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L’Écrivain Shaman III — Le LECTEUR Shaman

« Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’oeuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. »
Gérard de Nerval, Aurélia

Citation souverainement belle de Gérard. Mais l’inspiration est une vieille lune. Aux derniers arrivés au lieu du carrefour, le topos de la vaticination git dans la poussière, trivial depuis cinquante ou soixante ans. On ne le ressuscitera sans doute pas : close, la bouche d’ombre, profératrice de colombes… L’inspiration vécue comme une révélation convenait à des époques et des créateurs farcis de transcendance.
Le vieil Hermès usé a certes cligné quelquefois encore de l’oeil (malice de vieux trickster, après l’émasculation décrêtée par les papes): Perse, Anabase : « J’aviverai du sel les bouches mortes du désir« . 1920. Il faut par la suite accorder tout son prix à l’adjectif que les surréalistes accolèrent au mot si ancien d’écriture — « automatique ». Automatique comme les automates de Vaucanson, comme la machine de Türing, leur contemporaine. Le langage autonomisé, livré à ses propres règles ? Dans la lignée des surréalistes, et peut-être d’Antonin Artaud, la source oraculaire de l’inspiration a trouvé à se loger dans une fascination pour la folie, restaurée à ses fonctions sacrées archaïques. J’y ai cru aussi, lorsque j’embrassais Vérité, et qu’elle s’inventait une enfance passée à compter des os en Louisiane, ou bien comparait mon torse à une corbeille de cerises, ou bien qu’elle me réduisait en insecte — fascination pour sa parole fluviale et débordée, accidentée, imprévue, inouïe. Mais Vérité n’a pu enflammer qu’un carnet de poèmes géniaux avant de s’éteindre, et je défie quiconque de me dire sans mentir que le Journal de Nijinsky n’est pas un tissu d’ennui — schizophrénie n’est pas poésie.
Toutes ces précautions pour que l’on ne me croit pas trop naïf, mais je me garderais de conclure — « que savons-nous du songe, notre aînesse? ».

Dans mes entretiens précédents avec moi-même et avec quelques autres, j’ai déjà dit  ma vieille accointance pour les états de dépersonnalisation et de décollement de soi — nuits de danse, nuits de feu. Puis l’expérience de l’écriture de Plantation Massa-Lanmaux, et avec ces cérémonies vaudous et sadiennes que je devais décrire, la découverte de la nécessité d’un autre état de conscience comme condition d’une écriture, en quelque sorte, au-delà de moi-même. Depuis, les années antillaises se sont closes comme la porte d’une certaine maison aimée, dans les bois de Vieux-Habitants (ultime apothéose de mangrove et d’écume, découpées par le virement de l’aile et serties de givre dans le hublot), pourtant le motif de la transe, élargi au shamanisme, contre toute attente a continué à aimenter mes réflexions, pour plusieurs raisons qui me paraissent inhérentes à l’écriture. (Il se trouvait aussi que le nouveau pays d’accueil, le Canada, terre de shamanisme nordique, était aussi propice à la continuité de cet intérêt que les antilles vaudoues.)

Vous, comment écrivez-vous ?
Car un autre s’aiguisera peut-être à d’autres aigues-vives mais, en ce qui me concerne, l’inspiration (je parle de l’inspiration vécue,  subjective, pour le reste libre au lecteur de juger) s’avance sur deux côtés, avec la démarche insinueuse du crabe  (cette image me provient d’un réveil en sursaut, une nuit en Guadeloupe, un crabe sur la tête).

D’un côté, il y a le besoin de laisser parler le langage, de le laisser étaler sa superbe et aussi sa rouerie, en roue libre, si je puis dire. Conflagration des mots, crissement des sphères entrechoquées, désaxées. Des associations surgissent, et des archipels volcaniques de sons et de sens, qu’une activité souterraine relie, laquelle n’appartient pas au domaine de l’activité ou du besoin. Il y a des logiques spontanées à l’enchaînement des mots arrimés à leurs champs d’inscription, à leur tout venant, à leur habitus, leurs locutions et leurs affinités — sans parler de certaines de leurs constellations qui vous ont jadis sidéré, et se sont figées, parfois en tiares étincellantes, et parfois en pieuvres glaireuses. Mais bien sûr il ne faut pas exagérer, il y a aussi la logique extrinsèque que vous voulez leur imposer aux mots, votre propre harnachement dont il faut les couvrir, la livrée que vous leur avez dessinée, à ces valets rétifs, avant que de les avoir vraiment mesurés. Ainsi le double attelage du langage, comme celui de l’âme chez Platon, tourne autour de la signifiance en cercles malaisés, à la fois excentriques et concentriques, sur le fil du rasoir : un peu trop concentriques et c’est l’orbe refermée sur elle même, plate aveugle univoque (sans que puissent s’ouvrir, du langage, les yeux et les ouïes) ; un peu trop excentriques les cercles, et les étoiles alors de se faire étrangères, dissolues — l’on s’est perdu dans les espaces, ainsi que le disait Rousseau de Madame de Warens.

D’un autre côté, et lorsqu’il plaît au crabe désultoire de l’inspiration de s’y aventurer, d’un autre côté comme Gérard je hante et j’adore le trouble et beau pays des songes.
Ce n’est plus le domaine du langage, mais celui des images, des presciences informulées. La méditation, avec ses longues stations d’éclaireur sur les seuils de la conscience, n’a pas peu contribué à disposer ma pensée à être l’écran que viennent lécher les grandes ombres sans noms jaillies du pays germinal. Parfois je reste immobile sur mon faldestoed de méditant(-tricheur), et comme à Trapani l’arrivée par la mer des vierges syncrétiques, les caboteurs du rêve viennent me présenter les Visions (il est difficile de les rapporter intactes, cela est bien connu). Parfois ma passivité n’est pas rétribuée, et ce sont les lévriers de la conscience qui doivent étendre démesurément leur course à l’arrière d’un horizon obvie, et me laissent sans voix, jusqu’à leur retour avecques, dans leur gueules, les fragments d’ailes écarlates d’oiseaux que je ne connaîtrai jamais.
Et parfois les phénomènes sont purement intérieurs, sans que s’ouvre un autre espace, tout en synesthésies : sensation d’un corps différent, jeux de muscles, appartenance à d’autres espèces : le ploiement, par exemple, d’une grande nageoire caudale, qui serait presque tout mon corps, à la brisure d’une surface liquide — défilement des anneaux de l’onde glacée…

Que dire, maintenant, de nos jours, de la réalité des états rencontrés — au delà de la vieille doctrine de l’inspiration ? Une vulgate contemporaine un peu imprécise prétend en attester de la connexion de tout et tous, et ma foi pourquoi pas. Il est vrai que se sont parfois surimposées à ma conscience, dans des états d’immense fatigue, des tranches de vie et de pensée de gens très éloignés de moi, géographiquement et humainement, ce qui était très impressionnant. Un anthropologue comme Bertrand Hell voit dans le shamanisme la source d’un nouveau modèle anthropologique.
Contradictoirement, je ne doute pas des immenses ressources hallucinatoires de l’esprit humain, et même de la banalité de l’hallucination mêlée à nos vies.

Quoi qu’il en soit et en mettant de côté les éternels débats entre réalistes et nominalistes, il me paraît évident que, fonctionnellement, l’écrivain se doit d’être chamane. Car il est après tout celui qui doit comprendre, faire vivre et animer avec empathie toute une galerie de personnages, ou au moins d’instances narratives, de projections de consciences, grandes et petites. (À cet égard, je trouve au milieu du roman The Road Home, par Jim Harrison, une très belle mise-en-abîme du rôle de l’écrivain, dans les projections de conscience du shamane spontané Nelse vers les corps de différents animaux passant alentour). Et non seulement l’écrivain doit être chamane, mais il doit aussi permettre au lecteur de se faire shamane, il doit pouvoir lui offrir ce processus de transhumance, de dépersonnification. De même que, dans les rituels, les possédés à leur tour entreprennent les voyages et les incarnations de la conscience, les chevauchées par les esprits, après la préparation et les excursions spirites du shamane. Nous jouissons tous de sortir, peu ou prou, de nous même, nous souhaitons tous cet Ensorcellement du monde, pour citer Boris Cyrulnik. On peut exulter, comme je l’ai déjà évoqué, d’un dépaysement du langage et des mots, à travers les mots de l’écrivain. Mais aussi, et sans doute plus communément, de la catharsis permise par la projection dans d’autres vies, d’autres expériences, qui sont celles des personnages et des narrateurs. Avec la catharsis — Aristote — on n’est plus très loin de Socrate-le-Chamane, et la boucle est bouclée. C’est la belle collaboration entre l’écrivain-chamane et le lecteur-chamane qui leur permet à tous deux les plus belles échappées hors de la finitude d’un seul vivre humain.

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L’ÉCRIVAIN SHAMAN (?) II / III

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« sa façon d’appeler l’inexplicable donne la survie à ce cristal spirite : l’art »
René Char, En Vue de Georges Braque

Il y a deux semaines, une émission de France Culture m’avait lancé sur les pistes de l’inspiration shamanique, et j’avais expliqué que la cohérence interne à mon projet d’écriture, ce projet devenu Plantation Massa-Lanmaux m’avait conduit à étudier le vaudou —mais le vaudou des livres de voyage et d’anthropologie, qu’ensuite je produisais en cérémonies, dans mon théâtre intérieur, pour les projeter sur la page.

Toutefois, comme je le disais dans ce précédent billet, dès le début de la rédaction du roman il m’apparut que je ne saurais manier froidement l’objet littéraire, ni l’objet anthropologique, et que, par un curieux effet de miroir, ou de contre-influence, décrire les transports et déports du vaudou nécessiterait une mise en condition qui s’apparentait à une entrée en transe. Il en allait d’ailleurs de même pour les orgies et cérémonies sadiennes, et l’atroce (je la trouve sincèrement atroce, et n’ai jamais pu la relire, mais le lecteur n’est pas obligé de partager ma sensiblerie) scène d’extreme fighting du chapitre 5. Écrire Plantation Massa-Lanmaux, d’une certaine manière, était au-dessus de mes forces habituelles. Dans les deux années qui ont suivi, années passés dans deux cottages au milieu des bois de la péninsule de Harpswell, Maine, USA, chaque séance d’écriture commençait par un combat avec la matière initialement inerte des mots et des affects : un combat propitiatoire de décontenancement de moi-même, ou encore, comme je l’ai déjà dit ailleurs, de descellement (décèlement ? déseulement ?) du langage.
Je ne prétends pas en cela me distinguer, et comme par hasard les écrivains contemporains que j’admire le plus — Pierre Michon, Pierre Guyotat —, lorsqu’ils parlent de leur écriture, évoquent la nécessité d’états seconds, induits par érotisation pour l’un et reçus — semble-t-il un peu aléatoirement — comme une grâce, pour l’autre ; le performeur français Jean-Louis Costes, dans une interview, explique s’être privé de nourriture et de sommeil pendant plusieurs jours, avant de commencer à rédiger son roman Grand-Père, de même que Yannick Haenel s’est abandonné à une sorte de flux langagier extatique pour écrire Cercle (je ne suis pas dans le secret des dieux, excepté celui des muses de temps en temps, aussi je me fie à ce qu’en ont dit les auteurs eux-mêmes dans leurs entretiens). Du côté des classiques anciens ou modernes, on connaît le goût d’Hemingway ou Kessel pour les alcools tonitruants, et je crois que Martinet — l’auteur de Jérôme, l’un des plus grands livres français du vingtième-siècle — ne lésinait pas sur la bière. Je rangerais parmi les démarches du même désordre l’addiction caféinique de Balzac (« Balzac, troué de café », comme le décrit Michon), et bien sûr comment ne pas penser à Antonin Artaud, dont le cerveau lui pourvoyait les distillats poétiques en telle quantité qu’on se demande ce que le peyotl pût lui donner en plus…  « Enivrez-vous », disait Baudelaire, et les surréalistes lors de leurs séances d’écriture automatique, avec la haute infatuation d’accomplir une révolution, de ne faire peut-être rien d’autre que de tisonner le vieux furor poeticus — furor poeticus qui est aussi la clé de l’oeuvre de René Char, selon Paul Veyne… Tout cela pour rester dans le domaine francophone, sans même parler des écrivains américains de la Beat Generation et d’après, courtisans de la muse chimique, ni des visions du narrateur des Cahiers de Rilke, ni de la fièvre créatrice qui saisit celui, affamé, du roman de Knut Hamsun… Bref, pour un Flaubert disqualifiant les « bals masqués de l’imagination, d’où l’on revient avec la mort au coeur, épuisé, ennuyé… » (Lettre à Louise Colet, 27 février 1853), combien de Gide, de Bataille… ravis dans l’extase de l’écriture ? (Ou pour l’écriture ? Ou par l’écriture ? Il s’agit d’une autre discussion qu’on se gardera d’ouvrir dans celle-ci.) Ce néo-platonisme est réactivé à chaque génération ou presque (à l’exception de celle des Lumières ? autre tiroir que l’on évitera d’ouvrir ici), réactivé peut-être par Platon lui-même, dans son admiration pour le shamane Socrate… Et comment concevoir le poème de Parménide sans une épiphanie extatique de l’Être ? Plus anciennement encore, à l’exorde de notre culture, les premiers textes, ceux d’Homère, d’Hésiode, ne peuvent manquer de s’ouvrir par un appel aux muses… En faisant la part de la variabilité culturelle, et aussi du fait invérifiable mais hautement probable que chaque génération ait traduit en mots semblables des expériences en fait socialement construites, et donc contextuellement empreintes, et donc différentes — il n’en reste pas moins que  le thème de l’inspiration reçue ou prise d’au dehors de soi insuffle vingt sept siècles d’histoire littéraire occidentale.

Quant à moi, rencontrant donc au seuil de ma tentative romanesque le besoin de casser les cadres normals de ma pensée et de ma personnalité, je retraçais aussi des chemins déjà frayés, bien que d’ancienneté plus modeste : vingt ans plus tôt en effet, mes dix-sept ans s’étaient passés à attendre le renouvellement d’une poignée d’expériences extatiques induites par un mécanisme dont évidemment je n’ai pas la formule, mais où entraient manque de sommeil, souffrance psychique, et abus de médicaments. (Je ne veux pas entrer ici dans un détail qui dévoierait mon propos, mais  pour qui serait intéressé j’ai rassemblé quelques notes à ce sujet sur cette page (cliquer)). Ces expériences ne se répétèrent jamais, aussi je me lassais d’attendre et je m’occupais de vivre. Au fil des années je perdais le contact avec l’autre état (à moins que des remarques occasionnelles que l’on me faisait sur mes « excés d’énergie » ne témoignassent de traces résiduelles — un halo de mana ? — dont je ne me rendais pas compte), jusqu’à un soir de carnaval à Basse-Terre en Guadeloupe, où fatigué de n’imposer à mon corps dans les cours de danse classique qu’un mouvement extérieur, et encouragé par le professeur Piotr Nardelli, je me mêlais aux groupes qui suivaient en rythme les chars de carnaval : ejecté d’un coup d’épaule par un que ma couleur trop pâle indisposait, la cheville foulée, je cabriolais  toute la nuit, et effectuais les sauts et les tours auxquels je n’arrivais pas à pousser mon corps par un effort de volonté réfléchie, durant les classes : révélation qu’il est possible d’accéder à une autre source d’énérgie que celle qui nous anime d’ordinaire. Avant de bousculer la langue, c’est dans la danse (cliquer) que j’éprouvais à nouveau, et j’éprouve encore régulièrement, une libération de la fatigante condition humaine. (La dernière fois que je passais la nuit dans un « club », où se jouait de la musique africaine, je remarquais d’ailleurs la similitude entre les « lewoz » guadeloupéens et les us implicites du dance floor : que l’une ou l’un — ce pouvait être moi ! —, pris par le rythme, se lance dans des mouvements plus amples et plus passionnés, et les autres danceurs d’apaiser leur propre tumulte et de lui laisser, non seulement l’amplitude nécessaire, mais aussi la singularité… Pas plus d’une transe à la fois ! Comme, dans le lewoz, celle ou celui qui était dans le cercle face au tambouyé, cède tacitement la place au nouvel entrant.)

Enfin vint Plantation Massa-Lanmaux, et la fin de cet article s’éloignant à mesure que je crois m’en rapprocher, comme l’horizon pour le marcheur, je dirai une prochaine fois ce que c’est pour moi que d’entrer dans le  furor poeticus.

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L’ÉCRIVAIN SHAMAN (?) I/III

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Transe et possession, une émission de France Culture (cliquer sur le lien)

Après avoir été négligés par l’anthropologie structuraliste des années 1970, les rituels africains, asiatiques, nord ou sud-américains, de possession et de communication avec un autre monde, non seulement ont retrouvé la faveur des chercheurs, mais aussi celle du public occidental — au point qu’un « tourisme shamanique » se développe, plus ou moins naïf, plus ou moins respectueux, plus ou moins dévoyé.

Que vont chercher ces occidentaux, dans les cérémonies gabonaises associées à la prise d’iboga, ou au festival des « divinités noires » (vaudous) du Togo, ou lorsqu’ils vont quémander leur adoption par des plantes totem en Amazonie (le vaudou haïtien semblant hors d’atteinte actuellement, du fait des grandes difficultés à voyager dans le pays) ? L’explication habituelle est celle de la perte de sens dans nos sociétés modernes : des routards jeunes ou vieux, fortunés ou sans le sou, dans tous les cas précipités par leur vide à l’âme sur les chemins de ce que nous avons délaissé sans nous en rendre compte, à un moment inconnu de notre parcours. (Moment lointain, à en juger par l’incroyable nostalgie civilisationnelle suscitée, dès le début du XVIème siècle, par la découverte des « sauvages » : de Montaigne à Rousseau en passant par La Hontan).

Explication indéniable, néanmoins il me semble que s’ajoute une affinité élective supplémentaire de notre époque pour le shamanisme. Elle relève à mon avis de la difficulté à conserver le sens de la continuité de soi-même, de la cohérence de soi, en notre temps d’identités changeantes, de mutations, et de grands bouleversements qui vous balaient d’un bout à l’autre de la planète en rendant caduque les structures rassurantes de votre vie, avant que vous ayez eu le temps de dire Jacques Robinson.
Par ailleurs, « mondialisation » aidant, retrouve-t-on partout un peu du même — et qui ne s’y trouvait pas avant — en même temps que partout s’est perdu un peu ou beaucoup de ce qui s’y trouvait avant.
Enfin, sans faire preuve d’humanisme béat et d’irénisme, les signes se multiplient d’une nouvelle conscience planétaire de l’humanité — conscience tourmentée et en lutte avec elle-même, mais tout-de-même, qui réactualise la grande intuition prophétique d’un Teilhard de Chardin (le Point Omega…).
Or le shaman, s’il est délicat de donner une définition générale d’un personnage, d’un phénomène multiple et divers, paraît en tout cas toujours être celui qui relie les mondes, les consciences, les êtres, et autorise les transmigrations : il peut-être celui qui s’adresse aux instances qui sont en vous tout en vous étant inconnues ; être celui qui fera fondre les barrières entre les moi-s individuels, et vous donnera accès à la synesthésie, à la perception, ou à la sagesse d’un autre vivant, animal ou plante. À ce titre, s’il ne soigne pas les disruptions identitaires de l’occidental contemporain, le shamane les apaise en montrant que, loin d’être des anomalies, elles sont des crevasses par où passe un peu de la vraie nature du monde. Il déligitime le moïsme, désormais souffrant, de l’occident, et encourage l’acceptation que la vie n’est pas si monolithique. (Au coin de nos rues le psychanalyste est peut-être le shaman rationnel… ou le shaman de l’esprit de raison ?).
Il y a par exemple à Toronto un « shamanic centre » qui propose aux curieux des expériences de dépersonnalisation assez simples : se promener dans la ville en prétendant être quelqu’un d’autre que celui que l’on est. (Des étapes ultérieures d’initiation sont plus coriaces, comme de passer quelques nuits seules dans la forêt du nord.)
La pensée de l’occident se heurte ainsi depuis longtemps au problème de l’identité, de l’autre et du même, ainsi que Pascal l’a illustré dans ce texte magnifique, son Discours sur la condition des grands. Plus récemment, le Notturno Indiano du regretté Antonio Tabucchi, ou bien au cinéma le Monsieur Klein de Josef Losey, remettent en question les illusions de l’identité, de la singularité et de la séparabilité de l’individu conscient.

Quant à moi je me suis d’abord rencontré au shamanisme à travers quelques petites manifestations voudouïsante en Guadeloupe ; il n’y est actuellement que peu présent, tout juste soupçonné dans les communautés d’immigrés haïtiens, mais les témoignages anciens des voyageurs et des habitants de l’île, à partir du moment où l’on y a apporté des esclaves d’Afrique de l’Ouest, affirmaient des cérémonies fréquentes et importantes. C’était l’époque — du XVIe au XVIIIe siècles — à travers laquelle se déployait mon Plantation Massa-Lanmaux, et du fait de mon exigence documentaire  j’ai dû entreprendre des lectures et approfondir ma connaissance des rituels vaudous caribbéens. Pourtant, que les lecteurs ne prennent pas mes différentes descriptions de cérémonies au pied de la lettre : je les ai syncrétisées, si l’on m’autorise le terme, avec des rituels, également animistes, de la Grèce ancienne ! En particulier les prières qui sont dites par le prêtre, « le vieux Candio », ne sont pas une langue africaine ou ésotérique, mais sont des prières conservées de l’antiquité grecque.
Lisant cela, les contempteurs de la « globalisation culturelle », du nouveau « gloubi-boulga planétaire », s’il en est parmi mes lecteurs, vont vouloir immédiatement monter sur leurs grands chevaux de frise : qu’ils sachent toutefois que je n’en ai pas procédé ainsi pour les irriter, ni pour illustrer une idéologie du « tout se vaut, tout se mélange », mais pour suggérer qu’il n’y avait pas loin, des nobles religions antiques de l’occident, aux rites des « sauvages » d’hier et d’aujourd’hui. (Même Socrate, Socrate le fondateur de notre radicalité discursive, aurait bien pu exercer des fonctions thaumaturgiques et shamaniques, au sein de sa cité : voir Le Secret de Socrate pour Changer la Vie, de François Roustang, chez Odile Jacob, et Socrate le Sorcier, de Nicolas Grimaldi, aux PUFs.) L’occident, en redécouvrant ces danses et ces transes, transportées dans les Antilles et les Brésils de la déportation, se mirait, sans le savoir, au miroir de ses origines, et ne les reconnaissait nullement (…croiser son double et ne pas le reconnaître… beau thème littéraire… appel vers une histoire à écrire…): les voyageurs et les « habitants », comme on appelait les colons antillais, ne voyaient dans le vaudou qu’une sorte de danse, à laquelle les esclaves se livraient avec une frénésie particulière, en accordant une étrange importance au sacrifice concomitant d’un poulet ou d’un autre animal ; de nos jours encore beaucoup pensent, en Europe et aux États-Unis, que le vaudou est une sorte de sorcellerie résiduelle, et sont surpris d’apprendre que les anthropologues et les fidèles le considèrent tout simplement comme une religion. Ultérieurement, le vaudou est devenu l’une des premières fixations identitaires des esclaves dépouillés de leur culture d’origine, et comme un ferment de résistance : Boukman, le premier chef rebelle haïtien, était un hougan, un prêtre vaudou, et c’est au cours d’une cérémonie qu’il a lancé la première révolte.

C’est donc l’importance de cette religion issue de l’Afrique de l’Ouest, pour mon sujet, qui m’a amené à m’intéresser au shamanisme. Mais aussi m’a t-il fallu réaliser que je ne pourrais pas écrire Plantation Massa-Lanmaux sans avoir recours moi-même à la transe — et que l’écrivain est toujours au moins un peu shaman… Dans l’immédiat, cet article commençant à dépasser les limites d’un billet de blog, je suspends, et poursuivrai prochainement ce fil de pensée.

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L’esprit de la danse /\ Le Dieu Le Dieu (« Danser sa vie » ?)

Capella Sansevero, Napoli

Le corps qui entre, c’est la carène de côtes caves, souffle rauque rampant dans un coin des poumons, fatigue, fatigue des jours sans essor, consumation sans but, sans jouir. Haleine, estomac. Intestin, merde. Ces points de ponctuation au long des muscles, au long des os, au long des ans : fêlures que la douleur hante, par où irrompera le néant. Le corps qui entre, c’est le corps de mort. Je l’ai croisé un jour, ce corps, dans un escalier où il devait faire station de chaque marche ; ses yeux roulaient, entre les mèches de cheveux teints, dans la panique des formes qui se défont.

La pianiste s’est assise, elle égrène les premières notes. Je te salue, génie du nord. Torsion. Je te salue, génie du sud. Torsion. Je vous salue, génies des quatre coins, torsions, révérence, courbure, le plexus qui se dit solaire appelle à lui le ciel… Un  nuage piqueté d’arpèges émane désormais du piano, une poudre d’or où réverbèrent par éclairs les boucles blondes de la Présence… Un front roulant se déroule sur moi, m’enveloppe, je n’ai jamais su qui il était, mais j’ai toujours pavoisé toutes mes avenues de ses couleurs, et ouvert le coeur de toutes mes places, pour sa venue. Parfois en vain. Corégies. Introïts. Couronnements. Cortèges. Pampres. Je glisse au long des cordes frappées d’éclat, l’espace est troué par les hautes flêches des rêves encore à vivre, le corps est mouvement, élévation, franchises consacrées, libertés… Le corps qui danse, c’est le corps de gloire, c’est le corps tourbillonnaire vidé de sa chair (la carne, tu es poussière et retourneras, et coetera, coïteras, sursauts), empli de légèreté, le corps qui n’obéit pas, le corps qui règne, dans l’outrance des gravités niées… Ballon, grande polka, suspends, suspends, suspends… Je n’ai jamais su qui il était, et pourtant j’ai vécu pour lui. De quelles forêts, surgi, de quelle tourbe ? Immense clair de rire, le mufle du Dieu dans l’éclatement de la glaise, retentissement ! Eh ! Les petits hommes : quelle surprise ! Quelles transubstantiations, sur les rivages, et autour des feux, et dans les tentes, les fumées, les encens, rotations cervicales, yeux chavirés, c’est la voix des aïeules qui parle dans la bouche des pères, cris, on se prosterne ou on tourne, tourne, tourne… La tornade appelle le ciel : tes yeux ouverts, l’homme, sur le ciel d’orage, et ta bouche apprêtée comme celle des petits oiseaux, quelle becquée il te faudrait, une becquée de ciel bleu vitreux, une becquée qui te rassasie, à t’éclater, à t’écarteler aux dimensions de cet horizon où roulent les phénomènes… Le corps qui danse, c’est le corps épique, celui qui remonte les pistes des émotions, des hauts dits, des héros attachés au mat dans les tempêtes de la parole : les constellations du sens pivotent plus vite qu’on ne saurait les lire dans le ciel descellé, les châteaux les plus beaux sont pris avant que la cataracte de tes cheveux ne s’enroule sur mes poignets, Ô Mélisande… Ô apogée, Ô traînée, épiphanie, double voie lactée de tes jambes ouvertes… « À mon seul soleil »

Parfois la Présence s’épuise  dans l’échevèlement rompu de ses crêtes, de ses ahanaments, de ses triomphes échoués loin de moi. Où étais-je ? Qu’ai-je fait ? Corps renégat oublié dans la triangulation des barres, là où personne ne va, tout a continué sans moi… C’est que c’est un front de mots, qui m’occupait, petits mots porteurs de leur propre mort…

Une petite armada féminine, battant pavillon de toutes nations, à la manoeuvre entre les points cardinaux du désir, fait montre de ses voilures les plus écarlates  — déclinaison des voiles sur les coques de nacre…

Le corps qui se traînait dans l’escalier, était celui d’une danseuse âgée, flamenca. Je l’ai suivie des yeux, jusque la salle où elle est entrée, s’est placée dans l’entrebâillement d’une porte de chêne, au milieu du cercle d’élèves : elle s’est redressée, a frappé le sol de son pied de force, a parlé, montré, dansé : j’ai vu flamber le feu des lustres, dans sa mantille.

Autres jaculations nocturnes et diurnes (cliquer)
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