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Coronablog 6 : Waubaushene, morne plaine


Huit heures d’avion sans voisin, presque sans voir personne. Je m’en contentais, mes émotions se décantaient. De toutes façons depuis des jours, depuis bien avant d’avoir réussi à embarquer dans cet avion, j’avais les nerfs à fleur de peau, toute interaction m’aurait été pénible.
Paradoxalement — bien que le confinement enveloppât de sa causalité le mélange isolé d’angoisse, de dépression, de confusion mentale et de tension nerveuse dans lequel je m’étais retrouvé plongé — le rapport avec autrui, que j’aurais dû ardemment souhaiter, était devenu un pharmakon ambigu qui provoquait la maladie lorsqu’il disparaissait, pour l’exacerber lorsqu’il s’offrait à nouveau. Sur l’aile de circonstances énormes qui me déracinaient de mes habitude et de mon quotidien, et dans lesquelles je ne pesais rien, j’étais retourné à une sorte d’état monadique, où autrui était un manque autant qu’un désagrément, une silhouette aporétique tremblante au bout du tunnel du Moi. Cette évolution n’avait rien de fortuit, elle correspondait à une régression vers une manière plus ancienne de moi même: à l’approche de mes vingt ans, je nourrissais la suspicion angoissée que tout, après tout, ne soit qu’illusion; étaient de même congédiées, avec le monde, les apparences peu convaincantes de mes semblables; l’attraction logique du solipsisme me faisait anticiper une solitude irrémédiable.
Parfois j’espérais me réveiller dans le vrai monde. Une série d’expériences extatiques probablement de mauvais aloi scandèrent ces fantasmes en me transportant dans des états où, hors du temps, en surplomb de l’être, tout mystère résolu et apaisé dans une contemplation omnisciente, je trouvais une paix supérieure, à quoi rien ne pouvait se comparer. Ces extases ne se renouvelèrent que deux à trois fois (je ne m’en souviens plus exactement), mais durant une année et demi elles eurent pour effet de marquer du sceau de la nullité et de la déception le reste de la vie. Durant ma Maths-Sup, le prof de Français utilisa un jour le mot « solipsisme », et posa la question apparemment saugrenue « est-ce que quelqu’un est solipsiste parmi vous? » Il nous méprisait presque ouvertement, nous scientifiques obtus, et je crois qu’il souhaitait surtout nous humilier en nous posant une question que nous n’avions pas le vocabulaire pour comprendre. J’avais levé la main, je connaissais le terme correspondant au vertige rationnel difficilement réfutable qui m’affligeait ; le prof eut l’air étonné puis me dit, gravement « eh bien je vous plains ».
(Il y a peut-être un lien, qu’il faudrait explorer, entre le solipsisme et l’étude qui occupait à l’époque la majeure partie de mon temps et de ma pensée, celle des mathématiques: recherche de certitudes hors de la matière, projection dans un autre monde architecturé par des structures abstraites, celles-ci également enchaînées et conditionnées par des séries de proposition et d’équivalences… Une apparence de circularité parfaite dont on sait depuis Gödel qu’elle est vouée à l’échec mais qui néanmoins se développe comme une alternative crédible face à toutes les incertitudes et fragilités de la chair…)
Ecrivant ce blog afin d’explorer et partager le constat que l’évènement (la pandémie, les confinements) par son choc révèlent les lignes directrices des personnalités, les histoires persistantes empreignant le présent, les continuités narratives de longue haleine sous le brouillard verbal – comme une veine de minerai, après avoir été exhumée et dépoussiérée, soudain sinue étincelante au grand jour d’un terrain informe – je me rends compte que ma difficulté à me concevoir hors du présent est sans doute fruit de ce doute de jeunesse (mon doute, « amas de nuit ancienne »…) devant la véracité du monde: à tout moment l’afflux de mes sensations est bien présent, mais que reste-t-il du monde qu’il est censé révéler, lorsque son prestige s’effondre dans le temps ? et avec lui toutes les structures pérennes du moi ? Il en reste des aboutissements narratifs, des histoires qui ne peuvent être réécrites, des mondes futurs restés possibles et d’autres devenus impossibles…
Ce doute de l’existence d’autrui et même de la réalité extérieure s’était dissipé vers la trentaine, comme je m’en rendis compte un jour en Guadeloupe lorsque, retournant chez moi en voiture après une séance d’analyse, dans un virage la réalité me sauta aux yeux. Rien n’avait changé, mais j’avais trouvé la foi. La foi en un réel extérieur. Il s’agit bien d’une foi, compte-tenu de l’impossibilité logique d’établir l’existence d’une réalité extérieure stable. J’étais devenu croyant ; croyant de pas grand chose peut-être au regard des minutieuses certitudes des croyants religieux : je m’étais finalement mis à croire au réel. (Croyance qui est peut-être une nécessité, sinon logique, en tout cas pratique, pour continuer à vivre sans sombrer dans la folie). Pourtant, avec le confinement, cette foi s’était effritée, la vieille fissure solipsiste s’était rouverte en moi. Et avec elle une immense fatigue à devoir composer avec la présence spectrale et souvent contondante d’autrui. J’ai aimé l’avion vide. J’ai aimé la quarantaine dans mon petit chalet de location, à l’embouchure de la rivière Coldwater.
(Pour les initiés à la Guadeloupe, le virage où j’ai trouvé la foi dans le réel était le virage des poulets dans le bourg de Vieux-Habitants… Le fumet de ces poulets et de leur sauce chien, qui imprégnait l’intérieur de la voiture même lorsqu’on avait essayé de ne ralentir que juste assez pour prendre le virage serré sans finir en tonneau dans les poulets, laissait peu de place au doute existentiel !)
Pprès les premières heures dans l’avion, et le film, je retrouve une sorte de paix. Plusieurs fois, transporté immobile dans la nuit, je pleure, ni de bonheur ni de malheur, mais parce que je vais enfin vers un horizon de sens. Comme j’avais accumulé beaucoup de retard dans mon travail, je m’emploie durant le vol à commencer d’écoper cette eau d’une barque professionnelle prête de sombrer. La pression du travail, transféré en ligne, n’avait en effet jamais cessé, alors même que le monde autour de nous ne résonnait que de peur et de drames, et que les barrières relevées aux frontières nous séparaient les amis, les parents, les enfants, sine die. Il y avait un abîme entre d’une part les ébranlements venus d’un monde en recomposition sur d’autres règles, d’autres modes de vie, et d’autre part une exigence de business as usual. J’essayais d’assurer chaque heure de mes services, mais quel soulagement lorsque le médecin m’avait dit « voyons! si vous n’en pouvez plus, nous vous ferons un arrêt maladie ! »
(Impératif de rester humain, envers soi et envers les autres, invisibles, dans la solitude. Durant les semaines suivantes quel que fut mon manque de temps, je m’accordais et de prendre des nouvelles de mes parents et amis, et de lire de la poésie au début de chaque journée. J’avais une anthologie de la poésie en langue anglaise. C’est ainsi que j’ai découvert Beowulf, et que j’ai pu admirer, flagrantes dans leur expression, les racines nordiques et germaniques aux sources de la littérature anglaise.)
Les heures apaisantes du voyage, bercées par le ronronnement du moteur, s’étant trop vite écoulées, j’ai aperçu enfin par le hublot le profil peu amène de Toronto, du côté qu’il se découvre à l’approche de l’aéroport: entrepôts, étagements d’échangeurs routiers, installations aéroportuaires sans forme, lotissements et terrains vagues, quelques grappes isolées d’immeubles récents ou en construction (le skyline vu des îles, sur le lac, a bien plus d’allure). En mars l’hiver au Canada est à peine finissant, il faisait froid, on voyait encore, sous un ciel bas et sombre, les plaques de neige urbaine sale qui n’avaient pas fondu.
Toujours en partie en proie à la sorte de court-circuit cérébral qui depuis des jours et des semaines m’empêchait de me concentrer, je n’avais pu travailler que peu efficacement, or dès le soir, la nuit en fait, à 2H du matin précisément, du fait du décalage horaire, je devais être installé et prêt à reprendre le travail en ligne, dans un endroit encore inconnu au bord du lac Huron, après trois dernières heures de route portant la durée totale du voyage à 16 ou 17H. Nous atterrîmes, j’étais arrivé, il fallait d’abord se concentrer sur les étapes prochaines, l’une après l’autre : méthode cartésienne mais aussi effort de concentration nécessaire pour que ma confusion des dernières semaines ne me fasse pas commettre d’erreur ou d’oubli: il restait plusieurs étapes organisationnelles à surmonter, d’où le besoin de n’avoir à l’esprit que la difficulté la plus immédiate, et de ne pas commettre de faux pas. (L’Ontario venait d’annoncer de nouvelles restrictions aux frontières et de fortes sanctions — jusqu’à 1 millions de dollars et 3 ans de prison – à l’encontre de qui ne respecterait pas sa quarantaine obligatoire.) La première de ces étapes était, évidemment, d’être admis dans le pays !
Au contrôle des passeports je reconnais la même jeune femme indienne qui m’avait mis dans la mauvaise file, lors de ma dernière venue dans le pays, quelques semaines plus tôt (semaines brèves mais durant lesquelles il semblait qu’un monde nouveau avait remplacé l’ancien). Cette fois, à mon arrivée, la salle est presque vide. J’attends derrière un homme qui a l’apparence d’un gentleman intellectuel quelque peu usé et me rappelle un ami de Toronto. Lorsque vient mon tour un jeune policier me pose quelques questions, dont certaines ont un air d’intimité et presque de curiosité bienveillante, mais font peut-être, qui sait? partie d’un arsenal destiné à discrètement tester la bonne foi des arrivants : comment avais-je rencontré mon épouse canadienne, quelles sont nos activités respectives de part et d’autre de l’Atlantique… Il me rend mon passeport, « bienvenue au Canada », me dit-il, avec un accent qui réveille les souvenirs des trappeurs français partis du Québec, qui les premiers explorèrent les grand lacs et y laissèrent des toponymes de vieille langue françoise – Detroit, Duluth, Des Moines, le Grand Portage – et souvent leurs os… En entendant cet accent je me souviens aussi de dîners au pub à Ottawa avec ma femme et mon fils, devant des rangées d’écrans retransmettant le hockey, tandis que nos voisins de comptoir – sans doute un prof et son étudiant de thèse – sont absorbés dans leur conversation en Français, au sujet d’une période obscure de l’empire romain… Au milieu de ma rêverie, de mes retrouvailles mentales avec le bilinguisme du Canada, on m’oriente vers une autre salle, un autre circuit nouvellement organisé, propre aux voyageurs arrivant des pays à risque, comme moi. Je me retrouve devant un comptoir et un autre jeune homme, muni d’un uniforme différent, lequel rappelle celui des rangers américains qui vous informent à l’entrée des grands parcs naturels… Je dois cette fois montrer plus de document, expliquer comment j’ai planifié ma quarantaine; le ranger semble soucieux de ce que je ne m’approche pas trop de lui pour parler, malgré mon masque et le panneau de plexiglas qui nous sépare. Enfin voilà que tout est en règle, il me fournit quelques information point trop stressantes sur les modalités de la quarantaine, et je suis autorisé à rejoindre le circuit normal, de toutes façons presque désert, des voyageurs entrant dans le pays. Je retrouve ma valise et je sors dans le hall d’arrivée désert, tout est fermé ici aussi: cafés, magasins… Personne n’attend personne, les quelques voyageurs sortis en même temps que moi se dispersent, je m’assois sous la nef de métal où résonne le silence, sur le premier siège que je trouve devant les portes d’arrivée – tous les sièges sont libres – pour contacter ma belle-famille indienne, savoir où en sont les choses, préciser la suite des opérations. Je n’arrive pas à les joindre tout de suite, j’attends dans la solitude. De rares employés en uniforme passent. Puis un étonnant duo de deux femmes orientales démasquées, très grandes, à l’élégance et au port de reine-mages, qui juchées sur de très hauts talons s’éloignent vers le mystère de leurs vies… Plusieurs couches d’irréalité se conjuguent et interfèrent : la situation générale, cette vision incongrue, le tremblement habituel des sensations dû au décalage horaire, la fatigue qui rend plus poreuse la séparation entre monde intérieur et monde extérieur… Je parviens à joindre la famille, l’émotion m’étreint en les entendant, ils sont si proches maintenant, cependant je ne pourrai pas les voir ce jour, et surtout pas embrasser mon fils, nous ne voulons prendre aucun risque, ni sanitaire, ni légal, et même les voisins du quartier pourraient s’inquiéter de ma présence si elle durait, tant la peur règne dans la ville, me dit-on…
Une file de taxi est à l’attente au long du trottoir noir et glacé… La cordialité initiale du chauffeur pakistanais ou bangladeshi se refroidit lorsque je lui dis d’où je viens; les yeux subitement assombris par l’inquiétude il se hâte de remonter le masque replié sous son menton. Derrière moi aucun autre autre client pour la file de voitures noires aux formes massives et arrondies. Nous partons pour la maison où vit mon fils, dans la « Junction », c’est proche. Quelques minutes plus tard, du porche de la maison je vois mon garçon au chaud derrière les bow-windows du salon; il me montre un jouet qu’il doit tout juste avoir reçu. Excité il sort brièvement sur le porche, en chaussettes sur le sol de bois, mais sa mère lui explique qu’il ne peut pas m’approcher aujourd’hui, il retourne donc jouer avec l’insouciance et la versatilité de l’enfance. Je charge dans le taxi des cartons de provisions pour deux semaines. Deux semaines tout seul, sans voiture, à trois heures de route de la ville. Ce qui m’attend est encore inconnu, et je n’ai aucun point de repli en cas de problème avec l’endroit que j’ai loué.
Nous reprenons la route. Banlieues, puis des plaines agricoles mitées de zones commerciales, puis des forêts de pins, paysage morne, neige fondue, il a plu. Je ne me souviens plus de ces heures, j’ai dû m’endormir dans le taxi. Nous nous sommes arrêtés pour acheter de l’eau, puisque le propriétaire du chalet que j’ai loué m’avait annoncé tardivement qu’elle n’y était pas potable.
Enfin nous arrivons, après avoir erré un peu, le GPS n’ayant pas dans ses données le chemin d’entrée à la Viking Marina de Waubaushene. Il a cessé de pleuvoir mais tout est boueux. Nous longeons une rivière envahie de roseaux, puis un bras du lac. Je suis déçu: il y a des maisons un peu partout, j’espérais la vraie nature. Les maisons sont vides, il y a des bateaux remisés dans les hangars en bois, et aussi pas mal de junk sur les frontyards. Le lac semble gonflé par les pluies et des débordements marécageux mangent le côté de la route ; depuis le début la lugubre monotonie des essuies-glaces accompagne le défilement des paysages. Finalement nous arrivons à ce qui sera mon refuge solitaire pour les deux mois à venir: une petite maison blanche défraîchie, en bois couvert de peinture écaillée, au milieu d’une mer de boue, qui s’interrompt plus ou moins à la route de terre cabossée et ornée de flaques, pour reprendre du côté du lac aux berges indécises et marécageuses. Au moment où finalement nous arrivions le propriétaire du chalet, un jeune homme à la tête coiffée d’un bonnet de noël, s’apprêtait à remonter dans son énorme truck rouge aux roues massives s’étaient enfoncées dans la boue, après avoir laissé la clé de la maisonnette dans une boîte à code. Le garçon se montre chaleureux, nous échangeons quelques informations de loin. Me voyant si urbain et si européen il s’excuse à l’avance de ce que le logement ne soit qu’un « cabin », et qu’en cette saison il soit habituel que le terrain soit un champ de boue, mais je le rassure: j’ai vécu durant des années dans des chalets dans la forêt, aux USA et aux Antilles, et je savais qu’au Canada ce serait la « cold mud season », j’ai amené mes bottes LLBean (judicieux achat de mes années dans le Maine).
Bon, je ne le reverrai plus mais nous parlerons au téléphone ou par courriel en cas de problème, et sinon je peux m’adresser à l’un des seuls voisins présents dans la « marina », un retraité Anglais qui y vit à l’année. Le truck s’éloigne dans un bruit de bulldozer en faisant gicler la boue. Sous la pluie fine et constante, le chauffeur de taxi et moi nous déchargeons les provisions ; je lui donne un pourboire de 50$ en plus des 300$ convenus, il me souhaite bonne chance. J’entre, je découvre que le logement est plus sommaire qu’il n’y paraissait sur les photos, on se sent plus dans un « trailer » que dans un « cabin ». L’eau du robinet dégage une forte odeur de souffre, comme souvent dans ces chalets du nord dont l’eau est pompée directement du sous-sol par un puits indépendant. Deux chambres dont l’une sans fenêtre, une porte arrière qui n’a pas l’air de fermer. Une galerie couverte, malheureusement non chauffée, ouvre devant le lac une rangée de fenêtre. Un faux poêle à bois à flamme électrique. Damn’ ! pas de machine à laver. En revanche sur le site internet, le propriétaire annonce qu’une section de la Georgian Trail passe juste derrière la maison, et que des canoës sont à disposition dans le jardin. Je sors sur la véranda pour étudier la situation et considérer le paysage, mais avec la pluie et la boue, et la nuit qui tombe, le lac ne présente qu’une allure sinistre. Surtout il est déjà 20H, il faut que je m’installe, que je me nourrisse, car à 2H du matin je reprends le travail. Je mets au réfrigérateur ce qui doit l’être, je prends une douche dans une cabine en plastique (je soupçonne que la maison n’était qu’un ancien abri de pêche, agrandi et aménagé à l’économie), je mange un délicieux repas indien qu’il me suffit de réchauffer, je trouve un drap et je le jette sur le lit de la première chambre. Il n’y a pas un bruit, pas une lumière, je m’endors immédiatement, vaguement conscient de la présence liquide de l’immense voisin lacustre.

Premier abord peu engageant.

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Coronablog 5 Voyage spécial

Fui… Un double voyage m’a conduit au salutaire et bel estrangement de soi.
Il est de commune sagesse d’en remontrer à ceux qui, négligeant – dit en tout cas l’observateur de commune sagesse – de s’affronter à leurs contradictions, à leurs noeuds intimes, à leurs douleurs électives, choisissent plutôt de partir vers un bel ailleurs, où on ne les y prendra plus. Avec cette remontrance que l’on m’a bien tôt faite, je suis en désaccord: il est faux je crois de dire qu’on ne résout rien en partant. Après tout Alexandre a tranché d’un coup d’épée le noeud Gordien, avant que d’entreprendre un très grand et très inoubliable voyage, et parfois – je dis bien parfois – mieux vaut rejeter nos nodosités internes à leur obscur, emmi nos taillis et sous-bois de basses strates, où il se pourrait bien qu’avec le temps elles se dissolvent, englouties dans les germinations prolifiques, les poussées et les fructifications anarchiques, les dérivations et renominations sauvages, qui là règnent. (J’ai lu que le noeud Gordien aurait été fait d’un bois de cornouiller.) Je plains ceux qui – ombres d’une ombre – accordent tant d’importance à la fade illusion d’être eux-mêmes, qu’ils ne peuvent ni ne souhaitent s’en détacher un instant.
La première échappée m’a été offerte, et ce n’est pas nouveau, par la littérature. Journal du 28 mars 2020: « Docteur Jivago: immense début, pathétique, tout de suite de plain-pied avec le plus grand tragique de la condition humaine. Si loin des minableries, de l’acharnement au détail plat et mesquin d’un livre français contemporain. » Durant deux mois Jivago m’accompagnera dans les forêts de bouleaux et les tempêtes de neige, ouvrant à un vent sauvage et vivifiant les voies communi(c)antes entre le monde du texte et celui que l’on dit « réel ». Si je l’avais lu dans un autre contexte le livre m’aurait emporté de même dans son tumulte, mais il se produit parfois – souvent – le petit miracle d’une adéquation entre ce que l’on vit et ce que l’on lit, entre les paysages intérieurs dressés par les incantations de l’auteur et ceux que parcourt l’oeil ; ou encore entre la corde tendue d’une émotion intime oubliée et la vibration d’une phrase qui vient lui rendre vie.

Ad Astra, film-voyage de la solitude

Puis le 30 mars je me suis physiquement échappé. A l’aube j’ai roulé ma valise sur les pavés d’un monde froid et silencieux; l’espace était dépeuplé par la peur. Dans ma pochette quelques laissez-passer d’ancienne et désuettes modes : lettres signées et certificats imprimés ! Affublé de la nouveauté du masque chirurgical j’ai embarqué dans une sorte de RER entièrement vide – je ne savais même pas s’il circulerait, ni si j’avais le droit de me déplacer, ni si un contrôle ne m’arrêterait pas dans ma fuite. Il n’y eut aucun contrôle, à peine s’il y eut quelqu’autre humain, sauf de rares silhouettes esquissées, dubitatives et méfiantes, en marge de ma vue ; peut-être s’agissait-il, se rendant à leurs offices, des travailleurs de ces infrastructures qui continuaient à fonctionner à vide. Car le wagon désert glissait dans le grand tube impassible de béton, dans les boyaux d’un monde inconnu ; et la plate-forme de changement de train était tout aussi vide, on ne savait même plus ce qu’éclairait la lumière des néons dans ce souterrain. « Ils » maintenaient tout en fonction, mais « ils », quels qu’ils soient et où qu’ils fussent, auraient pu tout aussi bien tout abandonner à l’obscurité. Les publicités n’avaient pas été changées et vantaient des magasins fermés. Enfin j’arrivai à l’aéroport, tout aussi vide et silencieux, avec ses esplanades livrées à la joie des oiseaux, ses commerces morts, barrés des rubans jaunes que l’on associe dans les films aux scènes de crime. Un seul écran en fonctionnement, où s’annonçaient une majorité d’annulations et aussi quelques destinations subsistantes, surréelles dans un monde pétrifié : Tel-Aviv, Houston, Toronto… Qui existait là-bas? Moi peut-être, bientôt ? Cages de verre glissant dans le silence, les reflets passent sur les parois d’une lumière d’après les hommes… Coeur mécanique paradoxal des trottoirs roulants, angoisse le silence… Portes fermées, partout : personne dans les longs couloirs et les salles d’attente démesurées, personne aux sièges tendus de rubans jaunes, les mêmes rubans jaunes que ceux barrant les portes des magasins et interdisant les tables des cafés.
Le masque aussi participe de la minoration du monde, en tranchant par le milieu le champ de vision. Comptoir. Une employée masquée et affairée, aux yeux plissés par le souci, procède à l’enregistrement: nous ne sommes qu’une poignée de momies anonymes à guetter en silence les gestes de l’opératrice… Puis d’autres couloirs vides à parcourir, et toujours cette impression d’être dans le monde comme l’unique passager d’un paquebot dont les machineries seraient activées en coulisse et en sourdine par un équipage invisible (j’avais fait autrefois un tel rêve d’un immense vaisseau interstellaire, vide, à part moi et ma famille). La derréalisation habituelle des espaces préalables aux transports entre les pays et les continents – lieux toujours en pointillés, abolis par les attentes et les anticipations de ceux qui ne font que passer – s’amplifie de leur vacuité et de leur clôture partielle. Dans la salle d’attente attribuée à mon vol patientent en silence, assises, éparses, d’autres momies absorbées dans leurs mondes intérieurs (ou leurs téléphones). Devant moi apparaît enfin, encore indécis, le tunnel de la délivrance – un coude en dérobe les directions à la vue, et le petit jour gris d’un matin qui peine à se lever, sourdant des lucarnes, ne mitige la pénombre que d’une lumière brouillée et sinistre.
Devant les bornes informatisées levées de part et d’autre de l’entrée de ce tunnel, un grand homme en costume, suant, les yeux cernés, procède à des vérifications; chaque passager est conduit à l’écart, il faut soudain de très grandes raisons pour avoir le droit de voyager. Je lui présente mes sauf-conduits ; l’homme, qui paraît plus fiévreux et accablé que n’importe quel malade éventuel qu’il lui faudrait refouler, me reproche quelque chose que je ne comprends pas bien: que je n’aie pas mes originaux d’actes de naissance, certificats de mariages, et autres !? Mais entreprend t-on un voyage incertain chargé des originaux parfois uniques de ses documents importants !? L’homme est très tendu, il téléphone à l’ambassade du Canada, me passe sans aucune précaution son téléphone professionnel, dans lequel il vient de parler sans masque, moi non plus je n’ai pas encore acquis les gestes du virus, j’enlève mon masque pour pouvoir répondre et parler plus aisément : au bout du fil j’entends un accent québécois, une voix d’abord suspicieuse puis chaleureuse, lorsque j’explique: oui Canada… habitant… Toronto… marié… enfant… donné des cours à l’université… nominé au Prix Trillium… Cette dernière mention emporte l’affaire, un escroc de hasard n’inventerait sans doute pas un truc comme ça ! La voix du diplomate coule comme un miel dans mes oreilles et sur mon coeur : lecteur cette phrase est bien kitsch, mais n’oublie pas que depuis des jours et des semaines je sombrais sans fin dans un cul de basse-fosse, et que cette voix m’accorde la sortie, la rémission ! Le diplomate s’étonne qu’avec cette longue et intime fréquentation du pays je n’aie encore jamais demandé la résidence canadienne, puis conclut en me souhaitant bon voyage. Je redonne son portable, peut-être couvert des germes mêlés de plusieurs passagers, au grand cerbère, qui s’agite encore un peu et se scandalise, veut convaincre son interlocuteur : comment mais il n’a pas ses documents originaux ! Qu’en a-t-il à faire de me laisser partir au Canada, et que je lui débarrasse le plancher ? Ne devrait-il plutôt s’en satisfaire ? Finalement l’escogriffe raccroche et me redonne mes documents, et ma carte d’embarquement : coupon du passage entre les mondes.
(Et tout cela avait été assombri la veille au soir d’un étrange et mauvais augure: alors que je rassemblais des affaires à la va-vite, un petit rouleau de papier avait sauté comme un diable à ressort… de je ne sais où ! Je l’ai reconnu tout de suite, et l’ayant déplié pour confirmation je n’ai même pas eu à le relire pour savoir ce qui y était écrit: « Stay where you are. At all cost ». Ce rouleau de papier, perdu depuis longtemps et qui ressurgissait si bien ou mal à propos, était un koan tiré au hasard parmi d’autres au temple boudhiste de Manhattan, en 2005. À cette période, j’avais pris la décision difficile de quitter la Guadeloupe ; en voyage aux USA avec S., qui y finissait son PhD, nous étions entrés par curiosité à ce temple et avions retiré chacun notre petit augure ; j’avoue que j’ai oublié celui de S., quant au mien il s’avérait étonnamment de propos: « Stay where you are at all cost. » – cela alors que je venais d’acter un nouveau changement de continent.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je retournai au temple boudhiste des années après, en 2008, cette fois en compagnie de ma fille, qui avait dix ans, et alors que je vivais aux États-Unis depuis presque deux ans. Nous tirons derechef un nouveau koan du monceau qui jonche la base de la grande statue dorée de Siddhartha… Et mon koan personnel, celui que dans la description physique du monde deux séries causales totalement indépendantes avaient placé à la rencontre de ma main de voyageur, à nouveau admonestait : « Stay where you are at all cost ». Entre ces deux injonctions séparées de trois ans, j’avais déménagé quatre fois, et changé trois fois de pays, deux fois de continent…)
Mais je reviens à mes plus récentes pérégrinations. Un peu après que j’ai obtenu ma « clearance » on nous fait embarquer, en troupeau hagard, maladroit et tronçonné de distances sociales d’un mètre et demi. Je me retrouve finalement assis dans un Boeing presque vide. Il faut garder le masque. Je n’aperçois que des fragments d’un autre passager plus loin dans ma zone: toujours cette impression d’être dans un monde fantôme, dans des machines continuant à fonctionner pour personne ou presque. Même les hôtesses ne s’approchent pas et deviennent des effigies animées : plus tard l’une d’elles, au visage invisible sous le masque, me tendra de loin une boîte en carton contenant un sandwich sans goût. Mais partout, la feuille d’érable rouge du Canada: ce pays m’accueille pour la deuxième fois en des temps bouleversés. A la vue de ce signe du nouveau monde, après les mois de tension et de restrictions progressives de mouvement, de libertés que l’on croyait définitivement acquises, je me mets à pleurer. Comme le faisaient peut-être les passagers des premiers navires atlantiques, lorsqu’ils apercevaient une feuille d’arbre dansant à la surface des flots.
Durant le vol, seul, je travaille, puis je regarde un film… Ad Astra ! Brad Pitt flotte vers les étoiles à la recherche de son père, tandis que glissent sur son casque de cosmonaute les froids reflets du cosmos. Moi je suis un père qui vole vers son fils. J’ai organisé ma quarantaine obligatoire à l’entrée sud de la Baie Géorgienne, immense échancrure de l’encore plus immense Lac Huron, là où la rivière Coldwater alimente la baie et le lac. (Nous parlons là d’un lac qui couvrirait approximativement un dixième de la france, dix départements, en gros). J’avais recherché sur internet un endroit où je pourrai accéder sans véhicule à de la forêt et à une étendue d’eau. J’ai trouvé et réservé un « cabin » sommaire mais bien placé (les locations touristiques étaient interdites pour cause de Covid mais n’ayant pas de résidence en Ontario je ressortais de l’assistance aux réfugiés). Pour le reste je n’ai obtenu que peu d’informations (cliquer) sur Waubaushene, puisque tel était le nom de l’endroit où je passerai ma quarantaine. Le mot serait transcrit d’un langage « natif-américain » (je n’ai pas trouvé de précisions, mais il est logique de penser, vu la région, qu’il s’agirait du langage des Wendat, ceux que nos explorateurs ont appelés Hurons du fait de leur coiffure) et signifierait peut-être « la terre des marais rocailleux ». Le trappeur français Etienne Brûlé (un personnage iconique de l’histoire franco-canadienne) y aurait été le premier européen en 1610. Champlain y conduisit un raid Franco-Wendat contre les iroquois en 1615. En 1649 deux missionnaires jésuites français y périrent en « martyrs » des Iroquois.

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Coronablog 4 La lutte – Le départ

Cy Twombly, L'Île des Réfugiés

A la relecture des quelques lignes que je pouvais jeter au mois de mars dans mon journal, je constate que le temps se densifiait: mes pensées, mes émotions, mes états d’esprit se succédaient à vive allure, se chevauchaient contradictoirement. Je n’avais ressenti cette accélération qu’une seule fois précédemment, lors des premiers jours de vie de mon fils, venu au monde extrêmement prématuré, quand les données venues de sa couveuse balançaient nos espoirs heure par heure tant et tant, que la semaine d’incertitude sembla finalement avoir duré des mois…
Lorsque je parvenais à stopper ou bien oublier cette cavalcade, le présent sur lequel j’ouvrais les yeux, matériellement étroit, semblait s’approfondir aussi en enfilades de significations et se décliner en motifs infinis … Un instant j’ai pensé me lancer dans une exploration du présent, découvrir ce que peut recéler de trésors cette tête d’épingle inconcevable sur laquelle nous nous tenons: exploration paradoxale comparable à l’immense voyage que Xavier de Maistre avait pu faire de sa chambre… Ainsi peut-être j’aurais pu repolariser en aventure intérieure ce calage de la vie – comme à partir de l’ensemble vide, après tout, on a bien essayé de reconstruire tout l’infini des nombres. Entrée de journal du 23 mars: « ne pas penser à l’avenir. Se limiter au présent. Le voir s’ouvrir, peut-être, comme un labyrinthe dont on n’avait pas imaginé les profondeurs et les complications, derrière les ironiques parois. »
(je ne sais plus du tout ce que j’entendais par « les ironiques parois »)
Ce grand projet, n’existant que dans le présent, partit avec lui. Je continuais à éprouver tension, confusion, anxiété. Chaque matin je me réveillais trop tôt, tremblant d’angoisse et de tension nerveuse. Ceux parmi mes principes de conduite qui semblaient adaptés à la situation, et qui étaient souvent inspirés du stoïcisme de Marc Aurèle (lu dans le texte grec des Pensées mais aussi à travers les commentaires du beau livre de Pierre Hadot, La Citadelle Intérieure) – nommément: raison garder, endurer, persévérer, accepter comme nécessité neutre ce sur quoi on n’a prise – ces principes se heurtaient à mes limites et devenaient de vaines et oiseuses injonction; le corps, tout simplement, ne suivait pas, et dérivait de sa vie propre loin des sentiers de raison. Comme le savaient les vieux philosophes, les principes philosophiques ne tiennent devant l’évènement qu’autant qu’ils ont été préparés à son choc par des années d’entraînement. Mais comment aurions-nous pu être préparés ? Dans une génération qui bien sûr avait connu des difficultés, mais cependant avait été épargnée comme aucune autre des décennies et siècles précédents ? Et dans un temps où, au lieu de se manifester en attaques frontales, les dangers sont dissimulés au sein de systèmes insidieux ?
Autres entrées de journal du même 23 mars, à de différents moments de la journée (un signe supplémentaire du fol dérèglement du temps): « toujours tourner l’expérience en quelque chose de positif »; « se rappeler de François Roustang [psychanalyste et auteur, décédé en 2016] : accepter la situation, jusqu’à imaginer qu’elle durera toujours, pour garder l’énergie d’agir à partir de l’intérieur de la situation lorsqu’on l’aura embrassée »; « continuer, s’aiguiser, ressortir, sinon plus fort, du moins point trop affaibli »…
Les principes de sagesse et de raison-garder n’étant qu’insuffisamment opérants, je cherchais autour de moi des appuis. Les livres, d’abord, qui couvrent les bibliothèques dans chaque pièce de mon appartement, me rassuraient comme des amis bienveillants et disponibles (encore aurait-il fallu avoir plus de disponibilité pour lire car l’intégralité de mon travail se continuait sur internet, et le peu de temps qui me restait de perdait dans la confusion mentale et la spirale des pensées morbides). Et aussi: écrire. Je n’avais presque rien écrit de toutes mes années récentes de très dur labeur professionnel; je reprenais le journal que j’exploite maintenant pour reconstituer ces derniers mois.
Le journal, les préceptes philosophiques, les exercices de relaxation et de méditation, tout cela: autant de tentatives de donner une forme à l’évènement, de l’y contenir.
Mais le 24 mars la crise atteint une nouvelle hauteur qui balaye les digues derrière lesquelles j’essayais de protéger ma raison : Air Canada annonce l’interruption de ses vols transatlantiques à partir de début avril. Il faut expliquer que je gardais encore l’espoir, envers et contre tout, qu’après quelques semaines la situation serait rétablie ou sous contrôle suffisamment pour que ma famille – mon fils – puisse effectuer un voyage prévu de longue date et venir me rejoindre, de Toronto. (Espoir qui m’avait fait « tenir le coup » mais en vérité absurde dès l’abord: pourquoi, alors qu’ils étaient à l’abri et vivant normalement dans un pays où le virus n’avait pas encore abordé, espérais-je les voir venir se confiner de mon côté affligé de l’Atlantique?)
Après avoir connu quelques jours plus tôt la déchirure de l’Europe, en une nuit rehérissée de frontières qu’il m’avait fallu franchir in extremis, lorsque j’appris cette nouvelle mauvaise nouvelle de l’interruption des vols, je crus voir devant mes yeux les flots de l’océan atlantique indéfiniment étendus, vierges comme on peut considérer qu’ils l’étaient avant 1492, et surmontés d’un ciel pur de tout sillage d’avion, de toute fumée de réacteur : une immensité bleutée et infranchissable, qui me coupait de ce que j’avais de plus cher au monde… Il n’y avait donc qu’une fenêtre de tir – comme on dit des fusées – de quelques jours, après quoi tout serait forclos, et nous serions tous dans nos pays et dans nos villes comme sur des îles désertes séparées les unes des autres pour des mois, voire une ou deux années… Que fallait-il faire ? La pression des évènements ne laissait pas le temps de les reformuler en les articulant à des principes de conduite… Et d’ailleurs les principes sont souvent contradictoires, et la raison délibérante est par conséquent souvent une fiction paralysante…
Parlante est à ce titre mon entrée de journal du 24 mars: « C’est comme s’il y avait deux personnes inconciliables en moi: l’une prône l’acceptation, le choix actif de la passivité… L’autre méprise la première, qu’elle trouve semblable à un mouton idiot que l’on conduit à l’abattoir sans qu’il tente de s’échapper… »
La lutte contre les évènements / la patience et la résignation?
Souvent, ne pouvant choisir entre deux voies, j’ai attendu d’être gros comme un oeuf de la décision. Mûrie à l’intérieur de moi, de ma complexion et aussi de ce que je me figure être quelque instance secrète de fatalité magique, elle a souvent fini par éclater et se rendre impérative. C’est une manière que j’ai de décider tout en prétendant ne pas avoir décidé, et que la nature l’aurait fait pour moi (peut-être est-ce vrai).
Il en a été ainsi le 26 mars. Après une nuit pas plus mauvaise qu’une autre, il m’est impossible de me réveiller totalement: c’est-à-dire que je suis conscient, mais d’une conscience qui n’est pas celle, adaptée à ce monde, qui nous permet de nous lever et d’organiser rationnellement nos actions pour répondre aux exigences sociales et à celles résultant de nos propres intentions. Je crois – je ne m’en souviens plus – que j’appelle au travail pour signaler que je suis malade, puis je reste allongé, durant des heures, en proie à un malaise presque hallucinatoire, régressif… Je rêvais que j’étais confiné avec ma grand-mère, ou ma mère ; il y avait une piscine vide (comme celle, jamais remplie car fissurée et dangereuse, de ma villa de Meknès ?), on aurait pu la remplir – mais ma porte ne s’ouvrait plus, du tout… Prisonnier ! En fait ce n’était que ma grand-mère, ou ma mère, qui faisait le ménage derrière la porte et ainsi la bloquait… Des écrans m’entouraient (les heures quotidiennes de télétravail…), et le son d’une explosion immense, en ville, planait et maintenait son intensité sans se résorber…
Après plusieurs heures de ce demi-sommeil saturé de visions je pus me lever (je consultai les journaux sur internet pour vérifier qu’aucune explosion n’avait eu lieu, tant l’hallucination avait été convaincante), toutefois je restais très éprouvé par le moment délirant, et paniqué devant l’éventualité de perdre le chemin de la réalité, de finir emporté – en tant qu’esprit conscient, structurant, de mon individualité et garant de son juste rapport avec la réalité sociale et matérielle – emporté dans la confusion de tout – tout ce qui était en moi, tout ce qui était hors de moi– c’est-à-dire emporté dans la folie. (C’était sans doute une crainte naïve, on ne sombre pas d’un instant à l’autre – on traverse sans doute des phases de dérangement, mais qui ne durent pas, dans les premiers temps de la maladie mentale ?…) Dans mon journal j’écrivais: « toutes les préoccupations précédentes sont dépassées ».
Puis j’envoyais un courriel à mon directeur lequel, pour élusives que mes explications eussent été, me rappela immédiatement (peut-être n’étais-je pas le premier à mal tourner et commençait-il à reconnaître les symptômes alarmants)… Je passe sur les péripéties des heures suivantes, les choses s’enchaînaient très rapidement… En début de soirée une spécialiste m’aidait à reconnaître ce qu’il se passait en moi depuis des jours, et à réaliser comment tout une histoire préalable, une identité construite sur toutes les décennies de ma vie, en strates successives, dont certaines portaient les stigmates des crises anciennes, et remontant très loin dans le temps, comment toute cette histoire me conduisait à ce que je vivais, aux modalités de ma réaction… Les questions précises de ce médecin éclairaient les liens qui auraient dû m’être évidents entre le passé et le présent, voire frappaient de nullité la séparation artificielle de ces deux dimensions… Il est étrange que nous nous pensions, et même que nous pensions les autres, comme n’existant que dans un présent perpétuel. Il n’y a qu’aux personnages de fiction, et aux êtres réels passés du côté de la mort (je veux dire les morts, qui deviennent pour nous des objets de narration ainsi que les personnages de fiction), que nous donnons droit à une existence historique, une évolution… Mais nous, occidentaux modernes, il nous semble que nous ne faisons que hanter la crête du temps de notre présence incertaine et diffuse, que nous nous déplaçons pour ainsi dire avec elle en chevauchant le néant sur une étroite plate-forme de l’être, négligents d’une plus vaste conscience ; et nous supposons de même que nous ne rencontrons nos semblables que dans la brièveté de ce lieu précaire et éphémère toujours en train, à peine né et à peine effleuré par nous, de refluer et s’effondrer dans le non-être. D’où peut-être l’urgence du jouir, du prendre.
(Il est même curieux et contradictoire que nous déployions en même-temps des efforts surhumains pour obtenir des biens ou des états qui ne se concrétiseront pour nous que des décennies plus tard, au bénéfice d’un autre nous-mêmes qui n’est, au moment où nous travaillons pour lui, qu’un être de fiction – dont la venue à l’existence n’est même pas garantie !)
La doctoresse, forte de son expertise, décela presque immédiatement, parmi ce que je lui disais ce qui, dans ma vie, avait préparé mon implosion, l’avait rendue inéluctable. Journal du 26 mars: « Le confinement nous renvoie à nous mêmes, à ce que nous sommes, décompose nos failles, nos lignes de crête, nous remontre les ressorts qui nous ont faits… Ces images dont nous ne nous défaisons pas… L’enfance, la construction… Comme si le Moi ébranlé exhibait ses fragments pour crier: Si ! Si ! Je suis ! « 
Muni d’un justificatif médical m’autorisant à continuer mon travail à distance, dans la nuit je réservais une place sur l’un des derniers vols pour le Canada, et je trouvai un lieu de quarantaine. Ce serait Waubaushene, à trois heures de route au nord de Toronto, sur un bras du lac Huron.
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Coronablog 3 – La paix… La mort ! La paix !

Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura
ché la diritta via era smarrita.
Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura!


On ne se retrouve pas seul au fond de la souricière: on y parvient accompagné de ce personnage peu sûr et agaçant, auquel on préfère en général ne pas penser: soi-même.
Pour moi la souricière fut le domicile solitaire dont la porte, au soir du confinement, s’est refermée sur moi. Mes conditions n’étaient objectivement pas trop pénibles : frondaisons d’arbres aux fenêtres, chants d’oiseaux, possibilité de sortir s’aérer dans une forêt proche, de courir dans un parc et, en ersatz de vie sociale, des heures quotidiennes de communications professionnelles, obligatoires mais bienvenues.
Pourtant j’ai commencé immédiatement à spiraler vers le bas. J’utilise ce verbe « spiraler » pour figurer ce que je ressentais: une chute, morale, vers un fonds indéterminé de profondeur inconnue, accompagnée de pensées tournoyantes, illinéaires, incohérentes et impossibles à suivre si ce n’est dans leur direction globale qui était d’aller toujours plus vers le bas (le bas conventionnel de la dégradation, mais peut-être existe-t-il des cultures où l’on s’élèverait vers un ciel qui serait celui du malheur et et du désordonné ?), vers la perte de tout horizon et de toute perspective. Après le premier traumatisme de la fermeture brutale des frontières (l’Union Européenne, soixante fois confirmée depuis sa fondation, et en une nuit défaite, déchirée comme une feuille de papier derrière laquelle il n’y avait rien) c’était le vol par lequel je devais retrouver mon fils qui était annulé: les lignes aériennes disparaissaient des écrans, retombaient caduques dans l’oubli de l’océan des données. Les compagnies aériennes, essaims fragiles d’oiseaux de fer frappés en plein vol d’un poing immense, n’allaient-elles pas toutes s’écrouler ? Je ne savais quand je reverrais ma famille, ni si je les reverrais. Les produits les plus élémentaires commençaient à laisser place à de grands trous dans les linéaires des supermarchés, l’impossible devenait possible, y-compris moi-même tomber malade, peut-être gravement malade, sans avoir revu mon petit garçon (comme Le Docteur Jivago, ai-je pensé, et cette idée m’a fait commander le livre dont la lecture passionnante me soutiendra plus tard lors de ma quarantaine dans les bois). La privation des habitudes et des relations humaines laissait ces sombres idées s’installer, sans que la fréquentation quotidienne de la routine et de la banalité puisse remplir son office de contrôle et de rappel au réel. Ma confusion s’aggravait : une fois mes heures de télétravail faites – et correctement faites, je dois dire, car je me retrouvais de la paix dans l’accomplissement des tâches professionnelles qui me replaçaient dans ma fonction de rouage de la machinerie sociale, et me procuraient l’évidence que cette machinerie existait encore, tournait encore – une fois ces heures achevées il m’était impossible de me concentrer. J’oubliais tout, et dix fois par jour je perdais : mes lunettes, mon téléphone, mes vêtements… Je me rendais dans des pièces pour y réaliser que je ne savais plus ce que je venais y chercher… La nuit, des cauchemars… Et sur tout, la résille de l’angoisse s’appesantissant…
Une psychiatre avec qui j’ai parlé plus tard a rapproché cette rapide détérioration de mon état mental, de mes moments passés de dépressions – une première fois lorsque j’avais 20 ans, une autre fois à 30 ans – les anciennes fêlures se réveillant ; le fait que je n’aie même pas pensé à faire ce lien témoigne d’à quel point je vivais dans le présent !
(Là se trouve d’ailleurs l’une des dimensions traumatiques du confinement, peut-être même sa principale : la collision entre des organismes, des organisations, complexes, porteurs de leurs histoires stratifiées, de leurs relations multiples, de leurs objets d’action ou d’étude ou d’intervention, de leurs appétences de leurs dynamismes tendus vers des fins propres (je parle de nous, êtres humains, vivants, mais aussi de nos institutions), leur collision soudaine donc avec une présentification, une pétrification instantanée, presque universelle, de toutes choses : abolition des projets, des travaux, des fréquentations, des retrouvailles, des habitudes… Une immédiateté généralisée et sans espoir qui brise toute évolution et obère tout d’une fois le sens patiemment conféré à nos vies…)
Et puis les échos et les grincements d’un monde en train de s’arrêter sur ses rails emplissaient de plus en plus la double souricière de mon appartement et de ma tête. Qui n’a pas ressenti que tout le confort par lequel nous pouvions nous prémunir contre l’évènement était devenu moralement poreux au surcroit de misère s’abattant sur une planète presque entièrement connectée ? Des décomptes macabres quotidiens, des conflits civils acerbes, des inégalités explosives, des populations pauvres mises en demeure de choisir entre la faim et la maladie… Autant de fléaux promus à la notoriété universelle par les réseaux d’information, autant de malheurs s’immisçant en nous et fracturant de leurs ombres notre psyché… Si les anthropologues et les éthologues ont raison lorsqu’ils croient pouvoir isoler une empathie animale, native, qui nous fait nous mettre spontanément à la place des autres membres de l’espèce et nous fait nous ressentir de leurs vicissitudes, voire nous poussera à leur porter secours au prix éventuel de notre propre conservation, alors l’énorme caisse de résonance des media sollicitait cette faculté d’empathie (qui a quand même l’air très variable selon les individus et les sociétés) à outrance, jusqu’à la saturation. Fermer les écrans, couper l’internet, n’étaient plus des solutions praticables, quand ces écrans étaient aussi les dernières lucarnes ouvertes sur le monde extérieur, et les médiateurs salutaires des derniers liens humains …
Les nouvelles des parents et des amis se faisaient également préoccupantes: qui présentait au virus tous les facteurs de vulnérabilité par l’âge et les maladies passées ; qui plus âgé encore était à l’hôpital en pleine pandémie au chevet de sa conjointe accidentée, dans une île d’où il était devenu impossible de repartir ; qui était chez soi à Paris, contaminée et dans l’expectative de son évolution de santé ; qui également touchée par le virus, bien plus durement, enchaînait les complications adventices ; qui, hospitalisé, ne donnait plus de nouvelles ; qui testé négatif était pourtant en proie à d’horribles quintes de toux ; qui bloqué chez soi en Italie du Nord voyait la situation alentour se développer « comme dans un film d’horreur »…
(les amis qui seraient perdus ne le seraient finalement pas du fait de la maladie)
Et moi, corps interdit de déplacements, je me retrouvais perclus comme un Bernard Lhermite au milieu de sa coquille, agissant et parlant et m’informant au moyen d’extensions électroniques qui en retour me communiquaient une part des maux éprouvés par mes connaissances atteintes par la maladie, et les convulsions d’un monde arrêté dans sa course (course déjà désastreuse avant la pandémie).
La traversée des jours devenait irréelle et nébuleuse, colorée de morbidité, de projections accablantes et d’incertitude. Paradoxalement, une tension permanente me donnait l’impression d’un niveau inhabituel d’énergie – mais accompagné de maux de têtes constants. Une tachycardie tenace, qui ne me laissait de répit que lorsque j’étais absorbé dans mes activités professionnelles en ligne, m’obligeait à de fréquents exercices de respiration et de relaxation pour essayer d’endiguer l’emballement inexorable de mon coeur ; je parvenais à grand peine à écrêter les plus désagréables accélérations.
Si des médecins me lisent ils poseront sans doute les mots justes sur cet ensemble de manifestations, et le diagnostic sans doute évident et banal devant leur être associé.
Comme le Dante du début de la Divine Comédie j’étais, au milieu du chemin de la vie, perdu dans une forêt de sombre effroi; et la forêt intérieure s’hybridait à cette autre forêt de sortilèges dans laquelle nous nous compromettons tous, nous nous livrons, sans savoir si nous ne devenons pas peu à peu ses victimes charmées et consentantes, voire pour finir, les greffons, les excroissances, nourris de sa sève et participant de ses structures, de cette forêt qui nous engloutit. Bien sûr je pense à l’infinie forêt profuse d’internet.
Comme l’animal dans la forêt matérielle qui le nourrit (ou le mange), nous ne retenons, de l’intense afflux des signes, que ceux qui « nous parlent », nous promettent ou nous inquiètent… Mais comme pour l’animal, cette sélection, en soi imparfaite, suppose l’immersion, au moins partielle, dans d’immenses quantités d’informations, de sollicitations…
Comme pour vous, durant le confinement, les heures passées dans le monde reconstitué des écrans se sont multipliées comme les pétales d’une fleur capiteuse dans un milieu propice. Dans la solitude, un flot d’images bleutées glissaient de l’écran de mon ordinateur sur mes rétines. Le plus souvent, j’absorbais distraitement le flux vaguement instructif des images du monde. Mais emmi celui-ci, de tout ce qui circulait à ce moment là, un jour quelque chose m’a particulièrement frappé: un documentaire de Skynews, tourné dans un hôpital lombard en ce premier acte du covid19 en Europe, quand on n’arrivait même pas à croire à ce qu’il se passait: le bouclage total de la plus grande région industrielle d’Italie, l’horreur des hôpitaux débordés, les milliers de morts en quelques dizaines de jours… Le documentaire, tourné dans l’un de ces hôpitaux en première ligne de la crise, et portait sur l’affreuse létalité du virus en Lombardie, et sa mutation pour toucher des gens de plus en plus jeunes… Y étaient montrées les chairs indécentes, flaccides, passives et mûres, des malades en réanimation, échoués sur les lits des soins intensifs, intubés, nourris, insufflés, abandonnés sans réponses à des mains professionnelles, précises, qui les retournaient toutes les 6 heures, comme on retourne une baleine flasque échouée sur un banc de sable… Durant les quelques jours de tournages, disait la voix off, seule une personne était revenue vivante de ce séjour des mort-vivants. C’était terrifiant, et toute la soirée et le jour suivant la fin d’après-midi où j’avais visionné le documentaire, je restais hanté par les scènes vues. Effroi d’un mal mortel se propageant invisible, images dressées lugubres, ataviques, des grandes pestes du Moyen-Âge, de la grippe espagnole… Mais au delà, c’était l’ambivalence de ma propre réaction qui me faisait le plus peur: logée dans l’angoisse de la mort, mêlée à elle comme un subtil distillat de poison, j’éprouvais en effet la secrète mais très profonde envie d’être l’un de ces corps au yeux mi clos, affranchis du souci, et qu’un ballet de masques a délégation de faire vivre, d’alimenter… Enfin ne plus avoir à résister, à s’efforcer… S’en remettre au destin, qui vous retourne toutes les six heures… Et que plus aucune issue ne dépende de votre lutte ou de votre volonté… Appel secret du repos définitif, abandon à la défaite inéluctable – secrète convoitise de la mort…

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Coronablog 2 : dans la ville morte



Il va sans dire que tout est faux… Il n’aura fallu que quelques coups de semonce pour faire crouler la prétention de notre monde à la véracité. Les acteurs se sont figés, ne sont plus que des masques parlants. On n’a plus jugé utile d’entretenir les décors, laissés à l’abandon, rendus à leur matérialité obtuse.
Quant à moi le hasard m’a saisi tout vif au milieu des rues de Rome. Comme pour aspirer une longue dernière bouffée d’oxygène, ou pour tirer le dernier trait parfumé au cigare capiteux de la vie d’avant, j’ai démesurément allongé le trajet qui devait me ramener chez moi, près de la Piazza Reale di Roma. Voici pour commencer le coronablog de mon confinement les photos de cette dernière nuit. Avec lesquelles je suis parti m’enfouir loin, au coeur de ce siècle.

Le Castel San Angelo
La Turre dei Vecchi Romani, au bord du Tibre
Santa Maria dei Russi
Le tombeau de Cecilia Metella, sur la Via Appia, avec les affiches du festival qui n’aura pas lieu. L’angoisse m’avait porté trop loin dans la nuit…

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Lien vers Coronablog 3: le Grand Moi et le Petit Moi, l’enfermement

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Coronablog 1: l’annonce, l’enfermement, le Grand Moi et le Petit Moi

Au moment où la vague du confinement m’a rattrapé, j’étais finalement rentré chez moi, dans mon pays, c’est-à-dire dans le pays où je vis. Je travaillais en ligne ce jour-là; informé, il se passerait néanmoins de longues heures avant que j’aie la disponibilité de faire face à l’évènement.
Longues heures au bout desquelles j’ai finalement quitté le réseau numérique professionnel, déposé les écouteurs et le micro, lu tout ce que je pouvais sur internet, et compris comme tout un chacun que nous entrions dans un temps d’exception. Ce devait entrer en vigueur à 23H, ou à minuit, je ne me souviens plus (et à quoi bon une recherche futile) : tout fermerait. Sonné, c’est tout ce que je pouvais comprendre. Attrition soudaine: ma tête était remplie de cendre, mes pensées tournaient en tous sens, avec une idée fixe, obsessionnelle, un moyeu de haute tension au milieu d’une tornade panique de mots et de phrases sans queue ni tête : partir ! sortir ! au plus vite, de cette zone d’enfermement ! gagner le large et puis de là, sans doute, encore plus le large ! En tout cas ne pas rester emmuré! trouver l’air, les grands bois ! les ciels ! Je n’allais pas tenir le coup, seul dans ma maison en pays étranger, il fallait mettre l’essentiel dans une grande valise, le matériel de travail en vrac dans la voiture (ordi moniteurs écouteurs webcam), sélectionner une douzaine de livres, de la poésie bien sûr… Jusqu’où est-ce que je pouvais aller, conduire, avant l’échéance de minuit (si je me souviens bien) ? Mais seul? Un immense sentiment de solitude, exagéré et exorbitant, me poignait alors, dans cette période. Tout seul dans les bois, ou au bord d’une mer nouvelle, ça me paraissait finalement presque aussi terrifiant que seul entre quatre murs (c’est pourtant bien cela qui est advenu, seul avec les bois le ciel et l’eau). J’appelais les quelques amis auxquels je pouvais penser, en ce pays étranger où je me trouve : tout le monde était abasourdi, mais personne ne semblait inquiet autant que moi, c’est-à-dire inquiet au point de m’accompagner au débotté dans ma fuite… En fait, malgré tout ce qu’il s’était déjà passé en Chine, en Italie, les gens croyaient naïvement à l’annonce de deux semaines de confinement, trois semaines au plus… Il était évident qu’il n’en irait pas ainsi, mais je n’ai pas trouvé la force de partir immédiatement, l’évènement avait anéanti mes capacités de décider.
C’est sans doute dans les moments de crise, quand les circonstances nous somment, que nous croyons surprendre, à travers nos décisions et nos réactions les plus instinctives, ce que nous avons en nous, de quel alliage nous sommes faits.* Et ce jour-là j’ai donc pu me jauger : comme incapable et de vision claire et de prompte décision, devant un déroulement rapide d’évènements pressants. (Exit toutes ambitions politiques, directoriales ou militaires, que de toutes façons et fort heureusement, je n’ai jamais nourries !)
Observons nous: il nous en reviendra au moins un confort, celui du sens (et un mystère, celui du non-sens). Je serais vraiment curieux de savoir ce qu’il en a été pour vous; quant à moi, ces premiers jours où la pandémie m’atteignait préfiguraient ce que serait le grand bénéfice secondaire de toute la crise, à savoir une occasion de se ressaisir de soi-même; la crise le milieu où se cristalliseraient sous formes observables et intelligibles nos lignes de forces et de faiblesses, notre histoire personnelle – à la pointe de laquelle nous ne pouvons que nous continuer – et collective – le grand récit trouble où nous ne pouvons que nous inscrire, voire à faux – sine unquam tabula rasa quaecumque…
À moi qui n’ai qu’un sentiment d’identité diffus et toujours à reconquérir (non au nom de la vérité, puisqu’il n’y a aucune vérité dans l’identité, mais en celui de la santé psychique et de l’aptitude à vivre) cette crise a été l’occasion de voir apparaître en plein et de manière flagrante la continuité de mon existence, l’évidence de sa persistance – morceau de cire malléable mais qui reste le même morceau de cire…
Certains esprits qui se trouvent forts, penseront peut-être que je fais un trop grand conte de circonstances où je n’étais guère exposé ; mais qu’ils se souviennent que l’on était alors, en occident, au tout début de la contagion, et que l’on ne savait à quel degré de gravité elle atteindrait, que le pire paraissait à craindre; et si les esprits qui se trouvent forts ne l’ont jamais éprouvée, cette crainte, je ne leur fais pas compliment d’être incapables de dépayser leur point de vue au delà d’eux-mêmes, vers des régions où, pour citer un ami italien qui a perdu l’un de ses proches, « on vivait dans un film d’horreur », ou bien vers des situations où, pour évoquer un ami français qui lira peut-être ces lignes, on pouvait soi-même sortir du coma et d’une horrible détresse physique et morale pour apprendre par surcroit que ses parents les plus proches avaient trouvé la mort et étaient déjà réduits en cendres.
Si justement j’ai possibilité de tirer des leçons et me conforter de ce qui ne m’a pas tué, c’est que je n’ai pas été si écrasé que de ne plus pouvoir penser: car dans les extrémités de l’atteinte ne se présente sans doute plus l’occasion de la connaissance de soi, lorsque la violence des assauts de l’évènement et la profondeur de ses lésions ne laissent la force ni le loisir à la conscience disloquée de se rassembler ni de se reconnaître.
Une autre observation, que je formule maintenant bien qu’elle ne me soit pas venue à l’esprit durant les semaines et mois de confinement, ressort de la comparaison avec d’autres crises majeures de mon existence (il faut bien qu’il y en ait eu, tant je suis loin, désormais, d’être né de la dernière pluie ) : en cette dernière rencontre, bien que culbuté dans l’angoisse, je ne me suis pas trouvé totalement aliéné, alors que, autrefois, j’étais confondu par l’évènement violent, emporté dans son cours, dispersé dans ses accidents, meurtri sur ses écueils, dans une passion paradoxale qui me perdait, sauf dans la capacité à souffrir. Dans cette toute récente occurrence en revanche j’ai conservé à travers toute la période une part de distance critique et une capacité de m’observer et d’analyser mes réponses (au sens de « réactions » plus que de stratégies concertées). Progrès probablement facilité par l’âge et l’usage de la vie, mais que je ne puis non plus m’empêcher de mettre en relation avec mes années de fréquentation des philosophes stoïciens: « à chaque impression désagréable, fais de ton mieux pour immédiatement lui dire —tu n’es qu’une impression, et pas du tout ce que tu sembles être; puis examine la et juge la par ces normes dont tu disposes, dont la première et la plus importante est de déterminer s’il s’agit d’une chose qui dépend de toi ou d’une chose qui ne dépend pas de toi, et si elle est en rapport avec les choses qui ne dépendent pas de toi, rappelle-toi qu’elle ne te concerne en rien » (Epictète, rapporté par Arrien, Encheiridion). Dans le stoïcisme une instance rationnelle, presque désincarnée ou asubjective, garde au centre de l’être un oeil placide ouvert et discriminant, et cette instance n’est pas plus touchée par l’évènement extérieur qu’elle ne l’est par la pluie nécessaire et insignifiante.** De même dans la méditation associée au boudhisme un « Grand Moi » veille et se dédouble du « Petit Moi » emporté par les passions et illusions du devenir subjectif. Je veux croire qu’au fil des années un peu au moins du maillage de ces verbes de sagesse a pu pénétrer la chair.
Pour en revenir au déroulement des évènements, même s’il n’est peut-être pas le plus important, les heures de cet après-midi – le dernier libre avant le confinement – se sont perdues dans une grande confusion mentale, le temps passait et se diffusait en réflexions sans conclusion, en mouvements désordonnés. En fin d’après midi, après avoir consulté beaucoup de cartes routières et de listes de locations saisonnières plus ou moins bucoliques, je n’étais finalement pas parti, je n’avais fait aucun bagage. Il ne restait plus que trois ou quatre heures avant que les routes elles-mêmes soient interdites. Je suis sorti prendre l’air; essayer de calmer mes pensées. À vélo, en direction du centre ville.
D’abord j’ai suivi de longues avenues automobiles, rébarbatives et largement vides. Puis, arrivé en bordure du centre, où la ville commence à se densifier, zone où des groupes d’amis et des familles avaient l’habitude de se promener, des policiers dispersaient les rassemblements un peu nombreux (déjà interdits?). Plus loin le centre urbain semblait, par contraste avec ces lieux populaires, particulièrement vide, mais les quelques marcheurs que j’y voyais semblaient aller sereinement à leurs occupations (lesquelles, tout étant fermé ?). Sur une place importante une policière s’est approchée de moi, et j’ai bien cru qu’elle voulait me renvoyer à mon intérieur, mais il ne s’agissait que de m’informer que l’on n’avait pas le droit de rouler à vélo sur la place. Pourtant les rues s’étaient maintenant presque complètement vidées. Je ne pouvais me résoudre à rentrer m’enfermer: solitude pour solitude, à l’extérieur au moins j’avais le réconfort de ce grand ciel qui s’obscurcissait au dessus de moi, et la liberté de respirer l’air sans limites ; peut-être inspiré par ces espèces simples et éternelles que sont le ciel et l’air, je me suis assis devant l’un des plus anciens édifices religieux de la ville, mais sa beauté maintes fois admirée, cette dois m’échappait en partie : tout, privé d’hommes, commençait à renvoyer l’écho creux d’un décor de carton…
J’ai encore téléphoné à un ami, qui préparait son appartement pour que sa famille habituellement séparée puisse y passer ensemble les semaines de confinement et nous avons longuement partagé nos incertitudes et nos inquiétudes; enfin c’était la nuit, l’heure fatidique se rapprochait, il fallait bien rentrer, sauf à encourir le hasard d’une rencontre avec les autorités.
Absents, dans la ville, les hommes, absente la lumière du jour qui avait éclairé leur gestes, l’impression de facticité se renforçait jusqu’au morbide : tous nos monuments sont le fruit d’une histoire humaine menée au plein jour, au regard de la société qui les ont suscités, et ils n’avaient plus de sens dans leur solitude: lorsque nous serons tous morts, nos monuments seront sans objet et restitués à la matière. (La mort colorait mes impressions car personne ne pouvait exclure, alors, d’être emporté par le Covid19, on ne disposait pas encore des informations sériées permettant à chacun d’évaluer rationnellement son risque.) Je me sentais un fantôme hantant la scène vide et immense d’un théâtre, dans un entrepôt parsemé de bâtisses creuses demeurées où le hasard les avait jetées.
Le confinement étant presque universel, tout lieu semblait flotter au dessus de ses coordonnées spatiales et se trouver à la fois partout et nulle part. Dans cet état d’esprit, dans un sursaut d’humour aussi à l’orée de l’adversité, j’ai pris les photos qui feront l’objet de la publication suivante.

(*Il s’agit en tout cas de l’opinion courante: l’évènement redresse l’individu à sa hauteur, ou au contraire le voit s’aplatir, de toute manière lui fait « donner ce qu’il a dans les tripes ». Mais est-ce juste? Face à l’irruption de l’inattendu il m’est arrivé d’être courageux jusqu’à l’absurde, ou paralysé de lâcheté, ou de réagir par instinct avec un incroyable à-propos (qui m’a sauvé la vie), et en ce qui me concerne je ne suis pas certain qu’une telle diversité de réactions ne signale pas le plus pur et le plus contingent, inconséquent hasard.)
(**Malade, alité, abattu par des coups du sort ou des injustices, toujours j’ai trouvé réconfort à la lecture – même lente et laborieuse, en Grec – de Marc Aurèle.)

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Coronablog -1 Jardin mortuaire des délices. Les frontières ferment.

Quels beaux animaux nous sommes, dans notre imprévoyance! Il n’y a que quelques coups d’avance que nous voulions prévoir; le zèbre s’abreuve parfois à la même source, et côte-à-côte, que le fauve qui le mangera.
Quand, nous Français, sommes-nous entrés dans la crise ? Quand nous nous y trouvions déjà plongés, et qu’elle semait la pagaille dans les opinions et les partis et la panique dans les hôpitaux ? Quand les yeux des gestionnaires de l’état se sont enfin dessillés et qu’ils se sont découverts déjà environnés des préparatifs d’un immense désastre? Ou peut-être jamais ? Certes il y avait eu, dans les média, la Chine, mais cette émergence lointaine de l’évènement n’avait éveillé qu’une distante commisération – qui peut se vanter ou se remémorer une inquiétude? Je suis éternel jusqu’à l’instant de ma mort. Rappelons-nous qu’en Italie, en Bavière, on continuait les échanges personnels et professionnels avec Wuhan, qu’en France on se refusait à entraver les liens économiques avec une région à laquelle les entreprises s’étaient étroitement associées.
C’était il y a peu, mais c’était avant. Il ne s’agissait pas encore de savoir qui l’on était, qui l’on serait, et de jauger nos ressources et nos forces et nos fêlures – il ne s’agissait que de continuer à parler à désirer à jouir à prétendre…
Et puis le virus a rudement débarqué en Italie, mais que faut-il à l’âne social pour qu’il détourne la tête de son chemin d’habitudes, de sa mangeaille, de ses saillies, de ses profits et conflits? La Chine, l’Italie… Mais nous on est Français, on discutaille, on profite, comme d’habitude… La dernière lampée de vin on la boit sur le chemin de la perdition, sur la route de l’exil, sur l’échafaud, enfin n’importe où pourvu qu’on n’ait pas à ouvrir les yeux trop tôt sur le réel…
(Je reporte ces lignes à partir d’un journal écrit au mois de mars. Depuis, le cours des évènements à malheureusement montré que la bêtise de la pensée magique n’épargne que peu de pays.)
Et moi j’étais âne parmi les ânes. Tout était pourtant, à partir de ce moment, si visiblement prévisible. Mais j’ai voulu profiter des dernières brèches, des derniers intervalles de calme entre les branles de plus en plus rapprochés du tocsin… Je suis monté dans un avion tout en lisant sur mon téléphone -je me trouvais, réellement, dans la rampe d’accès à l’appareil- que dans la capitale où je me rendais pour la fin de semaine les restaurants, les lieux de sortie, les lieux publics fermaient… Des messages d’amis plus sages m’avertissaient du risque de fermeture des frontières, de ce que je pourrais rester bloqué… J’ai pris malgré tout mon avion, même si en vol la carlingue d’acier paraissait plus fine et plus précaire, qui nous portait au dessus des terres et des nations et des villes phosphorescentes dans la nuit.
À mon arrivée le théâtre où je devais assister à un spectacle – dont j’ai oublié jusqu’au titre était fermé – mais pas question de se laisser abattre par si peu, et je réussis malgré tout à voir la moitié d’un film dans le dernier cinéma ouvert.
(2 Seulement la moitié du film.)(1 je comptais te parler comme si je n’avais plus rien à perdre)(2 il y a des étreintes pressées comme des aveux)
Du coup, ironiquement, c’est du milieu d’un cimetière que j’ai enfin entendu le cercle de la menace se fermer, comme il était inévitable qu’enfin il se fermât. Quel paradoxe, que l’un des derniers carrés de vie à Paris eût justement été ce beau lieu de mort qu’est le Père Lachaise. Au delà des Alpes les cercueils s’empilaient dans les morgues d’hôpitaux, et les pierres tombales se pressaient dans les plaines et remontaient les routes à l’arrière des monts; comme autrefois les trophées et enseignes des armées antiques. Mais nous à Paris on se réchauffait les miches au soleil des tombes. Au début la promenade était belle; et puis il y a eu de plus de gens, une foule absurde, à déambuler au milieu des morts, parmi laquelle (la foule) nous étions. Le soleil me poignait, la conversation se perdait quelque part dans le contraste incertain de nos peaux. Je suis parti, on m’a laissé partir, de toutes façons le sens ne se trouvait plus, la foule hagarde était à l’image de ce qui ne se tissait pas entre nous. (1. Il messied d’en dire trop)
Puis un SMS, reçu en plein soleil de l’amie chère, la bienfaisante (l’amie qui au moment où je parle ne l’est peut-être plus, étourdie qu’elle préfère être dans le double cocon régressif de sa chambre et de la chimie): les frontières fermaient, les avions ne décollaient plus, ni les trains ne circulaient; durant mon absence de quelques heures et alors que j’étais ignorant de l’actualité, on m’avait réservé un départ, le dernier, pour le soir, chaque minute comptait, il fallait avoir quitté le pays à minuit.
Tout soudain est frappé de nullité devant ces circonstances inouïes. On calcule une dernière fois, on suppute, dans sa tête on élabore des échappatoires qui toutes conduisent à des impasses. La pensée ordonnée, répondant dans ses structures aux structures d’un réel ordonné et prévisible, laisse place à un tourbillon. Pendant plus de 25 ans j’ai été de ces gens dont la vie s’est morcelée, souvent pour le meilleur et le plus agréable, au gré des voyages, des déménagements, des pays, des paysages — forêts lacs océans déserts — bras d’océan gelés, croûtes de glace soulevées par les marées, forêt de lianes, bouillonnement d’eaux et de chaudes lumières (« les servantes de ma mère grandes filles luisantes »), canoës portés à travers la forêt, boiseries fièrement arborées de grands mammifères, marches sur les banquises bleues des rivières d’hiver, et ce chameau blanc croisé chaque matin au moment de mes courses sur la plage! – chameau d’écume roulé hors du cône bleu de la mer ? — les soleils… — et dans les pays les gens les amis rencontrés, amis de danse, amis de manger et de boire, amis de penser, amis de vieillir et de mourir, amis glanés au long des chemins comme les cailloux, censés nous ramener au logis – mais quel logis ? – du conte, en tout cas amis d’amitiés vraies trouvées et perdues et tout le temps retrouvées — et moi réparti sur tout cela ! façon puzzle! – et quelle logique ? Sinon la logique universel du vivre, rendue plus visible peut-être par la fragmentation : logique de l’évertuement toujours à vouloir prendre forme toujours quand tout, toujours, se déforme et se défait… Mais le SMS au soleil du boulevard, à la porte du cimetière, et malgré les supputations et les élucubrations les herses s’abaissent au travers des frontières tranchant à vif dans les vivants fragments – en tronçons de mirliton déshérents et tous gigotants sur les parvis du monde où je les ai laissés je suis – et me laissent à me recomposer, sur le boulevard aveuglé de lumière blanche, et me somment de partir de chez moi pour rentrer chez moi et me couper de tout ce qui a été chez moi… Ensuite la banale collecte des bagages, l’amie encore chère qui vous tourne le dos dans l’ascenseur étroit, pour ne pas respirer les miasmes de la mort, inéluctablement liée à la vie (renier la mort c’est renier la vie, et peut-être en cette période de grande mise à plat découvre-t-on que l’occident tout entier était engagé sur ce chemin d’illusion)… Le taxi, on est éberlué, les transports –un, deux –, la frontière est passée, mais pourquoi faire ? transport trois on est épuisé, comme la planète – c’est la révélation de l’épuisement d’une manière de vivre, toute une infrastructure mondiale instantanément tuée par une bête microscopique… A côté de moi un type parle sans cesse au téléphone, lorsque je le lui fais remarquer il raccroche mais entreprend de me vendre une voiture… On ne sait pas, à ce stade, si l’on va survivre, si l’on va revoir ceux que l’on aime et qui sont très loin, mais il est vrai qu’il faudra bien arriver quelque part, le soleil se couche sur l’horizon légèrement déformé par le verre bombé de la fenêtre, merci pour la proposition l’ami, la voiture, je vais y réfléchir…

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Rendre sens&ne perdre. Coronablog 0

Ce fut une épreuve.
Fut-ce une épreuve? Il me gêne d’avouer que ce le fut pour moi, mais je le fais ici où nous sommes entre amis. Gêne car je n’ai été ni corps gisant sur lit d’hôpital, dépendant d’une machine pour sa vie; ni corps aux matins contraint de laisser les siens à l’espoir de la sécurité pour sortir travailler dans un monde frappé d’une menace inouïe (car au début, souvenez-vous, on ne savait rien, on ne comprenait rien et la catastrophe semblait potentiellement sans limites); ni corps cloîtré dans une région bouclée de morgues débordantes dans des camions réfrigérés, de rues vides patrouillées par des soldats masqués.
Mais que voulez-vous? je n’ai pu voir et je ne peux témoigner qu’à partir de ce corps, le mien, épargné. Bien sûr l’oeil chamanique du romancier doit lui permettre de se fixer sur d’autres fronts, de s’imaginer dans d’autres synesthésies, et mille, dix-mille littérateurs ont effectué ce transport vers dix-mille, cent dix-mille personnages. Mais je ne veux ici – puisque nous sommes entre amis – que rendre compte et tirer les enseignements de l’expérience — pour ne pas oser dire l’épreuve — qui a été la mienne. Et peut-être, humblement, étant homme parmi vous et point trop différents de vous, ce que j’ai à dire vous concernera un peu, et nous permettra de vibrer en sympathie, et peut-être de démêler un peu, avant qu’il soit trop tard, de la masse confuse des émotions et des sensorialités qui nous traversaient, démêler donc les linéaments, les membres, le corps massif de l’expérience – la Réalité ce dieu inaccessible et sans forme qui remue dans l’obscurité son corps de géant dont parfois les éclairs nous aveuglent, parfois nous éblouissent et nous emplissent de leur beauté, parfois nous égarent. Avant qu’il ne soit trop tard car, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, l’épreuve s’offusque déjà, et puis perd ses bords et se mêle à ce qui l’a suivie, se pollue de débats rétrospectifs ; je ne veux pas que nous perdions ces trois mois de notre vie et de notre mort.
      Et pourquoi un blog? Pourquoi cette interlocution (en partie illusoire) ? Parce que l’épreuve, protéiforme, a été à la fois intime et collective, et demande naturellement à être élucidée dans une collectivité (illusoire au moins) que je me représente amicale: comme on chuchote, le soir, entre amis, des confidences intimes, assez bas pour que les enfants, s’ils ne dorment pas, ne nous entendent pas ; et dans cette veillée passent et s’entremêlent et résonnent les drames personnels de tout un chacun, pour tisser le drame collectif qui nous occupe, tant bien que mal, jusqu’à la fin de la veillée. Je ne me flatte pas, ou ne m’inquiète pas, d’une grande audience.
          Comment vous êtes-vous ressentis de la suspension de vos libertés ? Je vous invite à me répondre, ici ou ailleurs (vous êtes d’ailleurs bienvenus si vous voulez publier sur ce même blog, sous votre nom ou anonymement, un témoignage ou un commentaire). Les amis avec qui j’ai parlé – tous du bon côté de la barrière sociale il est vrai — s’accommodaient finalement bien de la situation. Suis-je le seul à qui, sans qu’autre offense ou lésion me soit faite, elle a été intolérable ? J’ai craqué très vite. J’ai réalisé que je vivais et fanfaronnais au sommet d’échasses fragiles: bien commode juchement dans le ciel pour souvent ne rien savoir du marais vivant et sombre auquel j’émargeais (j’ai autrefois écrit un récit qui comportait une scène de bataille marécageuse, et qui sait si je n’exprimais pas déjà le même sentiment existentiel). Privé de mes exutoires, de mes compensations, de mes miroirs rassurants, de mes distractions, des fanfaronnades, des joyeuses illusions dont nous croyons tous nous en mettre plein la vue, il ne m’est rien resté d’autre qu’un impitoyable face-à-face avec le vide – une tuerie dont j’étais la cible, où chaque coup portait.
(Pasternak remarque quelque part dans son Jivago – bordélique et merveilleux roman qui m’a accompagné et sauvé durant ma quarantaine dans les bois — que beaucoup des gens intéressants, des excentriques ou des personnalités fortes en couleurs, de la haute société russe, perdirent tout intérêt lorsque la société qui sustentaient leurs charmes cessa d’exister (en 1917) : il se révéla qu’à part les écarts que permettaient leur richesse, ils n’avaient rien d’intéressant individuellement.)
     Dans cette faiblesse je ne peux m’empêcher d’accuser un caractère générationnel, un effet des conditions de notre vie. Notre génération a bien dû aller de l’avant, comme toutes celles qui l’ont précédée, mais nous l’avons fait le regard toujours tourné au dessus de notre épaule, suivant des prescriptions de vie caduques et des idéaux légués par de défuntes circonstances; nous fûmes programmés pour bâtir là où il n’y avait pas de sol et être là où il n’y avait pas d’être et remporter les batailles déjà perdues par nos prédécesseurs. Nous avons été épargnés mais pour rien, pour tomber dans les mâchoires voraces et invisibles de l’absurde.
Quant à moi, un matin, très tôt au début du confinement, je n’ai plus pu me lever, une hallucination prégnante me hantait, j’ai eu peur comme jamais je ne l’avais été dans ma vie d’être culbuté par la folie, je me suis enfui.
(De ce que j’écris ici, beaucoup est la retranscription de mon journal, tenu autant que possible au fil du temps. De ce journal, la dernière phrase pré-Corona, écrite en mars, n’était pas très gaie: « Lorsque je ne suis pas en compagnie de mon fils, je vois la vie du côté de la mort »… La grande cavalcade à travers le monde, qui a suivi, de la Faucheuse, a remis les pendules à l’heure.)

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