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Charles Martel mourra-t-il à Poitiers ? Paul Ricoeur et L’identité Narrative

La coïncidence des interrogations sur l’avenir de la littérature, et du raidissement identitaire planétaire (national, religieux ou ethnique), ne relève peut-être pas du hasard, mais de l’occultation d’une conception narrative de l’identité, au profit d’une illusion ontologique régressive.
« Je m’explique », comme disaient les professeurs en chaire, ou plutôt, puisque ces idées peut-être éternelles ne sont pas les miennes, « je tente d’expliquer ». Il s’agit (et il m’agite, il m’a gîte) en fait des conclusions du monumental et méticuleux, parfois ennuyeux, Temps et Récit, de Paul Ricoeur, dont je viens d’achever la lecture.

Petit prodrome (les prodromes étant apparentés aux camélidés, comme chacun le sait) : à la fin du siècle dernier, en 1999, Jean-Marie Schaeffer, éminent chercheur français, avait repris une question très ancienne dans un livre nouveau, au titre clair : Pourquoi la Fiction. Incluant les résultats de recherches récentes en psychologie et biologie à une réflexion qui avait auparavant été exclusivement littéraire et philosophique, et l’étendant, cette réflexion, aux domaines du virtuel et des jeux vidéos, il montrait que la fiction, loin d’être un luxe moribond, était essentielle au développement et aux fonctionnements mentaux d’un individu. Le bébé que nous avons tous été, pour autant que nous puissions l’inférer, fut déjà une machine à fictionner, et la fiction, après avoir guidé l’évolution de nos facultés psychiques, nous permet de négocier avec la réalité, et nous aide à nous façonner du premier jour (voire avant ? fascinantes perspectives…) jusqu’à celui de cette tombe où prendront fin nos expériences (voire ?…) À ce titre la fiction est destinée à durer autant que l’humanité.

Dans ses conclusion à Temps et Récit, Paul Ricoeur présente la question sous un autre angle, et suggère, à propos de nos mystères identitaires, de renoncer au fantasme de l’identité, ontologique, pour embrasser l’ipséité, qui en est la face narratologique : d’un soi-même toujours fuyant — point de fuite douloureux — à l’acceptation d’un soi-même toujours reconstruit, dans l’art et le récit de soi et de la collectivité.

« …quel est le support de la permanence du nom propre ? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question « qui » […] c’est raconter l’histoire d’une vie . L’histoire racontée dit le qui de l’action. l’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative. Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique lui-ême dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste, dont l’élimination ne laisse apparaître qu’un pur divers de cognitions, d’émotions, de volitions.
Le soi-même peut ainsi être dit refiguré par l’application réflexive des configurations narratives. À la différence de l’identité abstraite du même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie, selon le voeu de Proust…. L’histoire d’une vie ne cesse d’être réfigurée par toutes les histoires véridique ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. »

Ainsi sommes nous tous ces Bayeux complexes de récits collectifs et individuels, tissés de texte dont les origines et les implicites nous échappent parfois, mais qui laissent la part belle, et nécessaire, à l’imagination, la recréation, l’art :

« Le soi de la connaissance de soi est le fruit d’une vie examinée, selon le mot de Socrate dans l’Apologie. Or une vie examinée est, pour une large part, une vie épurée, clarifiée par les effets cathartiques des récits tant historiques que fictifs véhiculés par notre culture. L’ipséité est ainsi celle d’un soi instruit par les oeuvres de la culture qu’il s’est appliquées à lui-même. »

Ce qui est vrai pour l’individu l’est aussi pour la communauté :

« La notion d’identité narrrative montre encore sa fécondité en ceci qu’elle s’aplique aussi bien  la communauté qu’à l’individu. On peut parler de l’ipséité d’une communauté, comme on vient de parler de celle d’un sujet individuel  : individu et communauté se constituent dans leur identité en recevant tels récits qui deviennent pour l’un comme pour l’autre leur histoire effective. »

Les gains, dans ce passage de l’identité de l’essence à l’ipséité narrative, sont ceux de la liberté, du jeu et de la création. Les pertes proviennent d’une illusion à liquider : celle, rassurante, de la stabilité identitaire:

« l’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille » … « L’identité narrative devient ainsi le titre d’un problème, au moins autant que celui d’une solution »

Comme il y a loin de ces réflexions presque évidentes, à la naïveté intellectuelle, à moins que ce ne soit à la mauvaise foi, d’un gouvernement lançant une consultation au sujet de « l’identité de la France » ! Naïveté aussi, ou mauvaise foi, aussi, des lanceurs de polémiques aporétiques sur les racines chrétiennes de l’Europe… Les autres religions ne sont pas en reste, avec leurs surenchères d’observances rituelles anxiolytiques, face au nivellement de la mondialisation. Comme si l’identité pouvait avoir autre existence que celle de prérequis du discours.

Le choix de l’ipséité narrative, c’est l’acceptation d’un flou, d’un indéterminé, parfois angoissant, parfois exaltant, souvent ludique, mais toujours fomenteur de liberté, au coeur de l’individu. Celui de l’identité ontologique, c’est la poursuite douloureuse et sans fin, masochiste, carcérale, d’un fondement et d’une pureté qui sans doute se déroberont. Ce sont deux récits très différents qui s’écriront. Mais le plus intrigant est que tant d’écrivains aient fait ou bien font le second choix (je pense aux apologistes passés ou présents de la pureté identitaires), en contradiction avec la liberté de leur pratique narrative : sont-ils tant empreints du maniement des mots qu’ils en deviennent crédules de leur coltinement d’illusions essentialistes ?

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Richard Millet ou l’identité de la France au prisme ethnique

Dans l’émission télévisée Ce Soir ou Jamais du 7 février 2012, l’écrivain Richard Millet, « Français de souche », « hanté par l’identité nationale » dit une fois de plus son cauchemar absolu d’être « le seul blanc », dans la station RER Chatelet-Les Halles.

Je l’ai entendu aussi tenir les mêmes propos, sur le même ton douloureux, lorsqu’invité sur France Culture par Alain Finkielkraut.

« Il y a une douleur pour moi à savoir dans quel pays je suis, racialement, ethniquement, et coetera… »

Mais qui sont ces bronzés qui entourent Richard Millet dans le RER, et lui procurent ce trouble obsidional et victimaire, sans doute métissé de masochisme ? Et s’ils avaient noms Patrick Chamoiseau, Marie NDiaye, René Depestre, Kossi Efoui, Fred Lasserre, Simone Schwartz-Bart, Maryse Condé (et même, à titre d’ombres, les grands disparus Aimé Césaire, Édouard Glissant) ? Amin Maalouf, Assia Djebar ? Tous magnifiques possesseurs, enlumineurs, jouisseurs, illustrateurs de la langue et de l’art et de la culture française !? Tous Français à 100%, 200%, 10 000% !? Richard Millet, pour grand écrivain qu’il soit, ne sait-il voir des gens des gens que la couleur de leur épiderme, peu au-delà du bout de son nez blanc ? Mais alors, quelle est la dernière goutte de sang noir, la dernière carnation plus sombre, en dessous desquelles Monsieur Millet n’aura plus l’impression que l’identité nationale est mise en péril par l’invasion de tous ces bronzés ? L’identité française devrait-elle être établie par voie génétique ? Par critères physiologiques ? Et que répondra Monsieur Millet à celui qui lui dira, un jour, qu’avec ses oreilles de métèques, son nez de youpin, ses yeux un peu bridés et ses lèvres de nègre, et son enfance au Liban, lui, Richard Millet, ne peut prétendre être français ou prétendre participer à l’identité nationale de son pays ? Que dira t-il à son voisin dans le RER qui lui exprimera son trouble de se trouver devant une gueule troublante, la sienne, qui destabilise l’identité nationale ?
Les propos de Richard Millet sont implicitement racialistes, donc racistes. Que ne se l’avoue t-il une bonne fois pour toutes ? Ce ne serait pas pour qu’on puisse le  couvrir d’une opprobre bien pensante, mais pour qu’il soit guéri, lui, d’une telle fausse ambiguïté, et puisse discuter et défendre des positions claires et cohérentes, pour autant que déplorables — plutôt que ces demi-déclarations aporétiques dans l’ombre desquelles rampent les pas-vraiment-dits. Il se soulagerait et nous soulagerait de l’étalement médiatique de sa souffrance, qui fait peine à voir. Abandonne la névrose, Richard, passe à la perversion !

Post scriptum 1: Peut-on tout accepter d’un écrivain, sous prétexte d’art ou de talent ? J’ai longtemps pensé que oui, et j’ai lu Céline, Rebatet, Drieu (je les cite mais je ne les mets pas tous dans le même sac bien sûr, ni en terme d’engagement, ni de style ni de grandeur) sans trop m’inquiéter de ce qu’avait été leur vie… Mais peut-être est-ce l’âge — je me suis laissé envahir par la morale —, je ne pourrai plus lire « Gilles » sans le mettre en rapport avec ce témoignage autrefois entendu d’un SS écrasant à Nice le crâne d’une femme juive à coups de bottes. Pour les mêmes raisons, je n’ai pas pu, aux Antilles, ne pas mettre en rapport la littérature de Sade avec la réalité qui lui était contemporaine, du système esclavagiste (rapport que j’ai cherché à éclairer dans mon roman Plantion Massa-Lanmaux).

Post scriptum 2, du 30/03/12 : je viens de lire par hasard un article du Monde, écrit par la romancière Nicole Caligaris (je ne la connaissais pas), qui met plus longuement les points sur les « i » : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/06/29/de-la-faible-vue-de-richard-millet-sur-la-peau-des-francais_1541844_3232.html

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Troy Davis — Conscience universelle

Lorsque Troy Davis est tué, c’est moi qui meurs. Ainsi sa mort est redoutable. Lorsque je vis, c’est Troy Davis qui vit. Ainsi sa mort n’est rien. Un jour je passerai aussi, dans des circonstances sans doute plus obscures, mais peu importe : la conscience se survivra à travers les myriades ; ma mort ne sera rien. Un homme est tous les hommes, il n’est lui-même qu’à la faveur d’une illusion, que dénonce Pascal dans son Discours sur la Condition des Grands : un aveuglement né de tempêtes, dans des langes de buées et de nuages… Il n’y a pas de preuve. Le chamane sait cela, qui se dépouille de soi-même pour entrer dans la condition d’autres êtres. Et le psychanalyste, qui entreperçoit l’être dans le  jeu infini des miroirs, des paravents. Et aussi l’écrivain, disciple du chamane dans la métempsychose entre les consciences. Qui ne s’est jamais réveillé Autre ?  Aucune flamme n’est unique, mais pourtant, Troy Davis, la tristesse nous accable de son épais manteau.

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