicule abandonné à l’enlisement (des campeurs illégaux doivent nicher quelque part immolés à l’obscurité, tentes et corps et biens hors d’atteinte de la maréchaussée, sinon de la marée)

Désertée, la vieille grève latine, dans sa robe de lune, ses relents de garance et de garum réveillés par l’humidité du soir (embouchure proche d’un fleuve tumultueux) occupe tout l’espace de lune blafard de sa présence luminescente, femelle, hantée

Et la vision est presque perdue, à l’heure où les ombres des hommes se perdent dans les ombres des dunes ? D’ouïe, par contre, qui sait tendre la terce oreille entend que des voix naissent sur la basse rive, à l’émulsion de l’écume et du sable : échos de voix anciennes, apaisantes et tranquilles, à qui l’on se confierait comme à des fantômes chers

Voix de centurions lotis au soir de la carrière, conversant à la brune sur le rivage pacifié… Ingénieurs militaires et civils… Arpenteurs municipaux, architectes mandés d’outre-montagnes… Villégiataires, sybarites portés à dos d’hommes, grands délirants à la recherche de tellines, mareyeurs, paludiers, marins-salants — ouvriers de deux mille ans défunts dont l’industrie fit ce monde d’eau et de sel, donné de main en main

XV

Claque l’ultime portière – c’est la nôtre -, la lunette arrière s’éclabousse d’un bouquet attardé de lucioles nostalgiques, nous laissons à leur concert et à leur paix les esprits du passé

Autour de nous dans les marais se consomment par milliers les noces grouillantes de la vie giboyeuse d’écaille avec les becs et plumes prédatrices, mais nous n’en discernons plus rien, ne faisons que les deviner

Avant la largesse des eaux fluviales la route de mer s’incurve et tourne devant le portail où sont les chevaux blancs

De plusieurs vérités pressenties ne subsiste bientôt plus que la perte, absorbée en goutte de lumière noire, au point focal du rétroviseur

                    et, dans l’habitacle saturé de sel, les peaux délicieusement odoriférantes, cuites d’iode et de soleil

(et clémentines, et cookies au chocolat)

A notre rebours des condensats de brume noire descendent vers la mer : les moutons laineux du temps, à la pâture de la rive nostalgique ?

Notre mémoire comme la mer s’ourle déjà d’une écume qui ne lui est pas propre : la vague à sa lèvre nous aura sussuré son secret, et instillé le goût sauvage d’un air libre, chargé de mer, paradé de chevaux sauvages et poinçonné de flamands roses

Et la conscience se découvre ouverte jusqu’aux étoiles du ciel — nacelle suspendue à la substance de l’indifférent Lécheur de Siècles

XVI

Peut-être n’étions nous que des masques peints sur le collage du ciel

Et nous passerons en lambeaux de nuages qui ne furent que formes de vides, jeux d’air et de vent

Mais ces gestes que nous avons été, ces instants marqués, signés, de notre beau souci, ne passeront pas

Scellés aux écritures du ciel

(Tes bras qui enserraient une assurance sans fond, ton rire tendant l’arc de l’instant, l’immense innocence de ta petite poitrine pour qui la mer n’était de trop)

XVII

Il est dit-on dans les grands fonds des êtres qui portent leur espoir sous la forme d’une lanterne

Appendice constamment balancé au devant de leurs yeux, dont la perte tragique les conduirait à une obscurité sans retour

Tu m’es, mon petit, cette grande lumière constamment devant mes yeux

Que je porte tout en la suivant

Et j’espère que lorsqu’il me faudra quitter définitivement le jeu – lorsque viendra la vague finale, l’essentielle –, tu n’auras plus besoin de moi

Et que je pourrai couler, sans regret, dans le grand fond sans retour.

J’aurais aimé laisser ici haut une lumière pour toi sur les eaux —un sillage, les traces éparses d’une chevelure de comète

le clignotement, quand bien même lointain, d’un phare

Mais je n’en ai pas trouvé

Il te reviendra d’inventer, de chercher, seul, non pas, peut-être, mais plein à ton tour

Du songe des morts (leurs attentions passées), des injonctions des vivants

Et des lueurs de marbre de l’énigme sur la grande chose verte

(XVIII)

(Dans cette tuerie répétée et hilare, jamais je n’ai douté de son amour)



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CAPC, Bordeaux

Le cœur vide comme la nef de ce temple de pierre taillée qui fut voué au commerce. On fait bonne figure à la vie, mais en vérité rien n’importe que cette cavité vitale qui n’est ni dans le corps, ni dans l’âme, mais à un défaut des deux (et qui échappe au dire, qui fait crouler le dire sous un fardeau métallique et noir de négativité et de mensonge).

Il n’était sans doute autrefois besoin d’éclairage pour les piles de boucauts et de sacs appuyés contre les colonnes : raison pour laquelle le dallage inégal et usé continue à ne luire de nos jours que d’un faible songe de lumière tombé de pâles ouvertures qui flottent très haut entre les galeries. L’espace est grand et invite au recueillement là où criaient des portefaix et sans doute supputaient des marchands, les bénéfices futurs.

Les autorités ont décidé de donner le lieu aux bribes impuissantes et aux épaves de sens qui font office d’art dans des milieux ésotériques et adeptes de la respiration sans oxygène. Pourtant un artiste sud-américain (Naufus Ramirez-Figueroa) n’a pas oublié le monde, et a répandu dans des trouées de lumière hasardeuses, incoïncidentes des éclats de scènes qu’elles révèlent, une tératologie de formes humaines blanchâtres excrûes de cacao, indigo, bananes, minéraux, et de toutes les nouveautés coloniales qui frappèrent les imaginations des hommes voués à l’âpre ascension des océans vers les horizons de fortune.

Ainsi rempli de ces échos historiques, l’hémisphère du monde se noue à l’hémisphère de ma pensée, j’habite de nouveau, pour la durée de ma visite, la conque d’un espace intérieur où mon rêve s’approfondit de siècles et de peuples : déplacement imaginaire par lequel s’adoucit le néant qui me creuse.

(Sinon au centre ne se tient-elle, non manquante…)

Que celui ou celle, porteur/porteuse souffrant(e) d’un vide intime, qui n’a jamais cru voir se former à la lisière de son désert le mirage de l’amour, que celui ou celle-là me jette la première pierre.

Car une femme noire, que j’imagine haïtienne, est je crois entrée à l’autre bout de la nef ; elle se tient dans la pénombre et hésite devant les îlots maléfiques de lumière. Rampant sur le sol de l’ancien entrepôt colonial, la lumière dessine des fuseaux luisants sur ses jambes noires ; et la corolle légère d’une jupe rouge dans l’ombre où se perd l’étamine des jambes ; et au dessus de la corolle et retranchée dans une obscurité qui ne laisse accès qu’au désir et à ses facultés divinatrices, s’épanouit l’altérité, la fleur d’une autre pensée…

La femme pivote sur ses jambes et semble-t-il renonce à affronter le mal triomphant dans les îlots de lumière crue — où se commémore l’hybridation de sa race aux produits commerciaux de l’homme blanc —, à moins qu’elle ne le dédaigne —, elle pivote et se dérobe et emporte avec elle son univers, me laissant dans la solitude du vivant. Le fil d’Ariane irrésistible, l’attrait d’une effigie merveilleuse, les effluves électriques d’une autre pensée entée au dynamisme d’un corps, enfin la folie irrémissible attachée à ma solitude éternelle, m’entraînent au sommet d’un grand escalier où dans la même pénombre que celle du rez-de-chaussée, s’ouvre un autre labyrinthe ; sur le sol des objets brisés, une échelle, des douilles d’obus rouillées ; aux murs ad nauseam des motifs d’éponge ; les bruits des pas se perdent aussi dans un silence spongieux ; des ouvertures multiples ouvrent sur d’autres espaces, sur une terrasse déserte coupée d’un chemin d’ardoise ; à travers un grand nombre d’embrasures j’aperçois la femme noire dorée par la lumière d’or d’une pluie de papillons dorés — Simon Hantaï : les papillons s’avèrent avoir nervures de feuilles d’automne — la femme orangée parle avec un très grand homme noir ; je pousse ma lividité à travers les salles, suis aveuglé par le rouge abrasif de néons de Jenny Holzer ; sur deux salles pendent drus, comme des ex-votos, comme des saucissons, des reproductions démesurées des organes du corps humain ; sous la ligne de flottaison des cœurs et des foies je ne fais toujours qu’entrevoir les jambes en mouvement de la femme noire, de la femme orangée, de la femme parcourue des reflets indigos, des reflets verts, blancs, jaunes, d’autres Hantaï ; mais le labyrinthe se ressert vers l’aboutissement d’une pièce finale, ce labyrinthe qui a la forme du sexe de la femme que je vais retrouver dans cette dernière pièce… Il me faut encore traverser une salle à la piété recueillie de chapelle, où une autre femme, à la mise recherchée et excentrique, aux lunettes carrées de critique d’art ou d’universitaire, est absorbée dans la contemplation d’une vidéo montrant un homme mange qui lentement face à un mur ; puis dans un dernier coude le polyptique d’Annette Messager emplit de lèvres de pubis de vulves de nez de poils de sexes érigés ou flasques, tout mon champ visuel ; enfin après ce dernier coude il faut, il faut car la logique l’impose, il faut car les lois de l’espace imposent, il faut que je me trouve face-à-face avec la femme entrevue porteuse, comme une voile noire, comme une chevelure démesurée, de cette belle altérité qui me délivrera du Moi, qui me délivrera du Un, cette femme dont je parcours depuis toujours le sexe labyrinthique ! Je passe le dernier coude courbe comme un vagin, et derrière le dernier coude, derrière il n’y a rien, rien autre qu’une salle où pourrit dans les angles un temps languissant : salle de néant où se tient coi le vide, où sur les murs éteints Nan Goldin montre encore les troubles noir-et-blanc d’une jeunesse morte depuis longtemps… Un instant je crois voir qu’un fantôme d’araignée jette son ombre sur le pavage nu… mais non, c’était le souvenir — Louise Bourgeois — d’un autre lieu, d’un autre musée, d’un autre temps que ce temps pourrissant… La spirale est toute à reprendre, en sens inverse, en temps inverse… En sens inverse je croise, face à face cette fois, la femme au visage carré, aux cheveux ras, aux lunettes carrées de critique d’art de Bâle ou de New York, la femme me jette aux yeux un regard perçant où je lis l’invite, brûlante et luxurieuse, de partager avec elle la contemplation de cette vidéo où un homme, éternellement, mange devant un mur, seul.

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Dors meurs : vêre brisé !

La Bibliothèque Des Sables

Wifredo LamRéveil en étoile.

Je verre brisé du songe.

Au réveil, le dormeur se fragmente sur les arêtes irréconciliables de son rêve.  Alpes, aiguilles ensanglantées, il ne sait plus où il est, et lutte pour se résorber dans l’oeil bigle du moi. On se hâterait d’oublier tout ça, à quoi on préfère une belle histoire bien ficelée.
La bluette oraculaire bien ficelée, les romantiques l’ont reçue en grande pompe, en fanfare, comme aux portes de nacre de l’aéroport, sous le panneau « arrivées ». Ils ne franchissaient pas les limites de l’incohérent.
Les surréalistes, quand bien même étonnés des conflagrations inconscientes, continuaient à traiter celles-ci en objets exotiques, que l’on disséquerait sur la table de travail du sujet.
Proust, finalement, lorsqu’il ouvre la Recherche par des considérations sur le sommeil et les songes, est peut-être le plus juste, dans l’évocation de la perte du sentiment d’identité, la confusion du sujet avec les objets…

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Carte postale atlantique

28 degrés, mais fragiles, on sent encore les soubassements de l’hiver dans l’ombre des arbres… Je déjeune au bord de la piscine d’un hôtel, près de chez moi : vigies irrégulières des palmiers dépenaillés, certains très grands, et chants d’oiseaux ! par myriades ! L’ombre d’un unique nuage tombe précisément sur la cime d’un bougainvillier habilement taillé en boule enflammée de pétales, ou en poing fermé, mais quoi qu’il en soit cette ombre crée une concentration de sa substance sous l’occiput de l’arbre, comme une sombre délibération prête à exploser en action effective ou au contraire, réprimée, à détruire son substrat par une intensité inconsommée… Toujours les arbres me sont apparus comme des images de notre pensée, leurs synapses ombrageuses un beau symbole des ramures obscures et compliquées par lesquelles elle se dévoile, partiellement, à elle-même… Les oiseaux se posent sur le bord de la piscine pour en boire l’eau, et je bois du vin frais en mangeant des filets de lotte : j’attends mon ami de Tunisie.

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Pré Non

Les grandes marées t’amarrèrent-elles, elles ont détruit le mur qui se voulait durer toujours les maisons sont plaquées en or de larmes et lovées dans les alvéoles du vent sont les fleurs douceâtres des propos de l’été les roses exacerbées brûlantes versatiles de l’automne
Sur les dunes où les bouches échangeaient à pleines lèvres des mots de sable l’espoir dévie en lacet la sente immense des mouvantes thuyas
Et sur les cimes de la tempête crient les mille voix d’émoi en toi et le Larsen des âmeshurlantes dans les flots de draps blancs
Et le vent a semé encore s’il est encore possible de semer des millions de sauterelles
Le jour a d’ailes autant que d’anges chus

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Sous l’océan de mémoires (retour en Guadeloupe)

Aire de vie

Durant l’attente des bagages, ce geste redevenant automatique, dix ou douze ans plus tard, de relever la tête vers les baies vitrées de l’étage supérieur, pour voir qui t’accueillera, et tu réalises que ce même corps, ton corps, a été cinquante fois peut-être dans ce même aéroport, avec à côté de la tienne la tête blonde et les yeux verts de S.

Inattendues, ce sont d’abord des saveurs qui te reviennent. Dans l’avion le jus de goyave sur le plateau des rafraîchissements, et la bouteille de rhum Damoiseau, qui passe sur le chariot à la hauteur de ta tête, s’impose venue d’un lieu improbable, du passé, avec l’évidence d’une bouteille jetée à la mer pour témoigner d’un temps antérieur. Et sur la route de Saint-François ce sont les arbres du bord de la route, mais chaque arbre est aussi une saveur : un papayer, un arbre à pain, des cocotiers, des arbres-du-voyageur… Le bois-côtelette pour faire les haies (n’a pas de goût)… Les mots pleuvent en pétales dans ton esprit depuis tu ne sais quel ciel de la mémoire… Dans l’embouteillage tu achètes un assortiment de crêpes de manioc — goyave, chocolat, coco — délicieuses… tu découvres que tu peux expliquer à ta famille ce qu’est la farine de manioc, et les platines, et que tu comprends le créole du vendeur… Les lieux indiqués sur les panneaux : qu’es-tu jamais allé faire à Bellevue ? Et sur la route des grands fonds ? Pourtant tu te souviens d’une maison… Et où avait-on loué le studio pour la danse ? Il y avait aussi un homme, quelque part, qui avait parfumé un rhum en y plongeant une langouste vivante…. Et le panneau d’Honoré le Roi de la Langouste n’a pas changé… Tu as mangé de l’espadon grillé dans ce restaurant de l’Anse Bertrand… Les étrangers vus au travers des vitres mouillées par la pluie ne te sont pas étrangers, pour un peu tu pourrais deviner ce qu’est en train de penser cette femme qui attend le bus sous un parapluie…

Tu prends de l’essence en maillot de bains à la station service. Au dîner il y a des boudins de lambi, et tu te rappelles que tes deux plats préférés étaient la fricassée de lambi et le chatou (aussi apppelé zourite ? ou zourite était-il le nom utilisé à La Réunion ?)…

Au matin les longues piques de soleil qui hachent géométriquement la terrasse, les gazouillis des enfants et des oiseaux autour de la piscine — les oiseaux-sucriers entrent dans la cuisine et tentent de picorer l’ananas — les grands auvents d’ombre sous lesquels on se réfugie…

Ton premier désir est de renouer avec l’océan. Il te faut marcher dans la forêt, dont tu retrouves les clairières vides et les trésors dérisoires ou mystérieux — maison abandonnée, une ruine marine, une barque saintoise tirée au sec sur des filets de pêche en lambeaux, un gilet de sauvetage — et le disparate des végétations grasses et sèches, parfois rases parfois hautes et denses et ne laissant qu’à peine pénétrer la lumière au fond du chemin ; les sensitives sont toujours là qui referment leurs touffes lorsqu’on les effleure.

Un homme très noir longiligne et beau se baigne nu avec sa famille — compagne aux seins nus attentive aux ablutions d’un petit garçon. Tu plonges avec étonnamment de facilité sous la coupe de la mer. Pas plus d’une dizaine de mètres cependant, tu te méfies de cette euphorie. Mais la mer t’accueille de l’intensité de ses ondes, de tous ses signes puissants. Tu te vides de ton air et tu t’assois sur le fonds sous-marin, tu pourrais y demeurer il te semble. Tu nages à l’envers, suivant des yeux le miroitement infini de la surface, le monde supérieur — celui qui t’a donné naissance — diffracté dans la captivité des myriades d’yeux de l’océan. Ton dos brosse gentiment le sable alors que tu nages à l’envers. Tu te retrouves dans une nasse de rochers coupants qui montent en stalagmites dentelées jusqu’à la surface qu’ils transgressent en écueils, tu dois retrouver ton chemin sous l’eau dans un labyrinthe baroque de roches déchiquetées en formes menaçantes et fragiles. Il faut avoir vécu, ici ou ailleurs, la puissante étrangeté du monde naturel, pour recevoir l’effroi de récits d’aventures tels que celles d’Arthur Gordon Pym. Et Saint John Perse t’a donné les clefs esthétiques de ce monde sublime, qu’il n’a probablement jamais contemplé.

Des cathédrales de lumière coalescent dans l’eau, formées de la seule infusion torrentielle de la lumière solaire.

Au retour la forêt s’assombrit progressivement, de petits animaux portent leur coquille au travers du sentier : comment avais-tu pu oublier ce monde autre, ce monde de bêtes et de plantes, dont tu es part ?

(De même sur ton toit au Maroc l’extraordinaire grondement, le tremblement orgiaque de la lumière solaire — poses son doigt sur le pouls de la nature et tu communieras avec des puissances éternelle ; brûlent, les scories de tes existences)

À Sainte-Anne, dans tous les dégradés du bleu et de l’écume, l’impression de nager sur la palette d’un peintre fou.

Les oiseaux sucriers sont entrés dans le salon.

La nuit ponctuée du sifflement des grenouilles et des vols de chauves-souris, la nuit est vivante.

Au soir un palmier, devant un réverbère, anime toute une rue d’un défilé d’immenses ombres contrastées, balayées par le vent.

Je crois que tu aimerais ce pays. Bien qu’on y marche sans soulier.

(Décembre 2016)

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3 Commentaires

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Lumière baroque

Nous sommes tous les deux assis, la vie passe je ne bougerai plus de ce salon. Je veux fermer sur toi mes grands yeux tristes ; laisser passer les ères et les éons, laisser crouler les mondes ; un jour, lorsque tout sera oublié, se désoffusqueront mes globes oculaires et je te retrouverai intacte, à peine inquiète; ton image tremblera comme une eau qui frémit dans le lever hydraulique de mes paupières fébriles.
Ta beauté, ta beauté est si belle que je veux t’observer au périscope, en immersion dans cet instant éternel, cet instant qui n’a pas de sens, pas de fin et pas de prix.
Tu souris, tu n’es pas tranquille. D’énormes lunes silencieuses nous rongent nous dissimulent l’un à l’autre, puis toujours la coupe majestueuse de la lumière nous restitue dans un rugissement de photons.
Je ne laisserai pas l’obscurité se faire sur toi, mes yeux tourneront comme des phares, qui te balaieront d’une lumière tubulaire, la même lumière qui la nuit dans la tempête guide les navires vers les récifs naufrageurs.
Je te sauverai de la nuit par intermittence.
Mes yeux mes yeux d’automates cliquettent tout autour de toi, sans fatigue ils s’ouvrent et se referment, pivotent dans leurs orbites, pleurent et s’éjouissent, toujours ils se relèvent et montent une garde vigilante autour de toi.
Mais tout cela a beaucoup duré, le monde est flamme, le monde est neige qui tombe doucement en chantonnant dans l’obscurité. L’éclair arrache de la nuit l’image en noir et blanc de ton visage — telle, une star du muet à l’affiche sur les colonnes du ciel.
Tu tournes ton visage, tu me souris j’ai peur, la lumière tourne trop vite, je ne parviens pas à respecter ton intégrité, dans la lumière stroboscopique qui te découpe tes yeux se font suppliants, incomprenants, de cette cruauté
Ils vacillent, ils partent
Mes yeux sont rivés aux tiens comme des ancres et leur disparition m’entraîne dans le fond de la nuit — où irai-je donc alors ? moi qui n’ai existé que dans les déchirements de ta lumière ?

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Braque

Georges Braque OiseauLa couleur en haut de la dune !
La couleur que nous avons cherchée.
Le chemin a été plus long ou plus court, c’est selon. Les véhicules abandonnés dérivent dans les clairière de l’arrière, compagnons des pensées oubliées du soir.
Bien peu ne pèse, dès lors.

En haut de la dune s’amasse un grand oiseau mervillon. Ses ailes effilées comme des haches barbares, soupèsent des galettes de ciel cramoisies, cuivrées et rondes comme des cymbales
(la peinture, congère de matière sombre, quasi fécale, où scintillent des escarbilles comme des étoiles filantes — écharpe les ailes en longs délinéaments qui s’enfoncent dans la splendeur du couchant);
le bec est tendu comme la flèche de l’espoir, sec comme une agonie, ivre comme la liberté; l’oeil, panique ou inexorable, n’est qu’une bille, incertain comme peuvent l’être les minéraux reclus dans leur mutisme.
(Silence et paix sur l’horizon, comme la nuit où circulèrent les B29, Enola Gay)

L’océan tranche la nuit écarlate de son fil imperceptiblement sinueux et avec la lune immense se comble la vision du songeur sur le divan. Les  espèces sont massives qui se rencontrent, et immiscibles ne laissent de place qu’à l’écartèlement.

Plus rien ne pèse, dès lors. C’est un grand fardeau qui nous est retranché.
Le chemin aurait pu être plus long; il ne se mesure que de lui même.
Un vieil homme, en haut de la dune, se dévêt devant l’océan; il décide d’entrer dans la demande de l’horizon.
Il reconnaît que ce fut sa plus constante passion.

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Ouverture solennelle d’un melon

Munari, Nature morte au melonLe couteau hésite devant la brèche à opérer dans ce petit monde clos, grave et recueilli, que l’oscillation insensible, pondéreuse et lente, de ses pensées, par le déséquilibre de son assiette, emporte en minutieuse révolution autour du disque d’émail blanc et luisant grassement.

Le couteau hésite suspendu aux cimes du hasard, et pour nous prend figure allégorique du risque de vivre. Trancher la concentrique maturation du paisible univers, sa méditation — mettre à jour le centre grenu et séminal, l’explosion sourde des pépins — nous relèvera du doute — cet encens délicieux — et nous délivrera:
soit l’apothéose de l’été, la fructification sirupeuse et odoriférante, sous le soleil d’une nature vouée au sucre de nos plaisirs (craquements de joie des formes succombant sous l’abondance des sèves, giclure diaprée des sucs, couchants écartelés entre la terre qui fume son repos de génitrice et les colonnes rougeoyantes du ciel — tout s’entend, tout se sent, tout se goûte et tout se confond dans l’extase généreuse) — monde où la mort n’est que le retour à la germination, la juste rétribution des éléments précaires qui un instant nous avaient constitués, où elle n’a pas d’existence, en somme, pas plus de sens qu’une vie qui s’en dépareillerait
soit le terne moral de la déception, de l’attente toujours frustrée de son accomplissement, désabusée par avance de la calcination des espérances — monde minéral, pétré, plombé, sans surprise, insipide, éteint, où la mort est presque espérée qui renverra au néant et au repos ce long calvaire, cette farce lugubre, de l’échec et de la résignation.

J’ai tranché, j’ai goûté, le petit coin orangé m’a révélé son effluve et la nature de sa sacralité.

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