Le paradis des livres /\ Le soulagement des mots

Au matin, avant que la vie n’accuse les ombres et les contours (ou que les ombres et les contours n’accusent la vie), avant que chaque chose ne s’approfondisse d’un relief où se dissimule son secret, avant que la vie ne me rattrape… Je lis.

Ma conscience est pure : un lac tranquille, un miroir.  L’absence de trouble laisse se refléter le texte dans toute son étendue, sur les eaux plates de ma pensée, à peine plissées d’une respiration. C’est un espace limpide qui s’ouvre quotidiennement : mon paradis de la lecture. Et il est d’autant plus entier et vaste que la langue qui m’occupe est plus éloignée de la mienne : idées vives écrites dans des langues mortes, poésie mortes de l’orée de notre langue vive, langues étrangères… Je m’étonne de certains termes, je vérifie des étymologies, je prends des notes pour des écrits futurs qui peut-être n’auront pas lieu (les mots sont la provende et la guerre de l’écrivain, sa préoccupation constante : Montherlant lisait quotidiennement le Littré !), je m’étonne je m’ébaudis je m’esmaie (racine magne…) je me turlupine… Pour être calme mon plaisir n’est pas moins vif ; selon l’ampleur des découvertes il peut devenir intense, passionné…

En cette heure lumineuse et pourtant épargnée des préoccupations ultérieures du jour, les mots sont neutres et m’appellent sympathiquement, ils me font signes d’amitié, sur l’étendue blanche de la page ; ils n’ont à ces heures que leur beauté propre, sans ces petites queues de serpents qu’ils prennent plus tard durant le jour.

Plus tard, durant le jour, leurs ombres se sont allongées. Il leur est poussé tout un tortillamini de significations, une petite caudule frauduleuse, qui les ancrent derrière la page, là où je me trouve désormais : car je suis passé, alors, derrière la page ! C’en est fini de leur neutralité, aux mots, et de notre étrangeté réciproque et néanmoins bienveillante : leurs flagelles remuent et se livrent en moi à des copulations contre nature. Conciliabules, prises de langue, perpétrations obscures : je n’ai, de l’étendue du dégât, qu’une connaissance de seconde main : une nuit diurne qui remue, douloureuse. Parfois un souvenir plus clair jaillit, encadré et détaché avec la cruauté d’une photo.

Mais au matin rien de tout cela : les pages tournent repliant une à une leur lac tranquille, où voguent les convois des petits esquifs souriants et inambigus. Chaque page remplace l’autre, sans heurt sinon un petit courant d’air. C’est une illusion, et pourtant c’est la vérité : la vérité sans moi, verité impossible, vérité illusoire.

Maints penseurs se sont penchés sur le plaisir de lecture, et pourtant il me semble que pas un n’a parlé des mots, des mots eux-mêmes ; tous bizarrement se précipitent au niveau du discours, où ils s’ébattent de fiction, s’éjouissent de narration. Dans son Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre, si je me souviens bien, en fait le lieu libre d’une coproduction artistique et de valeurs, jamais définitive, entre l’auteur et le lecteur. Dans Pourquoi la fiction ?, Schaeffer réduit la littérature à une sous-partie de la pulsion fictionnelle : une donnée anthropologique, issue de notre adaptation, qui servit à l’exploration virtuelle de nos vicissitudes possibles dans le monde. Mais les mots, la langue elle-même, sauf erreur, pas un… Voici ce qu’il m’en semble : si ma lecture matutinale est si pure, c’est qu’elle me détache de mon langage, de mon idiosyncrasie (ce qui peut se faire à toute heure, mais est peut-être plus facile dans une saisine d’après sommeil, quand le langage n’est pas rassis dans ses voies accoutumées), elle déloge mes mots de leurs connexions et les ré-établit dans des configurations inouïes, dans un espace de significations autres, qui est celui du texte que je lis. Mes mots ayant été décrochés de la trame recrue et fatigante d’être trop parcourue, qui les retient captifs, ma langue étant en quelque sort hors-ma-langue, je suis en apesanteur au-dessus de ma langue, en explorateur rénové du désir et du plaisir, et je m’esjouis et me déduis, à suivre les fils de la pensée d’autrui, et leurs entrelacs inouïs…

Maints penseurs ont discouru sur le discours, mais quant à moi le souvenir de mon paradis de mots me poursuit toute la journée, comme les images d’un séjour apaisant que l’on a fait autrefois, en pays étranger.

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