Comme les Alain Finkelkraut et les Richard Millet, comme des millions d’autres Français, anonymes et silencieux mais qui n’en pensent pas moins tout bas, je ne reconnais plus mon pays, attaqué à sa racine : dans ses valeurs, dans ses terroirs, dans sa culture, dans ses modes de vivre… En fait, de manière troublante — et je m’étonne qu’aucun commentateur officiel n’ait encore relevé ce phénomène frappant — nous vivons une aliénation (post-)coloniale semblable à celle que connaissent, partout dans le monde, les sociétés qui ont été envahies et dominées par un autre peuple. Phénomène qui s’exprime dans les traits suivants : transfusion de valeurs morales et sociétales extérieures, mépris de sa propre culture et de sa propre langue, perte d’identité, mode de vie mimétique, oubli de sa propre histoire et fascination pour celle du colonisateur, alignement politique, renoncement à sa religion historique au profit de cultes importés, colonisation des imaginaires qui se calquent stérilement sur celui du dominant, mépris de soi enfin et, dans les arts, psittacisme soumis aux goûts et aux attentes du dominant.
Il y faudrait toute une étude, ce n’est pas mon boulot, mais puisse ce petit article contribuer à un mouvement assez fort pour enfin, donner l’alerte ! Je me contenterai de quelques exemples. En ce qui concerne la langue, ils sont superflus : le Français « moyen », celui qu’on entend dans la rue et dans les media, est un gloubi-boulga angloïde mêlé de « top » et « pas top », de « hard core », de « cool », de « bad », de « trader » et autres « golden boy », « fashionistas », « people » etc. etc. Ça ne date pas d’hier. Sur les réseaux sociaux s’est développé un snobisme d’écrire à moitié anglais, chez des gens qui ne parlent cette langue ni d’Eve ni d’Adam : j’ai même relevé, venant d’internautes français, des citations de Nietzsche et Kafka… en Anglais ! Mais plus récent, plus alarmant, plus définitif, me paraît être la propension des littérateurs à écrire des « romans américains en Français » : Naissance d’un Pont, On ne boit pas les rats-kangourous, La grâce des brigands, Faites vos valises les enfants demain on va en Amérique, Itinéraire d’un poète apache, Faillir être flingué… tous sont des romans français récents et situés aux États-Unis pour leur action et leurs personnages, peut-être leur style (ces exemples, tirés de deux émissions littéraires consacrées, l’une à « Ailleurs« , l’autre aux « Genres« , sur France Culture, les deux titres semblant être des synonymes pour « États-Unis ») : un imaginaire colonisé, prostitué et vendu à l’encan à la puissance dominante. Et comme Philippe Bordas le remarque dans un entretien, même quand les romans ne sont pas explicitement décalqués de la littérature américaine, ils sont écrits en ANGLAIS TRADUIT:
« Ils [les éditeurs français] proposent des livres ambitieux, construits, mais qui tous affirment leur défiance sexuelle envers l’idiolecte français. À tel point que les auteurs élus écrivent directement dans un français traduit de l’anglais. Ils ont honte de leur langue natale, peut-être, honteux de sa sexuelle vivacité ; ils ont à ce point intégré l’effondrement de la France qu’ils entérinent et intègrent in nuce la domination de l’anglais. Ils montrent écriture et patte blanches, esclaves dans l’œuf, et affirment leur soumission, ventriloques fœtus, pour complaire aux éditeurs avides d’une translangue facile à diffuser. »
En musique, la forme dominante dans la (plus ou moins grande) jeunesse, c’est le « rap » (eh oui). Il reste une « pop » (eh oui) française, mais dont beaucoup de groupes chantent en Anglais. La poésie est remplacée par le « slam » (eh oui) proféré par des gosiers ignorants de la prosodie naturelle au Français, et ayant arrêté leurs lectures poétiques au niveau du bac de Français. Au cinéma, plus de la moitié des films vus en France sont américains.
Si l’on ajoute à cela le ralliement de la France au commandement intégré de l’Otan, l’adoption de théories économiques « de l’offre » importées d’amérique (« supply economy », mais il faut dire que Keynes non plus n’est pas né en Beauce), l’obsession du libre marché, la part des fonds de pension américains dans le cac40, l’usage quotidien de technologies américaines, la loi sur L’ENSEIGNEMENT EN ANGLAIS À L’UNIVERSITÉ FRANÇAISE, l’alignement, vis à vis de l’Iran ou d’Israël ou des monarchies pétrolifères, aux positions des « faucons » états-uniens (« faucons » : expression directement traduite de l’Anglais), ou encore le développement, en nombre et en puissance, des évangélistes, des adventistes, et des sectes américaines, sur notre sol, l’emprise croissante du puritanisme moral et sexuel, alors on peut s’étonner et s’alarmer de cet effarant, convulsif renoncement d’un peuple, d’une nation, d’une histoire, à soi-même. Et regretter que les paranoïaques de la « menace orientale » (sioniste pour les uns, musulmane pour les autres, immigrée pour d’autres encore, mais en tout cas toujours basanée), ou encore ceux qui s’inquiètent des dangers que feraient peser les langues régionales sur la République, regretter donc qu’ils détournent l’attention de la vraie colonisation politique, sociale, économique, linguistique, religieuse, morale, mentale et culturelle, en train d’être parachevée.
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