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Coronablog 7: la caverne

Je n’ai presqu’aucun souvenir de ma première semaine à Waubaushene. Tout juste des alternances de lueurs brisant à travers les couches épaisses d’un ciel lourd, et d’ombres au contraire appesanties, géantes, sur le paysage immobile du lac, des roseaux et des boues. Car mes journées étaient courtes, et entaillées de périodes de récupération: dans la nuit, du milieu de ma cavité de lumière, je participais en effet, de la besogne qui est la mienne, à l’activité de la fourmilière humaine, sous le seul témoignage de la lune univoque, et réchauffé par les flammes kitsch d’un faux poêle à bois. Au risque de décevoir je dois avouer que je n’ai rien vu durant mes nuits de veille: ni coyote ni cerf, ni ombre errante sur la rive, ni barque mystérieuse flottant sans la troubler sur la surface du lac: juste l’écran sur lequel j’avais les yeux rivés. Réduit que j’étais à ma condition de rouage, maillon conscient de la chaîne humaine, animé par elle et y contribuant, de mon coin du cybermonde, ma propre étincelle de conscience. J’aurais pu, sans doute, prendre quelques jours de repos, justifiés par mon état psychologique et physique, et d’ailleurs proposés par un médecin. Mais je considérais qu’il appartenait à chacun des maillons de s’efforcer, de tenir la tension, autant qu’il le pouvait : si le devoir nous enchaîne, sa chaîne est aussi la chaîne humaine au long de laquelle nous pensons, nous vivons, nous existons. Enfin je croyais que j’apportais, aux jeunes gens à qui je parlais, – et à égalité avec les collègues qui avec moi formaient un cercle de présences et de voix – une rassurante familiarité humaine, qui pouvait les maintenir à flot dans leur isolement. L’inverse était vrai aussi: leur attention et leurs questions apportaient du sens à ce carré de boue où je me trouvais, et atténuaient mon isolement. De certains de ces tout jeunes gens je peux dire maintenant que l’adaptabilité qu’ils ont montrée, la ténacité, le courage, l’ardeur à apprendre dans des circonstances impropices, m’ont parfois ému jusqu’aux larmes.
Travailler la nuit, surtout au milieu d’une région presque vide, annulée par une obscurité totale, est étrange… Les aubes étaient belles, que je voyais se lever au dessus du lac durant mes quelques minutes de pause… Et puis j’allais me coucher, travail de la nuit accompli, au moment où le soleil passait au dessus des toits de l’autre rive (Waubaushene émiette ses quelques maisons devant un bras relativement étroit de la Baie Géorgienne, elle même découpe latérale de l’immense Lac Huron). Au réveil, évidemment tardif, les évènements professionnels de la nuit -travail régulier mais aussi conversations, réunions – présentaient la consistance mémorielle confuse du rêve. Pour asseoir ma pensée troublée, et commencer d’un libre plaisir ma période de vie diurne, je lisais Seamus Heaney, North (livre que m’avait fait connaître le dramaturge et poète canadien Richard Sanger, à qui je dois, en plus de belles lectures, certains des meilleurs souvenirs de ma vie à Toronto). Toutes les époques troublées éprouvent ou redécouvrent la nécessité de la poésie, même en France, où elle est tant ignorée. Le soir, ainsi qu’au cours de mes pauses nocturnes, je retournais à l’énorme epos de Jivago, qui m’emportait dans des forêts de Sibérie, lesquelles je ne pouvais m’empêcher d’imaginer être celles qui commençaient au bout de mon jardin. L’après midi je passais une grosse demi-heure à m’entretenir avec mon fils, sur Skype, de ses préoccupations d’enfant, et à nous réjouir de nos retrouvailles proches. Le reste du temps je travaillais, préparant les cours de la nuit suivante. (Je remercie aussi ici l’amie Bettina, pour m’avoir envoyé un message quotidien de soutien, agrémenté d’une photo de son footing matutinal au bord de l’Isar.)
J’essayais de ne pas me réendormir durant le jour, afin de pouvoir le faire mieux au coucher du soleil. La nuit je faisais une sieste durant les heures de déjeuner de mon méridien de travail, et d’autres plus courtes -10, 20 minutes- durant les petites pauses. Ainsi j’arrivais à totaliser 5 à 7 heures de sommeil fragmenté sur une journée de 24 heures. On ne dort pas ainsi naturellement – en tout cas moi je ne dors pas ainsi naturellement – et j’ai dû donc pour toutes ces semaines, relever mon organisme de ses fonctions de régulateur naturel du sommeil, et administrer rationnellement et chimiquement ma narcolepsie (d’où aussi le brouillard amnésique qui recouvrait, dans la journée, mes activités de la nuit précédente).
Malgré cela peu à peu je retrouvais le calme… Mon organisme, fétu déposé par une fusée de l’autre côté du monde, traversé par les jointures de ce monde et craquant de ses craquements, se recomposait dans la routine, la solitude, le silence et les lectures. Mon rythme cardiaque cessa peu à peu ses chamades. La terrible, exacerbée tension interne -nerveuse ou sanguine je ne sais- qui depuis des jours et des jours me faisait me sentir comme un robot hydraulique près d’éclater sous la pression de ses fluides déréglés, retomba pour laisser place à un épuisement plus naturel. J’achevai la première semaine et j’atteignis les vacances, je sortis de ma cabane pour la première fois, en titubant, la tête sonnante et vide.

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Ambroisie

Cy Twombly

  I

Sa confiance ! Et l’harmonie innée… Je m’abandonne au dos moutonnant de la mer, à l’orgie du ciel saturé de photons, et à l’enthousiasme sadique de cette petite créature, appliquée à m’enfoncer la tête sous l’eau

Pourquoi l’affinité si ancienne de l’éternité, avec la mer et avec le soleil ? Moi dans l’eau, et les bras de mon petit chéri, exalté d’une force illusoire qui est la convention du jeu, me tiennent à la surface comme si j’étais un fétu, comme si j’étais son jouet… Je ne vois plus rien dans la conflagration du soleil et des eaux, mes yeux brûlés de soleil et de sel, je suis à moitié noyé (ou je prétends l’être), j’entends seulement la voix hilare, piaillante – car le jeu est exaltant – et je sens seulement l’anse double des petits bras maigrichons qui me portent sans aucune hésitation quant à la possession et la libre disposition de cette grande masse paternelle, grande plus que le petit bonhomme de plusieurs fois

Et lorsque la vague – extrêmement attendue – vient, quelle joie, de me pousser dans le mol élément

II

Un glacis géométrique et miroitant s’ouvre devant mon front et je défaus dans le déroulé saumâtre de l’onde, mes yeux ! clos devant l’imminence du choc, se rouvrent dans le tumulte d’une héronnière de lumière

Au dessus, alors, sur la table déclive des eaux, quelle absence inconcevable… Quelle ! l’emphase inverse du néant… Une fleur d’oubli, sans tige, s’épanouit et croît et se diffuse en larges corolles incertaines, remous bouillonnants, puis languissants, puis rien… Il me tente d’imaginer le vent souffler, nonchalant, sur les eaux désertes de ma perte… Et que ce même vent indifférent, porteur des particules de mon souvenir, soufflera et hantera chaque grain de sable de cette vieille plage, sèche de la consumation des siècles, et qu’il soufflera aussi plus haut sur la grève, à la ligne des eaux là où gisent, parmi les morceaux d’huîtres, de palourdes, et les débris fades de l’anthropocène : la chaloupe renoncée de l’exil, et les coquilles vides des rêves qui furent rêvés en vain… Comme, un jour, à l’expiration des temps, le même vent soufflera sur la fraîche chandelle, le miracle de ta vie (et la pensée extrême et délétère que tu partages la fragilité de toutes choses, mon encore tout petit enfant, point comme une mort dans la mort)

III

Moi, c’est sans doute ma chute dans l’organdi liquide de la vague qui m’a infusé l’encre de ces spéculations morbides, mais pour Toi, à cette heure allègre de ta vie sous le soleil, l’Être est vivant, il irradie sur l’horizon il chante dans la mer, et ce que tu cherches absolument, ton apothéose métaphysique, c’est — de me maintenir la tête sous l’eau, tout au fond, si possible, sur le lit de l’arène invisible: victoire totale! triomphe éclatant ! Quitte à me piétiner, à me fouler sans pitié, à monter sur mon dos pour me soumettre de tout ton poids dérisoire : un pied entre mes omoplates, un autre sur mon occiput… Prise terrible ! imparable ! Impitoyable surfeur-naufrageur de papa que tu es… Et te voilà juché comme un héros sur la docile bête blanche domptée dans les profondeurs glauques, tel un de ces anciens dieux-enfants, porteurs du thyrse et montés sur le dos de dauphins, de tritons, d’hippocampes, que des marins désaffranchis et des mendiants intoxiqués assuraient voir cingler au soir des darses et des quais, sur le croisillon écarlate et tremblant de la mer, dans l’encadrement de ballots de myrrhe, d’encens, de sylphe (et autres autres mystérieuses denrées opiacées en « y »)

et dont faisaient rapport au poète public : concord des témoignages, consigne, estampille, sceau du pontife portuaire…

Lestez de ma preuve – si je remonte des profondeurs glauques -, le dossier de la capitainerie: car j’ai été moi aussi témoin qu’un enfant heureux est un petit dieu

Ton rire

              (et un enfant malheureux ? un pli sur le front de l’humanité, une incohérence fatale

               Croyants en un dieu créateur et bon ! je vous demande de rendre compte, par d’autre chose que des sornettes, du malheur des enfants !)

              ton rire engendre des oiseaux à l’oxygène du ciel: pêcheurs d’yeux de tranquille voltige, ils ne font qu’une bouchée du spectacle de mon absence. Moi, attardécoulé au fond d’un monde lourd et lent, aveugle sous l’ébattement des ailes de lumière, j’ai dans ma bouche le goût insipide d’une sourde gisance où dériveraient, à mon seul désir, les ombres de songes sablonneux, les formes vagues des regrets, des plénitudes oubliées

Mais la grande roue paternelle du devoir m’enfixe à une remontée prompte hors de cette caverne de mol abandon. Car si je prolonge la feintise de ma disparition plus que tu ne le voudrais : tu t’alarmes ! et je sens l’empressement poignant de tes petites mains prêtes à tout pour m’extraire de l’engloutissement qu’elles ont commis, et l’écho de tes cris non seulement m’atteint et me peine dans ma gangue marine, mais ennoircit l’humeur de la mère au rivage

Alors je resurgis, en monstre de bisous et de guili-guilis.

IV

Bien vite le monstre est arraisonné et recapturé et tu me remets face à la vague suivante — la vague toujours aussi captivante, la vague, même assombrie (une lune transparente partage maintenant le ciel), n’est jamais définitive, jamais ne clôt ton enthousiasme: quelle profusion de joie déborde de l’échancrure de la mer ! Le monde n’en finit plus de dérouler sa nouveauté, et l’on crie d’effroi feint dans l’écume ! mais la vérité !

                                                                        la vérité est que nos veines sont neuves et s’offrent à cette remontée du monde vers nos coeurs… « Toi et moi mêlés », Mallarmé dit ainsi dans son Tombeau d’Anatole, « toi et moi mêlés » nous nous laissons culbuter dans ce déferlement, dans cette danse du ciel et de la mer et de la lumière : une douce violence, un fracas joyeux qui désintègre dans les choses tout ce qu’elles auraient de double et d’obscur, et nous accorde avec le désaccord de sensations rapides et, changeantes, plus vite que les vaguelettes infinies… Vain le vouloir y fixer des formes, la vie est un tunnel d’écume, et main dans la main – pour que je ne te perde pas dans l’agitation de ce grand monde mouvant où tant de forces sont en lutte – nous y volons –papillons dans l’affinité d’un jour libre, âmes amies, éblouies d’un jour entier à vivre dans cette cascade de lumière –,

                                                           éblouies par les éclats de cristal du ciel éparpillé, par la dentelle extravagante de l’eau échappée de son assise et son poids où, dans l’acuité de chaque instant s’inscrit une myriade de détails évanescents – comme à la rosace des cathédrales à l’heure élue du soleil – détails ténus infimes précieux qui explosent dans l’air nu sans laisser sur nous d’autre sillage que la conviction, chez moi grave, chez toi évidente et négligeable, d’avoir vu au déclin de ce jour, à l’échéance du tunnel de l’âme, la nature étinceler de ses mystères… Telle une broche à l’avers du soir

(Incertaine la matière ; prélude, le temps

Étincellements instantanés et sans nom, virgule d’un sourire abandonné)

V

Alors que mes mains d’adulte flottent perdues entre les mots et les choses, au ciel de ton regard d’enfant roulent les phénomènes : l’instant s’émeut inaugural, monumental, et le rideau indéfiniment se lève d’une scène sidérante où tonne le monde sur la scène du monde, où la sensation bouillonne, où des oves de lumière – aurores nomades débandées par le soir – passent, sur le ventre gravide de la mer…

Au ciel un frai pulsatile d’étoiles se décrypte au défilé de tes cils

Quel usage fais-tu de tout cela ? Comme les enfants doivent avoir de grandes âmes pour que s’accoutument à leurs miroirs, et s’entrechoquent sans les briser, de tels phénomènes inouïs… De telles âmes Gargantuesques, les âmes des enfants ! qu’à leur miroir le monde s’élucide, en dissolvant ses masques de Gorgones, de Griffes, de Séleucides

Car si j’aperçois, moi, de ma vieille hauteur lasse, et si je crains pour toi, un jour où tu seras loin de moi, les éclairs, le chrome des griffes des fauves de l’horizon

           toi, écuyer de l’innocence, tu ne vois déferler sur les flots, du lointain profus de l’horizon, qu’un gentil moutonnement de tigres de coton — troupeau ami qui pousse dans tes mains ses mufles de velours

L’offrande du monde est vive, elle se prend sans attendre ! il n’y a pas d’autre temps, patient – invention drôle des adultes – dans le vestibule du présent: don du monde, l’instant… le monde naît du tison de ton regard… Le monde, sa muraille de merveilles, s’élève de ton regard — prodige

VI

Et de cet univers de fastes, d’enchantements oubliés de moi adulte, à ton plaisir tu soustrais le temps, au calme temporaire d’une récession des eaux, de me glisser sur l’onde d’un sourire ravi, d’oeil à oeil, un reflet

Quelle clarté remonte alors l’axone de ma vie ! transperce les écailles de calcaire, éblouit les chambres intérieures où végétaient (mornes équations de Huyghens) de si lasses optiques… Avoir six ans! enveloppé de ta joie, rénové, à nouveau haut comme les trois pommes dans un monde vierge, géant, inexploré, où chaque objet flotte dans son halo de nouveauté, éblouissant sous la canopée de son être miraculeux

Campés aux avants d’un navire, d’un peuple, d’une pensée, d’un rêve, les faiseurs de monde ont dû connaître cette résurrection en eux de leur enfance lorsque se levait l’aube sur la terre longtemps cherchée, ou la réponse ardemment espérée, ou l’accomplissement de la promesse

Tel – éclatant, bouleversant – a aussi dû être mon propre monde à l’orée de ce tunnel où se fore une vie

(orée pour moi si vite et tristement assombrie : violence des mots, des gestes – outrance et indécence – saccage sans vergogne, négligent et bête, d’une enfance… Je voudrais protéger chez toi ce foyer de joie de l’enfance, et qu’il t’habite longtemps)

(et c’est de nourrir ta joie qui fait que je ne vis pas en vain, que je m’accroche encore à ce surplomb, à ce rebord)

VII

Mais quoi! tu m’appelles? Tu as raison: que dérivé-je encore dans les espaces quand le jeu, le jeu est infini ! S’il n’en tenait qu’à toi le jeu durerait plus que ne dure le jour, en tout cas beaucoup plus que la fomentation, en ton papa, des habituels desseins lamentables et trop tôt survenus, des adultes : retourner à la maison, dîner, se laver, se coucher

Incompréhensible Léviathan de préoccupations subalternes !

Alors, l’instant étant précieux de notre harmonie alors, une fois encore, une fois de plus pour ta grande joie, je te laisse me plonger sous la vague, dont une fois de plus tu m’extrais, pour me porter à cette hauteur d’enfance d’où j’ai de longtemps déchu… Derechef bisous et guilis-guilis

Ah ! si l’on pouvait jouer toujours, ah ! si l’on pouvait flamber toujours, dans ce soleil, dans cette journée belle et sèche comme un collage de Matisse, où la joie crépite dans les seules dimensions de l’espace, où la flamme du temps s’est immobilisée mordorée et belle dans sa dévoration

(et toi petit corps luisant corail fragile et ruisselant affublé de bras secs et nerveux encore mal coordonnés pour répondre aux provocations de l’eau)

Qui jamais ne joua avec un enfant, je lui fais peu crédit au commerce de l’âme

VIII

Mais, savons-nous à quoi nous jouons ? D’autant passionne le jeu que s’étire à son feu un cristal ramifié de significations

Certainement, moi, écolier aquatique de ton innocence, joué-je à renverser la pente de la perte, à ce que le temps – sur sa flèche et ses équations et dans les alvéoles de ses invisibles exterminations -, recevrait licence et ordre d’un cours inverse, d’annuler ses marques et ses amputations, et comme en s’excusant, de me remettre en mon prime élan

Mais s’il ne s’agissait que de cela, toi, poisson-pilote de ce jour qui à bien des égards est le tien, jouerais-tu avec moi à jeu si désespérément futile ? L’enjeu ne te retiendrait pas, pas un instant ! tant s’en faut que la flèche du temps ne te devînt adverse : au contraire poussée propice qui d’enthousiasme te porte vers de plus hautes tailles dans le ciel, d’autres forces à éprouver, et tant de secrets, dans leur pleine nudité, à découvrir, tant d’autres jeux, d’autres parties, et plus âpres et plus intenses

Le jeu a ses compartiments où sommes séparés. Mais nous jouons ensemble la partie rassurante de ton éternité, mesurée à l’envisageable de ma perte

Car, cependant que le fort-da de la vague me congédie au règne des choses périssables (d’où tu te donnes la puissance de me rappeler, ma disparition produirait béance trop terrifiante), toi tu demeures, petit géant d’orgueil natif, surplombant la dévastation marine cette confusion bleue qui répand autour de toi ses muscles couleuvrins – grouillement reptilien imbu de nuit et entrefilé pour l’heure d’un unique long ru de lumière –, hors d’atteinte des mouvantes incertitudes… C’est à peine si ton ombre frissonne

             (de toutes façons tu n’aimes pas ton ombre, qui aime ce sombre rappel de notre obscure assignation emmi les choses ?)

IX

Et ainsi jouons-nous la scène du jour où, fatigué, le monstre de guilis ne resurgira plus de la vague ; ce jour où t’écherra la charge de ce monde —charge de merveilles, de maux, d’effrois… Le jour où tu te trouveras plus grand que la vague, mais moins que le ciel… Nous jouons au jour de ma mort — retentissement des conques de la mort dans les anches marines, dans les registres roulés de mousse, sous le ciel impartial de l’été

J’accepte que je passerai, et que tu jouiras, au delà de moi, de la beauté de cette grève, du gonflement de l’esprit des eaux, du murmure du ressac rempli des craquements prescients de la fin des choses

Nous répétons inlassablement cette certitude sacrée, cette nécessité de logique : qu’au dernier « couic » de ma corde un jour pincée par une Parque aux ongles peints, demeurera pour toi cette autre fluence, la bienveillante la maternelle… Marée sans fond ni condition qui nous baigna de son lait d’étoile et nous accompagnera, de bon et de mauvais aloi, jusqu’à l’immersion au mystère des fonts derniers… Ô hommes orgueilleux et ombrageux qui à l’instant de votre mort appelez votre mère

(Je ne sais si les femmes, porteuses de l’ovaire, éprouvent aussi cette angoisse mortelle du fruit au moment de tomber

Peut-être le mâle est-il par nature détaché du grand tronc)

X

Mais pour l’heure nous ne voulons que tu saches : qu’il te faudra passer aussi sous la vague trouble, où rien n’est certain, ni le bien, ni le mal, ni le triomphe final des gentils, ni le sens à donner à cette catastrophe sans fin déroulée ; et que parfois continuer à vivre n’est plus qu’un instinct sans ardeur ; et que ce monde n’aura qu’un temps ; et que ce temps, en vrai, est sans retour

(Pour l’heure s’épanche la marée maternelle d’une présence attentive, vêtue d’un sari, sur la plage)

En ce jour privilégié de notre jeu, je veux retenir et le temps amer et la ruée tragique et dérisoire du monde — je : gardien, paramort, sur le chef emmêlés de qui les serpents de l’écume et la foudre

Car, dans les anfractuosités du ciel et de la mer, l’astic à mille têtes proclame la Dame du Couchant

Puisse t-elle respecter les successions, les délais impartis par les rescrits de la nature

Qu’elle m’enveloppe à ses termes, mais soit-elle assez lente à son dessein, la Sinueuse, l’Enveloppante, pour qu’avant l’éclosion en moi de son bouquet de corruption, toi et moi notre soûl ayons eu de jeux et d’amitié, et de banquets, à l’entour des tables du monde

(tables des phénomènes, de la beauté, des connaissances, tables infinies des pensées et des formes)

et que ma destruction soit assez lente, graduelle, pour que je puisse être présent aux collations des grades de ta vie

XI

Le ciel cependant pèse d’un bleu plus pressant et le vent, possiblement ravi vers de plus claires longitudes, semble se désintéresser du jeu. Les vagues sont trop molles à ton goût, tu entreprends de stimuler cet univers léthargique par de grands moulinets de bras —Shiva de poche recréant le théâtre, qui tant te plaisait, de la confusion et des énergies flagrantes

Noria, arc, de gouttes d’eau d’un côté s’élevant vers la transverbération à la rencontre plus haute des derniers rais de lumière, de l’autre retombant et mourant à leurs formes après une dernière grimace solitaire, liquide, de regret d’avoir été si fugaces

Puisque l’attirail de la mer, dans ses rôles de grand-guignol, nous manque, qu’à nous ne tienne d’imaginer que ces restes clapotants, ces médiocres renflements de baignoire impotente, sont des montagnes d’eau ! que l’équilibre n’y saurait sursoir ! que nos cris ne font que se confondre avec les broiements de l’océan furieux s’abattant sur la grève ! et y faisant voler le sable par grands paquets mous

Et les varechs ! et les coques de naufrages affreux ! et les phoques hurlants arrachés de banquises indicibles ! Et moi aussi alors je partirais, inexorablement happé par la succion du maëlstrom affamé… si ta main héroïque ne me secourait une fois de plus ! Si une fois de plus tu ne me sauvais d’une fin indescriptible de hachis tournoyant, exposé à la voracité des grands requins blancs

Que le jeu soit léger pour ses derniers moments, pur et clair dans son dernier bouillon, que ses symboles ne pèsent pour finir, à la balance du sens, plus qu’une poignée de poissons d’argent, sequins d’écailles, reflets changeants, tremblantes inscriptions au flanc glauque des eaux

Et qu’il eût fallu capturer dans leur agile glissement, avant que les pleins et déliés et la vive signifiance ne s’éparpillassent en poudre légère…

XII

Ainsi avons-nous joué, père et fils, tourbillons d’eau et de sable, têtes creuses, atomes de joie – l’un, poussière, et l’esprit comme une luminosité oblique sourdant quelque part de quelle échappée de quel spin de quel électron, lui, né en partie, tel qu’il y paraît, de la même poussière animée de l’autre… Et si frêle ce qui nous lie imparfait ténu sous le soleil des phénomènes assignables et fixes tandis que nous, devrons tomber, pétale après pétale, comme la rose n’est plus, mon petit chéri de chair périssable (et je sais en moi le palais de vent et d’eau où tournoient dans l’intime, comme deux mystères liés, comme deux masques de la même incertitude, vie et mort): deux humains c’est-à-dire: deux colosses de nuées parmi les choses c’est-à-dire: deux souffles éperdus au point de fuite de leur perte

Cependant le soir s’approche, les vagues bien qu’amoindries prennent un goût de tisane amère, c’est à croire qu’elles songeraient à réclamer un dû à l’issue d’un si beau jour… D’ailleurs leur roulement s’est, sans qu’il nous parût, cristallisé de raideur frigide et tu frissonnes, tout piqueté de froid…

L’élastique du jeu nous l’avons tendu jusqu’à ne plus pouvoir, mon petit chéri, il faut savoir renoncer avant de rompre

(Mais comment te ramener de cette trémulation orgiaque, comment imposer à cette joie insensée le renoncement, la connaissance de sa mesure ?

T’ouvrir plus tard cet espace intérieur où le sang, aussi, peut s’élever en tempête : l’art)

Pour l’instant, plus expédiente manière malgré tes protestations : hop! sur les épaules, et sur le sable le petit fardeau criaillant, bien vite consolé par maman et retogé d’une serviette Paw Patrol

XIII

La berge s’avère clémente et douce et nous tournons le dos au grand lac désintéressé de nous, obscurci de ses pensées nocturnes qui ne nous concernent plus

(Quelques pêcheurs espacés, vigies du soir parfaitement immobiles, tentent d’en capter le secret par le truchement nerveux d’indiscernables filins)

Certes il faut ranger les moules à châteaux et les pelles qui creusent les belles douves, mais dans l’air doré et doux le tableau – l’avez-vous remarqué, amis, amis de la lumière de l’aube et de celle du couchant, esprits amis de l’eau et de la clarté, amis qui nous avez regardé jouer ? – le tableau d’un instant heureux s’illustre d’éternité

Pour ces heures à la fois insignes et futiles, il nous semblera qu’il n’était pas vain d’avoir été, d’avoir voulu persisté

Familles, vous l’avez tous connu ce cortège comblé où le soir se résout: on abandonne le couchant derrière soi, les pas sont heureusement las ; sur la pelouse de graminées remises à la mansuétude du vent et de la rosée les silhouettes éparses d’autres groupes attardés, arrondis de besaces et pointus de parasols, se détachent dans l’arrière-fond des dunes, – et tous remontent laborieusement la longue plage, en chenilles processionnaires composées d’un nombre varié de segments — un membre divague sur le terrain grignoté d’ombres, on essaye de garder les enfants propres mais le petit n’a de cesse de se rouler dans le sable — jusqu’au point où les chenilles tâtillonnes s’extraient du crépuscule et convergent vers le parking

                                                             où, dans le contact avec le plastique et le métal des véhicules, sommées de reprendre leur consistance quotidienne les créatures légères de la journée, les êtres de vent et d’eau qui s’étaient crus greffés au bleu du ciel revêtissent, pour prendre le volant, la morne casaque de l’ordinaire

(on aura encore la ressource de rouler lentement sur la digue entre les eaux jumelles, de s’enivrer encore un peu du sel de l’air, d’envier l’accointance des flamands et des cygnes, des chevaliers, avec le menu gibier des eaux pourpres, et les ombres tutélaires qui lentement se lèvent d’entre les salicornes pour prendre possession de la nuit. Il s’évidence que des esprits anciens sont résidents de ces lieux, et qu’il les leur faut restituer à l’heure de l’abolition vespérale, de la tombée de rideau des affairements diurnes

Dans la distance et le soir les petits bâtonnets noirâtres qui figurent les pêcheurs espacent la semblance, irrégulière et vestigiale, d’un propylée antique. Entre leurs colonnes rongées de temps et de nuit des ombres diffuses rampent et se condensent

Pêcheurs devenus êtres intermédiaires, à cheval entre la terre et l’eau, entre le présent et le passé – le visible et l’invisible –, à demi confondus eux-mêmes dans l’attrition des dernières lueurs

Qu’entendent-ils ces commissaires de la nuit? Quels sels tisonnent-ils aux flammes dernières de l’océan ? Quels secrets exhalés par la bouche ronde des poissons ?

Quant à nous l’instant propice et vacillant d’une révélation est déjà passé – s’il fût jamais

Et sombrent aussi les hommes de poisson, absorbés par l’effacement

Signes désormais réunis à l’indistinct de leur objet

(Lumière de ténèbres, entre les eaux)

XIV

Le parking, tête de pont de l’envahissement l’humain, ne renferme plus que du vide dans son enclos irrégulier et incertain, sauf, émané ici où là de l’obscurité du sable humide, le halo géométrique de quelque véhicule abandonné à l’enlisement (des campeurs illégaux doivent nicher quelque part immolés à l’obscurité, tentes et corps et biens hors d’atteinte de la maréchaussée, sinon de la marée)

Désertée, la vieille grève latine, dans sa robe de lune, ses relents de garance et de garum réveillés par l’humidité du soir (embouchure proche d’un fleuve tumultueux) occupe tout l’espace de lune blafard de sa présence luminescente, femelle, hantée

Et la vision est presque perdue, à l’heure où les ombres des hommes se perdent dans les ombres des dunes ? D’ouïe, par contre, qui sait tendre la terce oreille entend que des voix naissent sur la basse rive, à l’émulsion de l’écume et du sable : échos de voix anciennes, apaisantes et tranquilles, à qui l’on se confierait comme à des fantômes chers

Voix de centurions lotis au soir de la carrière, conversant à la brune sur le rivage pacifié… Ingénieurs militaires et civils… Arpenteurs municipaux, architectes mandés d’outre-montagnes… Villégiataires, sybarites portés à dos d’hommes, grands délirants à la recherche de tellines, mareyeurs, paludiers, marins-salants — ouvriers de deux mille ans défunts dont l’industrie fit ce monde d’eau et de sel, donné de main en main

XV

Claque l’ultime portière – c’est la nôtre -, la lunette arrière s’éclabousse d’un bouquet attardé de lucioles nostalgiques, nous laissons à leur concert et à leur paix les esprits du passé

Autour de nous dans les marais se consomment par milliers les noces grouillantes de la vie giboyeuse d’écaille avec les becs et plumes prédatrices, mais nous n’en discernons plus rien, ne faisons que les deviner

Avant la largesse des eaux fluviales la route de mer s’incurve et tourne devant le portail où sont les chevaux blancs

De plusieurs vérités pressenties ne subsiste bientôt plus que la perte, absorbée en goutte de lumière noire, au point focal du rétroviseur

                    et, dans l’habitacle saturé de sel, les peaux délicieusement odoriférantes, cuites d’iode et de soleil

(et clémentines, et cookies au chocolat)

A notre rebours des condensats de brume noire descendent vers la mer : les moutons laineux du temps, à la pâture de la rive nostalgique ?

Notre mémoire comme la mer s’ourle déjà d’une écume qui ne lui est pas propre : la vague à sa lèvre nous aura sussuré son secret, et instillé le goût sauvage d’un air libre, chargé de mer, paradé de chevaux sauvages et poinçonné de flamands roses

Et la conscience se découvre ouverte jusqu’aux étoiles du ciel — nacelle suspendue à la substance de l’indifférent Lécheur de Siècles

XVI

Peut-être n’étions nous que des masques peints sur le collage du ciel

Et nous passerons en lambeaux de nuages qui ne furent que formes de vides, jeux d’air et de vent

Mais ces gestes que nous avons été, ces instants marqués, signés, de notre beau souci, ne passeront pas

Scellés aux écritures du ciel

(Tes bras qui enserraient une assurance sans fond, ton rire tendant l’arc de l’instant, l’immense innocence de ta petite poitrine pour qui la mer n’était de trop)

XVII

Il est dit-on dans les grands fonds des êtres qui portent leur espoir sous la forme d’une lanterne

Appendice constamment balancé au devant de leurs yeux, dont la perte tragique les conduirait à une obscurité sans retour

Tu m’es, mon petit, cette grande lumière constamment devant mes yeux

Que je porte tout en la suivant

Et j’espère que lorsqu’il me faudra quitter définitivement le jeu – lorsque viendra la vague finale, l’essentielle –, tu n’auras plus besoin de moi

Et que je pourrai couler, sans regret, dans le grand fond sans retour.

J’aurais aimé laisser ici haut une lumière pour toi sur les eaux —un sillage, les traces éparses d’une chevelure de comète

le clignotement, quand bien même lointain, d’un phare

Mais je n’en ai pas trouvé

Il te reviendra d’inventer, de chercher, seul, non pas, peut-être, mais plein à ton tour

Du songe des morts (leurs attentions passées), des injonctions des vivants

Et des lueurs de marbre de l’énigme sur la grande chose verte

(XVIII)

(Dans cette tuerie répétée et hilare, jamais je n’ai douté de son amour)



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Jean Grosjean — le lecteur, divin ?

   Merveille ! La déclive clarté discrimine, vaporeuse, de l’ombrescent feuillage tel fruit, telle feuille en lesquels affleure le secret feu de l’automne. Les branches livrent leurs mains sur le pied frais du ciel. De grâce, ne me chantez rien, j’écoute s’évader le jour.

C’est le Camp du Drap d’Or dont se retire le soleil octobrite qui caracolait entre les charretées de betteraves. La soie cendreuse du ciel flotte sur des bataillons de rouvres roux. Voici les baies des haies confites en une odeur d’humus.
Et tu découvres sur le déroulement du livre quel regard tu jettes, obsédé de ce qui n’est pas toi, le miel fugace de la molène dans l’ombre, le bourdonnement de la dernière abeille.

Magnifique le lecteur qui de sa hauteur se penche, pampre de chlore en suspens sur la fontaine pour s’y voir frémir. Les astres en rang le long de son soir retiennent leur souffle. Le dieu déchiffre le témoin de son visage.

Les lisières ont bleui sur la senteur stagnante des herbes. Le pommier sur le cercle de ses sphères chues, tous les globes de rosée l’admirent. Ton visage s’est parfait à mesure que tu perdais ton âme.

Le rien a su qu’il n’était rien sauf le besoin de tout. Une attente qui n’est plus qu’elle-même, c’est l’heure, tu l’exauces. La femme qui fanait à mi-ombre est plus qu’à demi prête.

Où est alors le voile? La vigne vierge a rougi, pudeur dans le ciel soudain proche, autant l’automne venu qu’insolente crainte et la honte de sa joie.

Jean Grosjean, in Apocalypse, Poésie Gallimard

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Pré Non

Les grandes marées t’amarrèrent-elles, elles ont détruit le mur qui se voulait durer toujours les maisons sont plaquées en or de larmes et lovées dans les alvéoles du vent sont les fleurs douceâtres des propos de l’été les roses exacerbées brûlantes versatiles de l’automne
Sur les dunes où les bouches échangeaient à pleines lèvres des mots de sable l’espoir dévie en lacet la sente immense des mouvantes thuyas
Et sur les cimes de la tempête crient les mille voix d’émoi en toi et le Larsen des âmeshurlantes dans les flots de draps blancs
Et le vent a semé encore s’il est encore possible de semer des millions de sauterelles
Le jour a d’ailes autant que d’anges chus

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Sous l’océan de mémoires (retour en Guadeloupe)

Aire de vie

Durant l’attente des bagages, ce geste redevenant automatique, dix ou douze ans plus tard, de relever la tête vers les baies vitrées de l’étage supérieur, pour voir qui t’accueillera, et tu réalises que ce même corps, ton corps, a été cinquante fois peut-être dans ce même aéroport, avec à côté de la tienne la tête blonde et les yeux verts de S.

Inattendues, ce sont d’abord des saveurs qui te reviennent. Dans l’avion le jus de goyave sur le plateau des rafraîchissements, et la bouteille de rhum Damoiseau, qui passe sur le chariot à la hauteur de ta tête, s’impose venue d’un lieu improbable, du passé, avec l’évidence d’une bouteille jetée à la mer pour témoigner d’un temps antérieur. Et sur la route de Saint-François ce sont les arbres du bord de la route, mais chaque arbre est aussi une saveur : un papayer, un arbre à pain, des cocotiers, des arbres-du-voyageur… Le bois-côtelette pour faire les haies (n’a pas de goût)… Les mots pleuvent en pétales dans ton esprit depuis tu ne sais quel ciel de la mémoire… Dans l’embouteillage tu achètes un assortiment de crêpes de manioc — goyave, chocolat, coco — délicieuses… tu découvres que tu peux expliquer à ta famille ce qu’est la farine de manioc, et les platines, et que tu comprends le créole du vendeur… Les lieux indiqués sur les panneaux : qu’es-tu jamais allé faire à Bellevue ? Et sur la route des grands fonds ? Pourtant tu te souviens d’une maison… Et où avait-on loué le studio pour la danse ? Il y avait aussi un homme, quelque part, qui avait parfumé un rhum en y plongeant une langouste vivante…. Et le panneau d’Honoré le Roi de la Langouste n’a pas changé… Tu as mangé de l’espadon grillé dans ce restaurant de l’Anse Bertrand… Les étrangers vus au travers des vitres mouillées par la pluie ne te sont pas étrangers, pour un peu tu pourrais deviner ce qu’est en train de penser cette femme qui attend le bus sous un parapluie…

Tu prends de l’essence en maillot de bains à la station service. Au dîner il y a des boudins de lambi, et tu te rappelles que tes deux plats préférés étaient la fricassée de lambi et le chatou (aussi apppelé zourite ? ou zourite était-il le nom utilisé à La Réunion ?)…

Au matin les longues piques de soleil qui hachent géométriquement la terrasse, les gazouillis des enfants et des oiseaux autour de la piscine — les oiseaux-sucriers entrent dans la cuisine et tentent de picorer l’ananas — les grands auvents d’ombre sous lesquels on se réfugie…

Ton premier désir est de renouer avec l’océan. Il te faut marcher dans la forêt, dont tu retrouves les clairières vides et les trésors dérisoires ou mystérieux — maison abandonnée, une ruine marine, une barque saintoise tirée au sec sur des filets de pêche en lambeaux, un gilet de sauvetage — et le disparate des végétations grasses et sèches, parfois rases parfois hautes et denses et ne laissant qu’à peine pénétrer la lumière au fond du chemin ; les sensitives sont toujours là qui referment leurs touffes lorsqu’on les effleure.

Un homme très noir longiligne et beau se baigne nu avec sa famille — compagne aux seins nus attentive aux ablutions d’un petit garçon. Tu plonges avec étonnamment de facilité sous la coupe de la mer. Pas plus d’une dizaine de mètres cependant, tu te méfies de cette euphorie. Mais la mer t’accueille de l’intensité de ses ondes, de tous ses signes puissants. Tu te vides de ton air et tu t’assois sur le fonds sous-marin, tu pourrais y demeurer il te semble. Tu nages à l’envers, suivant des yeux le miroitement infini de la surface, le monde supérieur — celui qui t’a donné naissance — diffracté dans la captivité des myriades d’yeux de l’océan. Ton dos brosse gentiment le sable alors que tu nages à l’envers. Tu te retrouves dans une nasse de rochers coupants qui montent en stalagmites dentelées jusqu’à la surface qu’ils transgressent en écueils, tu dois retrouver ton chemin sous l’eau dans un labyrinthe baroque de roches déchiquetées en formes menaçantes et fragiles. Il faut avoir vécu, ici ou ailleurs, la puissante étrangeté du monde naturel, pour recevoir l’effroi de récits d’aventures tels que celles d’Arthur Gordon Pym. Et Saint John Perse t’a donné les clefs esthétiques de ce monde sublime, qu’il n’a probablement jamais contemplé.

Des cathédrales de lumière coalescent dans l’eau, formées de la seule infusion torrentielle de la lumière solaire.

Au retour la forêt s’assombrit progressivement, de petits animaux portent leur coquille au travers du sentier : comment avais-tu pu oublier ce monde autre, ce monde de bêtes et de plantes, dont tu es part ?

(De même sur ton toit au Maroc l’extraordinaire grondement, le tremblement orgiaque de la lumière solaire — poses son doigt sur le pouls de la nature et tu communieras avec des puissances éternelle ; brûlent, les scories de tes existences)

À Sainte-Anne, dans tous les dégradés du bleu et de l’écume, l’impression de nager sur la palette d’un peintre fou.

Les oiseaux sucriers sont entrés dans le salon.

La nuit ponctuée du sifflement des grenouilles et des vols de chauves-souris, la nuit est vivante.

Au soir un palmier, devant un réverbère, anime toute une rue d’un défilé d’immenses ombres contrastées, balayées par le vent.

Je crois que tu aimerais ce pays. Bien qu’on y marche sans soulier.

(Décembre 2016)

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Ouverture solennelle d’un melon

Munari, Nature morte au melonLe couteau hésite devant la brèche à opérer dans ce petit monde clos, grave et recueilli, que l’oscillation insensible, pondéreuse et lente, de ses pensées, par le déséquilibre de son assiette, emporte en minutieuse révolution autour du disque d’émail blanc et luisant grassement.

Le couteau hésite suspendu aux cimes du hasard, et pour nous prend figure allégorique du risque de vivre. Trancher la concentrique maturation du paisible univers, sa méditation — mettre à jour le centre grenu et séminal, l’explosion sourde des pépins — nous relèvera du doute — cet encens délicieux — et nous délivrera:
soit l’apothéose de l’été, la fructification sirupeuse et odoriférante, sous le soleil d’une nature vouée au sucre de nos plaisirs (craquements de joie des formes succombant sous l’abondance des sèves, giclure diaprée des sucs, couchants écartelés entre la terre qui fume son repos de génitrice et les colonnes rougeoyantes du ciel — tout s’entend, tout se sent, tout se goûte et tout se confond dans l’extase généreuse) — monde où la mort n’est que le retour à la germination, la juste rétribution des éléments précaires qui un instant nous avaient constitués, où elle n’a pas d’existence, en somme, pas plus de sens qu’une vie qui s’en dépareillerait
soit le terne moral de la déception, de l’attente toujours frustrée de son accomplissement, désabusée par avance de la calcination des espérances — monde minéral, pétré, plombé, sans surprise, insipide, éteint, où la mort est presque espérée qui renverra au néant et au repos ce long calvaire, cette farce lugubre, de l’échec et de la résignation.

J’ai tranché, j’ai goûté, le petit coin orangé m’a révélé son effluve et la nature de sa sacralité.

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Zürich, zum storchen : un poème de Paul Celan

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Nous avons parlé du Trop
et du Trop-peu. Du Toi
et du Non-toi, de
la clarté qui trouble, de
choses juives, de
ton Dieu.

De tout
cela.
Le jour de l’Ascension, la
Cathédrale était sur l’autre bord, avec de l’or
elle vint à nous marchant sur l’eau.

Nous avons parlé de ton Dieu, moi
contre lui, je
laissais le cœur que j’avais
espérer:
en sa suprême, enrâlée
parole de courroux —

Ton oeil me regarda, vit plus loin,
ta bouche
se dit à l’oeil : j’entendis :

Mais nous
ne savons pas, tu sais,
mais nous
ne savons pas
quoi
compte.

(traduction Martine Broda)

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Saint-John Perse, Discours de réception du Prix Nobel, 1960

Saint-John Perse     Your Majesties, Your Royal Highnesses, Your Excellencies, Ladies and Gentlemen.

J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituer.

La poésie, sans vous, ne serait pas souvent à l’honneur. C’est que la dissociation semble s’accroître entre l’œuvre poétique et l’activité d’une société soumise aux servitudes matérielles. Ecart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science.

Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation différent.

Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe général de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physique; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, in­voquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que «l’imagination est le vrai terrain de germination scientifique», allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable «vision artistique» – n’est on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique?

Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord «poétique» au sens propre du mot; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin et de plus loin? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence. La réponse n’importe. Le mystère est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la science moderne. Des astronomes ont pu s’affoler d’une théorie de l’univers en expansion; il n’est pas moins d’expansion dans l’infini moral de l’homme – cet univers. Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, «le réel absolu», elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même. Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Etre, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. Est-il chez l’homme plus saisissante dialectique et qui de l’homme engage plus? Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever là le métaphysicien; et c’est la poésie, alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie «fille de l’étonnement», selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut le plus suspecte.

Mais plus que mode de connaissance, la poésie est d’abord mode de vie – et de vie intégrale. Le poète existait dans l’homme des cavernes, il existera dans l’homme des âges atomiques parce qu’il est part irréductible de l’homme. De l’exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes, et par la grâce poétique, l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin; peut-être même son relais. Et jusque dans l’ordre social et l’immédiat humain, quand les Porteuses de pain de l’antique cortège cèdent le pas aux Porteuses de flambeaux, c’est à l’imagination poétique que s’allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté.

Fierté de l’homme en marche sous sa charge d’éternité ! Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique … Fidèle à son office, qui est l’approfondissement même du mystère de l’homme, la poésie moderne s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique. Elle n’est point art d’embaumeur ni de décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. L’amour est son foyer, l’insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l’anticipation. Elle ne se veut jamais absence ni refus. Elle n’attend rien pourtant des avantages du siècle. Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égale à la vie même, qui n’a d’elle-même à justifier. Et c’est d’une même étreinte, comme une seule grande strophe vivante, qu’elle embrasse au présent tout le passé et l’avenir, l’humain avec le surhumain, et tout l’espace planétaire avec l’espace universel. L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore; celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. Son expression toujours s’est interdit l’obscur, et cette expression n’est pas moins exigeante que celle de la science.

Ainsi, par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Être. Et sa leçon est d’optimisme. Une même loi d’harmonie régit pour lui le monde entier des choses. Rien n’y peut advenir qui par nature excède la mesure de l’homme. Les pires bouleversements de l’histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d’enchaînements et de renouvellements. Et les Furies qui traversent la scène, torche haute, n’éclairent qu’un instant du très long thème en cours. Les civilisations mûrissantes ne meurent point des affres d’un automne, elles ne font que muer. L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’événement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’ à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps? …

«Ne crains pas», dit l’Histoire, levant un jour son masque de violence – et de sa main levée elle fait ce geste conciliant de la Divinité asiatique au plus fort de sa danse destructrice. «Ne crains pas, ni ne doute – car le doute est stérile et la crainte est servile. Ecoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création. Il n’est pas vrai que la vie puisse se renier elle-même. Il n’est rien de vivant qui de néant procède, ni de néant s’éprenne. Mais rien non plus ne garde forme ni mesure, sous l’incessant afflux de l’Etre. La tragédie n’est pas dans la métamorphose elle-même. Le vrai drame du siècle est dans l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et l’homme intemporel. L’homme éclairé sur un versant va-t-il s’obscurcir sur l’autre. Et sa maturation forcée, dans une communauté sans communion, ne sera-t-elle que fausse maturité? …»

Au poète indivis d’attester parmi nous la double vocation de l’homme. Et c’est hausser devant l’esprit un miroir plus sensible à ses chances spirituelles. C’est évoquer dans le siècle même une condition humaine plus digne de l’homme originel. C’est associer enfin plus largement l’âme collective à la circulation de l’énergie spirituelle dans le monde … Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos? Oui, si d’argile se souvient l’homme.

Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps.

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Mort !

Norval Morrisseau, Flowers and BirdsIl n’est jamais trop tard pour bien faire et je découvre, nel mezzo del cammin di nostra vita, l’admirable dernier poème de Paul Verlaine, Mort ! Souvent la dernière oeuvre d’un poète est superbe : il ne parlera plus de la beauté des fleurs, de la bonté des dames — le temps est venu des grandes sommations. Le verbe se détrame, s’estompe et devient l’horizon ; les derniers effets soulignent une absence finale.
Dans cet ultime chant  Verlainien je trouve avec surprise quelques échos de Saint-John Perse qui ne faisait que naître ; ce pourquoi je ne puis me retenir de faire figurer, en-dessous, le dernier chant Persien.

MORT !
Paul Verlaine

Les Armes ont tu leurs ordres en attendant
De vibrer à nouveau dans des mains admirables
Ou scélérates, et, tristes, le bras pendant,
Nous allons, mal rêveurs, dans le vague des Fables.

Les Armes ont tu leurs ordres qu’on attendait
Même chez les rêveurs mensongers que nous sommes,
Honteux de notre bras qui pendait et tardait,
Et nous allons, désappointés, parmi les hommes.

Armes, vibrez ! mains admirables, prenez-les,
Mains scélérates à défaut des admirables !
Prenez-les donc et faites signe aux En-allés
Dans les fables plus incertaines que les sables.

Tirez du rêve notre exode, voulez-vous ?
Nous mourons d’être ainsi languides, presque infâmes !
Armes, parlez ! Vos ordres vont être pour nous
La vie enfin fleurie au bout, s’il faut, des lames.

La mort que nous aimons, que nous eûmes toujours
Pour but de ce chemin où prospèrent la ronce
Et l’ortie, ô la mort sans plus ces émois lourds,
Délicieuse et dont la victoire est l’annonce !

(Décembre 1895)

 

NOCTURNE
Saint-John Perse

Les voici mûrs, ces fruits d’un ombrageux destin. De notre songe issus, de notre sang nourris, et qui hantaient la pourpre de nos nuits, ils sont les fruits du long souci, ils sont les fruits du long désir, ils furent nos plus secrets complices et, souvent proches de l’aveu, nous tiraient à leurs fins hors de l’abîme de nos nuits … Au feu du jour toute faveur ! Les voici mûrs et sous la pourpre, ces fruits d’un impérieux destin. Nous n’y trouvons point notre gré.

Soleil de l’être, trahison ! Où fut la fraude, où fut l’offense ? où fut la faute et fut la tare, et l’erreur quelle est-elle ? Reprendrons-nous le thème à sa naissance ? Revivrons-nous la fièvre et le tourment?… Majesté de la rose, nous ne sommes point de tes fervents : à plus amer va notre sang, à plus sévère vont nos soins, nos routes sont peu sûres, et la nuit est profonde où s’arrachent nos dieux. Roses canines et ronces noires peuplent pour nous les rives du naufrage.

Les voici mûrissant, ces fruits d’une autre rive. « Soleil de l’être, couvre-moi ! » —parole du transfuge. Et ceux qui l’auront vu passer diront : qui fut cet homme, et quelle, sa demeure ? Allait-il seul au feu du jour montrer la pourpre de ses nuits ?… Soleil de l’être, Prince et Maître ! Nos oeuvres sont éparses, nos tâches sans honneur et nos blés sans moisson : la lieuse de gerbes attend au bas du soir. —Les voici teints de notre sang, ces fruits d’un orageux destin.

À son pas de lieuse de gerbes s’en va la vie sans haine ni rançon.

(1971)

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Passant, vois-tu ces tombes ?

Dorsale du SaharaÔ cavaliers, qui déployez vos efforts
pour hâter, sur la terre, le pas
de vos montures, dont les pieds s’enfoncent
profondément dans le sable,

nous avons été comme vous
des voyageurs pressés
et un jour, comme nous,
arrivés au terme du voyage,
vous serez étendus dans la tombe.

Bien d’autres cavaliers
ont fait halte dans ce lieu,
et joyeux, ils ont bu
le vin pur mêlé à l’eau
limpide.

le matin a passé, puis
à l’heure où le soleil prend son éclat,
le siècle les a choisis
pour être les jouets de son insouciance,
et ils ont disparu.

C’est ainsi que le siècle se comporte.
Avec chacun des hommes,
inexorablement,
en les portant sans fin
d’un état à un autre.

‘Adi Ibn Zayd (6ème siècle)
Traduit par René R.Khawam dans son anthologie La Poésie Arabe, Seghers

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