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Passant, vois-tu ces tombes ?

Dorsale du SaharaÔ cavaliers, qui déployez vos efforts
pour hâter, sur la terre, le pas
de vos montures, dont les pieds s’enfoncent
profondément dans le sable,

nous avons été comme vous
des voyageurs pressés
et un jour, comme nous,
arrivés au terme du voyage,
vous serez étendus dans la tombe.

Bien d’autres cavaliers
ont fait halte dans ce lieu,
et joyeux, ils ont bu
le vin pur mêlé à l’eau
limpide.

le matin a passé, puis
à l’heure où le soleil prend son éclat,
le siècle les a choisis
pour être les jouets de son insouciance,
et ils ont disparu.

C’est ainsi que le siècle se comporte.
Avec chacun des hommes,
inexorablement,
en les portant sans fin
d’un état à un autre.

‘Adi Ibn Zayd (6ème siècle)
Traduit par René R.Khawam dans son anthologie La Poésie Arabe, Seghers

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LA VILLE DE SABLE de Marcel Brion : utopie de sagesse, utopie littéraire

    Les écrivains meurent. Leurs livrent meurent aussi ; ne nous leurrons pas d’une hypothétique immortalité de la beauté (ou alors, à la manière dont, chez Supervielle, l’assomption vers un coin de ciel bleu ou l’immersion sur un fonds océanique inaccessible abstraient la pure essence du geste et du moment, les plaçant à jamais hors des atteintes du temps). C’est ainsi que je n’avais jamais entendu parler de Marcel Brion, ni de son livre, et peu s’en faut que je ne l’aie trouvé sous une dune de sable, comme la ville dont il traite (plus simplement ce fut sur un rayon d’un bouquiniste, d’où son titre m’a attiré car il me renvoyait à ce sur quoi sur lequel je travaille actuellement). J’ai appris depuis, assez facilement, qu’il était académicien, et que le romanesque n’est apparu qu’assez tard dans une vie intellectuelle vouée d’abord à la critique esthétique et à la biographie littéraire. Il est des œuvres qui pour le meilleur et le pire font réemerger en nous l’Atlantide belle et redoutable de la nostalgie, et c’est pourquoi, archéologue à mon tour, j’ai voulu dresser sur à l’écran ce modeste tribut de signes au livre redécouvert.

Le roman s’ouvre par le récit-cadre d’un voyageur français érudit et aventureux, parcourant une région d’Asie centrale non nommée, à la recherche d’antiques fresques manichéennes ; surpris par une tempête de sable, le narrateur se réfugie dans des grottes que ses prédécesseurs sur les chemins arides de la science ont déjà documentées, et il s’endort dans les hurlements du vent. À son premier réveil la tempête fait toujours rage mais le vent a découvert le faîte de quelques édifices mystérieux ; à son second réveil le calme est revenu et c’est une ville entière qui revit là où auparavant il n’y avait rien que les dunes : un fleuve miroite tranquillement entre des berges herbeuses, des animaux d’élevage se font entendre.

L’auteur n’est pas dupe de la banalité de ce procédé, illustré bien avant lui par Théophile Gauthier dans Arria Marcella, et il l’expédie rapidement, se contentant d’indiquer, par la description des paisibles fresques bouddhiques, à moitié effacées, qui ornent les parois de la grotte, la tonalité de ce qui va suivre.

Le narrateur s’extirpe donc de son refuge et descend vers la scène et les personnages de son aventure : une étroite vallée fertile dans le désert, une ville établie sur plusieurs boucles de ce fleuve, peuplée de marchands et de conteurs, de courtisanes et d’épouses, de sages et de poètes, fécondée matériellement et spirituellement par les caravanes qui l’atteignent. Se dépouillant sans efforts apparents de son passé, l’explorateur érudit entre en fait dans une nouvelle vie. Le passage du temps devient incertain et, à la suite de son protagoniste-narrateur, Marcel Brion entraîne le lecteur dans l’achronie du conte. Plus précisément du conte médiéval, dont le merveilleux spécifique, à peine transposé, phosphore de place en place au long de cette parabole du désert, comme autant de lucioles inattendues au bord d’un chemin : le lecteur attentif reconnaîtra la femme/fée de la forêt, le choix crucial entre trois objets également désirables (structure commentée par Freud), l’objet magique qui attend de toute éternité le seul Élu digne de sa possession, et quelques symboles anciens de notre littérature gréco-latine : paon, lune, verger… Un œil mieux averti que le mien, ou une lecture plus scrutatrice, feront certainement encore fructifier cette petite moisson qui a l’âge des romans de chevalerie ou des lais.

Il ne s’agit toutefois pas seulement de la greffe hybride des structures et de la matière de nos vieux romans sur le décor brûlant d’une ville du désert : alors que le merveilleux médiéval se suffit et n’a besoin ni de cause ni d’explication ni de destination, cette oasis circonscrite que le sable a laissé réapparaître, pendant un instant d’éternité, pour l’initiation du narrateur, et qu’il recouvrira à nouveau lorsque tout aura été dit (vie et mort, amour, sagesse et poésie), cette oasis éphémère et fragile s’approfondit en philosophie et s’ouvre sur les horizons les plus lointains. Des caravanes y font halte avec des voyageurs porteurs d’une science de plus de valeur que les ballots d’or et d’épice ; des sages y expriment des visions qui ne sont pas de ce monde ; une poignée de gemmes qui roulent dans la main donnent prescience de l’univers (« …c’est à cette époque que j’ai compris que l’on peut tenir tout l’univers dans sa main sous la forme d’une pierre scintillante. »)

Ce qui aurait pu n’être que le gentil conte d’un séjour imaginaire dans un caravansérail ressuscité (stade que ne dépasse guère l’Arria Marcella de Gauthier, pré-texte probable de ce roman), devient une utopie de sagesse, fondée par Marcel Brion dans les sables, comme ses prédécesseurs les projetaient dans des archipels et des nuages. Utopie humaniste d’une société où les relations entre les êtres seraient fondées sur des valeurs essentielles, éternelles, et non marchandes : amitié, fraternité, hospitalité, amour, jouissance commune de la beauté et du bonheur… Le rêve d’une humanité vivant dans le partage, humanité belle sous le mystère des cieux, en quête éternelle de son sens.

« Car nous n’avons qu’une seule âme, comme il n’y a qu’un seul foyer dans l’immense étoile aux mille rayons ».

C’est l’acquiescement qui règne chez ce peuple heureux : acquiescement aux affinités entre les êtres, et entre les êtres et les choses ; acquiescement aux événements ; acquiescement à la mort, à la beauté des flèches qui vous tuent… L’on sait que la beauté est éternelle, et tant que la vie dure on se tient au plus près de la source où elle vibre pure : la poésie.

« Pour ces hommes, il n’y avait pas de frontière nette entre l’objet et le songe. Tous deux s’interpénétraient et se pénétraient réciproquement. Chez le Persan, aussi, je retrouvais cette manière de rassembler l’arrière-plan de la veille et les prolongements indistincts des songes. »

Le conteur est le pivot de cette société, et il n’est pas encore déchu au rang de raconteur ; par le pouvoir de son verbe il participe encore à la création et à la sustentation orphiques du monde :

« Le langage n’était pas pour lui un simple moyen de communication, mais un instrument même de la création. S’il n’avait pas été au dessus de ces enchantements puérils, je crois qu’il nous aurait fait la surprise de voir éclore entre ses mains les plantes dont il prononçait le nom. S’il avait dit « éléphants », il y aurait eu des éléphants dans la salle où nous nous tenions… »

Mystère tout simplement vécu, pour les participants à l’utopie, de l’abolition de la douloureuse coupure entre être et langage : un état magique dont maint poète fit son miel et sa nostalgie, parfois son désespoir. Toute personne qui a maille à partir avec le langage, peut-être, connaît ce regret. Une fois la coupure effacée, les habitants de la ville peuvent se mêler en douceur à la trame de l’univers, sans s’embarrasser d’aucune intériorité, et n’être plus que les personnages souriants de la tapisserie du monde. Le retour fréquent, dans le roman, du motif du tapis, dans les illustrations duquel on se perd, devient la mise en abîme de la sagesse réalisée dans la ville des sables.

L’Histoire continue à exister, pourtant, et viendra mettre fin à la vie rêvée d’une manière qu’il est inutile de raconter. Non plus qu’il est utile de s’attarder sur le style daté, l’écriture un peu désuète, qui hésite parfois entre orfèvrerie et affèterie, ni les quelques longueurs… Défauts qui n’annulent pas l’originalité de cette double utopie de sagesse et de poésie, et la sympathie mélancolique mais puissante qu’elle ne peut manquer d’éveiller, en notre temps où l’homme se vend lui même par quartiers, en gros ou au détail, et où l’ensevelissement et la disparition de la poésie sous les sables intellectuels de l’insensibilité conduit à un assèchement et un aplatissement sans précédent du style français.

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Point Omega, de Don DeLillo : aller-retours de l’oeil aux immenses horizons du temps et de l’espace

« …l’éternité qui bâille sur les sables »

Saint-John Perse, Anabase

Un jeune homme, à New-York, en face d’une installation vidéo où se diffuse, plan à plan et infiniment ralenti, le film Psychose de Hitchcock ; puis la même personne avec un autre homme, rendu, lui, à l’autre extrêmité de sa vie, dans une villa perdue au milieu du grand reg Arizonien ; les deux hommes contemplant la précipitation, peut-être éternelle, du temps sur les roches pulvérines… Mais le Temps est-il éternel ?

Comme toutes les oeuvres à forte densité symbolique — je songe avant tout aux Falaises de Marbres de Junger, mais aussi aux romantiques allemands, au Désert des Tartares, ou encore chez nous aux livres de Julien Gracq — ce court roman de Don DeLillo, Point Omega, se trouve nodal au centre d’un réseau de significations qu’il serait vain de vouloir épuiser, ou choisir parmi. S’ouvrant sur une expérience de distension du temps, que certains trouveront fascinante, et d’autres, oiseuse ; il répercute cette expérience sur le lecteur attentif au silence qui entoure les lignes. L’arrière plan métaphysique est, au choix, oppressant, ou libérateur (influencé, je le soupçonne, par la pratique de la méditation — à la manière du cinéma de David Lynch —, mais ce n’est qu’une présomption, fondée sur le succés de cette pratique chez les intellectuels américains).

Le Point Oméga est un concept de Pierre Teilhard de Chardin : à l’achèvement de l’évolution humaine, les consciences individuelles, plongées dans une atmosphère d’échanges, de communications et d’interrelations, ne seraient plus isolables et fusionneraient à l’échelle d’une conscience humaine globale, planétaire — prête, selon le théologien français, à la rencontre avec Dieu — mais dans le livre il n’est question de cette dernière apothéose. La référence à Pierre Teilhard de Chardin est tout juste suggérée(*).

Que cette philosophie soit inspirée d’Hegel, j’en ai l’impression, mais laisse à ceux qui sont plus compétents que moi le soin d’y réflechir.

Loin d’avoir souscrit à cette synousie universelle (le néologisme s’impose faute de synonyme au Point Omega), le vieil homme amer qui se réfugie dans le temps, infiniment long, des époques géologiques, et des grandes extinctions animales dont attestent les fossiles qui parsèment le désert, a été l’un de ces intellectuels conservateurs à qui furent dévolus la tâche, par Georges W.Bush et ses sbires, de créer les mots et l’habillage conceptuel qui feraient accepter les guerres nouvelles.  Il ne faut pas trop s’illusionner sur d’éventuels regrets, et son amertume tient plus au fait d’avoir été plongé, pendant des années à New-York, dans un brouillard de discours de conférences et de réunions — « News and Traffic », l’appelle-t-il — qui le coupa de la réalité tangible de la vie : cette conscience pure du temps et de l’espace où flotte sa retraite au désert. Le jeune homme qui l’a rejoint en sa villa pour réaliser un documentaire sur les manipulations des années Bush s’y laissera envoûter, au long de semaines qui passent avec l’imperceptibilité du temps dans une tradition littéraire qui remonte au Désert des Tartares de Buzzatti ou à La Montagne Magique de Thomas Mann.

Heureusement, Don DeLillo ne concluera pas, le tisonnage poétique de notre réalité ne deviendra pas une métaphysique, et l’Évènement surgira au sein de l’Être : une femme, comme il se doit, fille du plus vieil homme, ramènera par sa présence, pourtant discrète, L’ÉCHELLE HUMAINE, porteuse de ses désirs de ses incertitudes et de ses sentiments de perte, dans les failles des consciences  qui se voulaient pétrifiées trop vite dans la contemplation des vérités asymptotiques.

Je ne raconterai pas la suite, qui n’a rien d’un vaudeville, mais dirai seulement que le Temps et la conscience furent condamnés trop vite à leurs mystérieuses abolitions dans le Point Oméga.

« …et l’idée pure comme un sel tient ses assises dans le jour. »

Saint-John Perse, Anabase

(*) p.72 de l’édition Scribner, Avenue of the Americas, NYC, 2010. J’en profite pour signaler que l’anglais du livre est très facile à comprendre, même si bien sûr la littérature américaine est bonifiée par une bonne traduction française).

(Un petit post-scriptum : la « critique littéraire » fleurit sur le net… Étrange critique, ignorante et dédaigneuse de tout outil conceptuel, de toute théorie littéraire, de tout ce qui a été dit écrit et pensé avant elle, uniquement subjective et narcissique… Or, un point de vue nouveau (et donc intéressant) sur une oeuvre, c’est une théorie nouvelle de l’oeuvre, peut-être même DES oeuvres : travail savant pour lequel il y a des professionnels, parfois géniaux, qui sont les chercheurs universitaires. Le reste n’est que bavardage subjectif. Le bavardage subjectif ci-dessus n’a donc aucune prétention à se vouloir critique, mais voudrait juste signaler un grand livre et partager les sentiments nés d’une lecture passionnée, et raisonnée.)

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