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12 years a slave : occasion de redire que l’esclavage est un mode du capitalisme

12 years a slave, affiche du film     Avec ce film très spielbergien, Steve Mc Queen a payé son entrée dans la cour des grands : des américains, des oscarisés, des blockbusters. On peut regretter l’intensité retenue, la grâce macabre et austère, les choix esthétiques angulaires et brutalistes, enfin le silence, de son film Hunger (—je n’ai pas vu Shame), il n’en reste pas moins que l’histoire vécue de Solomon Northup, telle qu’exposée dans ce film-ci, est terrifiante, et touche aux gouffres de l’Histoire et de la conscience humaine. Le ticket d’entrée dans la cour des grands s’affiche, en fait, durant les 20 premières minutes du film, presque inacceptables : musique sirupeuse et pathétique, râclements lugubres et autres bruits effrayants de films pour adolescents, surtout ramassis des clichés sur l’esclavage :  le sadisme du maître blanc, les coups gratuits, le peu de valeur de la vie du noir, le viol sur le bateau…       Tout semble aussi mal engagé pour le protagoniste que pour la véracité historique du film, mais heureusement la deuxième partie rend justice à la destinée manifeste de l’esclave Solomon : celle d’être un « nègre à talent », en l’occurence un violoniste ET un charpentier, capable de mener à bien des projets complexes. Une telle « pièce d’Inde », un tel esclave, était d’une grande valeur, et c’est un non sens, contra-logique, d’imaginer que le négrier aurait pris le risque d’endommager un tel ouvrier en le battant inconsidérément — de même qu’on ne peut concevoir qu’un simple matelot, sur le bateau, ait la liberté d’assassiner à sa fantaisie l’un des éléments de sa précieuse cargaison humaine, comme on le voit dans le film.
Répétons-le une fois de plus : le sadisme convenu et les maltraitances attendues sont un non-sens économique : l’esclave représente une valeur marchande, ainsi qu’un potentiel de travail, qu’il est inconséquent d’endommager ; c’est un « bien meuble », et un propriétaire ne casse pas ses biens pour s’amuser, pas plus qu’un paysan n’estropie son cheptel par perversion.
L’essence du système esclavagiste est en fait très bien résumée dans la mise-en-garde d’un « supervisor » (un « commandeur », comme on le disait en pays français) à l’attention des petits blancs qui s’apprêtent à lyncher Solomon : vous n’avez pas de droits sur cet esclave, leur dit-il en substance, il appartient à son maître M…, qui a contracté une dette considérable pour l’acquérir.
Au risque de passer pour un marxiste invétéré, il faut le dire et le redire : le système de production esclavagiste est à appréhender d’un point de vue économique (cliquer) (voir aussi cette bibliographie (cliquer)) ; l’esclavagisme est un mode du capitalisme, son existence se comprend et son fonctionnement s’analyse en termes de valeur, de production, de rentabilité et d’insertion dans le commerce mondial.
Après ces mises-en-place assez réalistes le film, suivant le transfert de Solomon sur une autre plantation dirigée par un propriétaire alcoolique, illuminé, pervers et obsessionnel, vire à l’habituel approche psychologisante et pathologisante de la relation maître-esclave. Je n’en dirai pas plus sur la suite des événements, et après tout au spectateur d’en juger, mais je reconnaîtrai avoir été perturbé par cette évolution, qui me semblait regrettable, de la narration : car, dans mon roman Plantation Massa-Lanmaux, n’avais-je pas, moi aussi, cédé à cette tendance psychologisante facile ? Je dirai pour ma défense — défense devant les reproches que peut me faire  ma conscience d’artiste —  qu’au moins, dans mon roman, ai-je tenté de porter à l’extrême le balancier : le poussant carrément dans la fantasmagorie sadienne où, je l’espère, il n’est laissé aucune illusion au lecteur sur le vraisemblable historique des situations fantasmatiques où il est transporté. Cela ne signifie pas que je désespère, au gré des stress psychiques que j’espère avoir mis en place, d’avoir pu jeter quelque lueur sur les structures à l’oeuvre dans ce pan d’histoire humaine.
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Django Unchained de Tarantino : débile et dégueulasse

Django-Unchained-Quentin-Tarantino-du-sang-encore-du-sangLe dernier film de Tarantino plaira aux adolescents accros aux « shooter games », ces jeux videos où l’on avance une arme à la main en tirant sur tout ce qui bouge. Je n’y ai pas décompté précisément le nombre de meurtres mais ils doivent avoisiner la centaine. On y voit aussi des cervelles éclatées, des gens qui se crèvent les yeux, des gens qui s’arrachent la tête, un type dévoré par les chiens…En revanche pas le moindre poil de foufoune de la nuit de retrouvailles du héros avec sa dulcinée : il s’agit bien d’un film qui vient du pays où l’on peut acheter une mitrailleuse et flinguer 40 personnes, mais où l’abstinence est enseignée au lycée et la vie sexuelle des hommes et femmes politiques passée au peigne fin par une nation de censeurs frustrés.
Si vous voulez voir un film, un vrai — pas une machine pulsionnelle et débile à destination de l’audience infantile — voyez, basée sur la même prémisse d’une plantation d’esclaves consacrée à l’organisation de « combats de nègres », le remarquable Mandingo, de Richard Fleischer. Tarantino le cite d’ailleurs visuellement, empruntant des scènes entières à ce grand classique. Toutefois, chez Fleischer, en sus d’un art supérieur et d’une complexité (et d’une liberté de ton en matière de sexualité), qui malheureusement datent d’une autre époque il était admis que l’on avait affaire à une organisation minoritaire, secrète, quelque puits secret de l’enfer, où l’humanité avait cessé. Chez Tarantino aucun possibilité n’est offerte de douter de l’existence de ces organisateurs de combat d’esclaves, dont il faut dire tout de même qu’ils n’ont sans doute jamais existé, et ne sont attestés nulle part. Le premier a les avoir inventé fut le romancier Kyle Onstott, le second a traiter le sujet le cinéaste Fleischer, puis… l’auteur de ces lignes, qui en fit une scène surréaliste de son roman Plantation Massa-Lanmaux… Enfin Tarantino, chez qui on ne trouve aucune mise à distance, exemplarité, réflexion, aucune autre option esthétique que l’ultra violence, enfin en général aucun traitement historique, aucune réflexion, ni aucune connaissance réelle des conditions socio-économiques de l’esclavage (au sujet duquel j’ai quand même lu 30 ou 40 livres, dont je ne retrouve absolument rien ici), que du remaniement de clichés. Bref, un film dans la tradition de la blaxploitation des années 70, mais hyper-violent, dégueulasse et débile — je ne prends même pas la peine de montrer l’inanité du scénario, cousu de… cousu de rien du tout, si ce n’est d’intestins déroulés et de purée de méninges. Si Tarantino et ses admirateurs ont soif de sang, qu’ils aillent faire un tour en Syrie, en Irak, ou en RDC… Le sang coule partout, et la douleur des hommes, à tout moment. Pour de vrai, pas pour rire. En voyant le film je me suis souvenu des pilotes de guerre américains de la guerre en Irak, qui témoignaient qu’ils avaient l’impression de jouer à des videogames, en appuyant sur les boutons qui larguaient des bombes sur des populations militaires et civiles.
On a déjà tourné des navets, on a déjà tourné des films « dignes du plus profond mépris », mais je crois que le plus déprimant dans tout ça est que la critique applaudisse et crie au génie. Les thuriféraires de Tarantino ont-ils déjà vu un Pasolini, un Visconti, un Resnais, un Godard ? Fassbinder, Jarmusch, Cassavetes ?… Ou la critique dans les journaux est-elle le fait de grands adolescents qui ne connaissent rien du cinéma antérieur à leur premier ipod ? Je n’en sais rien. Mais je reviens sur la position optimiste qui était la mienne lors de débats avec des ami(e)s : peut-être aviez vous raison, et que le cinéma contemporain, c’est de la merde.

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Keyhole (« Ulysse, souviens-toi !), de Guy Maddin, le David Lynch du Manitoba

Le cinéma de Guy Maddin est insuffisamment connu en France, et c’est regrettable. De lui, j’avais vu, il y a quelques années déjà, l’inoubliable My Winnipeg. Keyhole est peut-être moins maîtrisé, plus déroutant, mais tout aussi fascinant, et beaucoup plus hypnotique. Le script est peu clair, et le raconter ne rend pas justice au film, aussi je dirais seulement qu’il s’agit d’une bande de gangsters planqués dans la maison hantée de leur chef, Ulysses. Celui-ci doit retrouver sa femme dans une des pièces de la maison, aidé en cela par une médium à peine pubère et sub-claquante puisqu’elle vient d’échapper à la noyade. Un riche matériau symbolique vient comme s’interposer entre Ulysses et l’aboutissement de sa quête : références nombreuses à l’Odyssée et à l’éternel errant-polytropos, mais aussi épreuves de contes de fées correspondant à tous les meilleurs schémas structuraux du genre, sans oublier des allusions picturales à la culture canadienne et aussi, cela va sans dire, aux grands cinéastes admirés, les réalisateurs américains de films noirs des années 30 à 50 en premier lieu, et Bergman (Fanny et Alexandre), Godard dirais-je pour les Européens. L’aventure et le défi semblent illimités, sur la surface restreinte de deux ou trois étages. À chaque pièce — celles de barbe bleue ? — Ulysses remonte la pente de la mémoire familiale engloutie, tandis que ses hommes au rez-de-chaussée redécorent les murs et forniquent (les femmes se multiplient au fur et à mesure que les types sont flingués). Il y a aussi un jeune kidnappé sculptural et bâilloné et de plus en plus nu dans un fauteuil roulant, un autre fauteuil transformé en chaise électrique par un adolescent (qui gagne de ce fait le concours d’inventivité de son lycée), et le beau père fantôme d’Ulysse qui est enchaîné au lit de sa fille (on le verra tailler une pipe à un phallus tout aussi fantômatique). Il semble que transporter un vison empaillé sur l’épaule soit nécessaire pour affronter les spectres, et si vous m’avez suivi jusque là je vous félicite. Le tout est filmé dans un noir et blanc sale à dessein, avec des lumières tournantes qui finissent par sortir le spectateur de son exaspération pour le placer dans un état hypnotique ; quelques couleurs apparaissent pour parer le corps d’une femme nue (les femmes sont d’ailleurs aussi superbes que les hommes, mais le coït hétérosexuel apparaît bien peu appétissant, et quant à l’autre, on ne peut qu’admirer la plastique du kidnappé dénudé et les mâchoires carrées d’Ulysses, sans en voir plus).
Les films de Guy Maddin ont la qualité des rêves, ou du matériau que l’on exhume dans une psychanalyse : chargés d’un sens brûlant mais élusif au fur et à mesure que l’on essaye de le transcrire en mot. Rien n’y est assurément réel, la vie ne se sépare qu’à peine de l’onirisme ou des délires de la folie. Le monde à la sortie du cinéma vous apparaîtra bien incertain, et la rationnalité peu digne de foi. « Surréaliste » me paraît être l’adjectif adéquat à cette esthète venue du froid, et de la planète des fantasmes.

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Festival International du Film de Toronto : MON PIRE CAUCHEMAR, d’Anne Fontaine avec Isabelle Huppert, André Dussolier et Benoît Pooelvoorde : démagogie et anti-intellectuallisme

Je ne m’attarderai guère : ce film a été une grande déception, surtout si je le compare au génial Comment J’ai Tué Mon Père, de la même Anne Fontaine, vu dans un autre festival il y a quelques années. Les acteurs — est-il besoin de le préciser ? — sont excellents, mais les ressorts comiques du scénario sont usés jusqu’à la corde : l’intrusion d’un hurluberlu popu, paumé et spontané, dans l’intimité d’un couple bobo riche et cultivé. On a l’impression d’avoir déjà vu ça dix fois ; le début est très drôle, mais lorsque l’intrigue resucée se précise, les gags et les dialogues sonnent de plus en plus faux et rebattus. Et c’est une idéologie, à mon sens puante et bien au goût politique du jour, qui se déploie : le monde intellectuel est chiant snob et emmerdant, ces gens ne baisent même pas (ce qui est dit explicitement par Dussolier, en éditeur de romanciers imposteurs), et en vérité, si on leur en donne l’occasion, ils découvriront la vraie vie en s’éclatant sur une piste de pole-dancing, en se bourrant la gueule, et bien sûr en se remettant à baiser (l’abandon de la vie intellectuelle permet ce redémarrage).

Je crois que pour entendre qu’il n’y a pas de plaisirs médiats, que les livres et les arts ne sont qu’un vernis prétentieux, que ceux qui les pratiquent sont enfermés dans un carcan qui les opprime, que seuls les instincts irréfléchis comptent, et l’argent et la jouissance, on n’avait pas besoin d’un nouveau film, ni de tels acteurs : il suffit d’allumer la télé à n’importe quelle heure, ou de considérer les valeurs incarnées par les membres du gouvernement, et leur chef éminent. Mais vous avez raison, Anne Fontaine, si on veut un peu d’audimat, il faut crier avec la meute.

Les deux dames étaient présentes pour un « Q&A » à la fin du film : malheureusement prétentieuses, auto-satisfaites et méprisantes vis-à-vis du public Torontois, éludant toutes les questions par des pirouettes ou des  plaisanteries bâclées.

ps pour Anne Fontaine : je suis un intellectuel, ma vie sexuelle va bien, merci, et mon plaisir n’est pas du même ordre mais plus grand à déchiffrer un beau texte ou découvrir une belle oeuvre qu’à me saoûler et danser toute la nuit, ce que je sais faire aussi, comme beaucoup d’entre nous.

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Festival International du Film de Toronto : L’ORDRE ET LA MORALE (REBELLION), de et avec Mathieu Kassovitz : sanglante déraison d’état

On sait que les petits échassiers qui nous gouvernent sont affublés d’appétits énormes, disproportionnés et qui les corrompent, et que pour arriver au faîte de leurs ambitions il leur a fallu tuer à vue d’oeil : tuer symboliquement (dans le meilleur des cas) leurs concurrents, tuer ceux qui se mettaient en travers de leur route, tuer ou laisser tuer ceux dont la mort servirait leurs intérêts. La saloperie règne et a toujours régné, néanmoins on voudrait toujours se flatter que le cynisme fût plus prévalent et plus brutal « ailleurs » ; la tristesse est immense devant la mort salope et superflue d’être humains ; et la honte lorsque ce sont ceux qui officiellement nous représentent qui l’ont décidée.

« 21 cadavres pour une ambition présidentielle », c’est-à-dire pour la satisfaction d’un ego boursouflé, tel pourrait donc être le sous-titre du dernier film de Mathieu Kassovitz, consacré aux dix jours qui ont mené au déplorable assaut de la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, entre les deux tours de l’élection présidentielle de 1988. Je ne rappellerai que succinctement les événements, tant ils sont connus et facilement accessibles : une occupation de gendarmerie, organisée par des indépendantistes kanaks sur la petite île d’Ouvéa, tourne mal et aboutit à la mort de quatre gendarmes ; les indépendantistes se retranchent alors dans une grotte de la forêt, avec le reste des gendarmes emportés comme otages ; leurs revendications sont sans doute impossibles à satisfaire, cependant des négociations semblent progresser, lorsque Chirac pour en finir avant le deuxième tour et agrémenter sa candidature d’une image d’homme fort (propre à plaire aux électeurs du FN) commande à des forces militaires importantes de donner l’assaut (l’ordre est contresigné par le président Mitterand) ; dix-neuf indépendantistes perdront la vie, ainsi que deux otages, atteint par des « tirs amis ».

Le film est rythmé par le compte à rebours des dix jours qui précèdent le dénouement brutal, et il suit les efforts du Capitaine du GIGN Legorjus pour éviter le pire : Kassovitz incarne avec talent Legorjus, et il a construit son film à partir des mémoires rédigées par celui-ci, ce qui doit rester à l’esprit dans la juste estime des événements : Legorjus pourrait avoir voulu se disculper de ce qui est apparu comme une trahison aux yeux des indépendantistes qui lui avaient accordé leur confiance. En tout cas la puissance d’évocation du cinéma, et la parfaite maîtrise d’un réalisateur qui a atteint sa maturité artistique, transportent le spectateur à la hauteur historique et morale qui convient à cette histoire, dont les protagonistes sont tous emportés dans un drame qui les dépasse, et obligés pour plusieurs d’entre eux d’agir à l’encontre de leurs convictions — soit par fidélité aux serments donnés, soit parce que, lorsque le désastre est programmé, l’échec devient la base de calcul à partir de laquelle on essaye de sauver ce qui peut encore l’être.

On pourrait regretter quelques éléments sensationnalistes — enchaînement rapide des scènes, surprises visuelles, conversations trop souvent criées et bande son oppressante —, ainsi que l’incarnation trop héroïsée de Legorjus par Kassovitz, mais l’héroïsme prend ici la forme d’un humanisme et d’un calme inaltérable dans les moments les plus difficiles, ce qui est à mille lieues des habituels jeux de muscles du film de guerre barbare à la  Hollywoodienne. Je dirais que Kassovitz a trouvé son sujet, et qu’il a signé là son meilleur film depuis La Haine : un film essentiel et non plus de simple divertissement comme ceux qui l’avaient précédé. Un petit chef d’oeuvre, qui se confronte aux soubresauts cruels de l’Histoire, aux impasses de la Morale, aux différentes mesures par lesquelles est évalué le poids d’une vie humaine. Le remontage et on pourrait dire la réorchestration du débat Mitterand-Chirac 1988 de deuxième tour, vu d’une gendarmerie de Nouméa, aboutit à une scène d’anthologie, où les deux concurrents apparaissent comme deux redoutables sauriens, aux prises dans un combat de titans où l’on ne compte pas les victimes collatérales. Et quant à la scène de bataille  — l’assaut sur la grotte —, elle est la plus forte que j’aie jamais vue au cinéma, tant elle démystifie la guerre et dévoile ce qu’elle est : la plus immense bêtise qui soit dans l’univers. Mais en serons-nous toujours exempts, de cette atroce bêtise ?

Pour ma part j’ai été grandement ému, et accablé : contrairement aux spectateurs canadiens, je me sentais partie prenante de ce qui s’était joué, comme flétrissure intime de ce que c’est que d’être français, sur cette minuscule île du Pacifique. Un même sentiment de honte m’avait affligé à la projection du film Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembene, dans une salle de cours de l’Université du Minnesota où j’étais le seul français présent. Je sais que l’on va me reprocher ce commentaire, comme on m’a reproché ce que j’ai dit lors d’une interview tv que j’ai enregistrée avec Laure Adler : à savoir que, partant vivre en Guadeloupe, j’avais découvert, avec l’histoire esclavagiste et criminelle des antilles françaises, le sentiment d’avoir « du sang sur les mains ». On m’a objecté l’habituel argument de l’impossibilité juridique et morale d’une culpabilité collective. Je ne suis pas sûr que cet argument soit aussi raisonnable qu’il en ait l’air… La vérité marche toujours sur deux jambes, et si la solidarité clanique est une régression barbare, la conception moderne d’un individu dénoué de tout engagement collectif, et donc de toute participation à une action conduite sans son assentiment explicite, me paraît être celle qui nous a conduit à la société où nous vivons, qui ressemble toujours plus à une simple juxtaposition sans lien. Dans toutes nos fibres, dans toutes nos paroles, nous sommes faits de notre culture, de notre éducation, des valeurs qui nous ont été données, de l’histoire de ceux qui nous ont précédés et nous ont transmis ces legs, avec leur part sombre : vouloir ensuite ne garder de cet héritage que l’utile, en se prétendant délié du passif, délié du coût moral de nos châteaux et de nos encyclopédies et de nos tableaux et nos arts et nos sciences, me paraît légitimer le narcissisme instinctif de l’enfance : écueil en miroir de celui de la solidarité clanique. « Le peuple est souverain », nous dit notre constitution, et lorsque le souverain élu qui le représente signe un ordre meurtrier, c’est malheureusement le peuple qui signe.

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Festival International du Film de Toronto : LE CHEVAL DE TURIN, de Bela Tarr : anxiété du monde ? Ou seulement de l’occident ?

Un vieil homme, sa fille, dans un univers noir et blanc battu de vent ; une musique obsédante sous-tend le vent. Le vieil homme — sans doute un cocher, on est dans un XIXème siècle intemporel —, un bras paralysé, pendant, ramène à la maison la double carne de son corps et de sa jument. La jument ne ressortira plus de l’écurie, ni le spectateur de la ferme de pierres brutes croulantes qui sert à ces trois âmes de coquille où s’enroule la répétition quotidienne de leurs gestes. La photo est superbe, et pourtant tout ce début procure un étrange sentiment d’artificialité : le vent est faux, son bruit est faux (à cause de la musique distante), et surtout des inconsistances démentent tous les gestes de la routine des personnages : la nourriture rare sur laquelle on se jette affamés est jetée, l’eau que l’on ramène à grand peine du puits en luttant contre les bourrasques est versée à terre après qu’on s’y est lavé les mains, le vieillard cacochyme dort sous une minuscule couverture qui ne le protège pas du froid, on intime à la jument d’avancer tout en tirant sur les rènes… Rien ne va plus nulle part, le sens — qui serait de survivre — n’est qu’apparent tant l’achèvement des actions mine leur intention. Je ne puis en dire plus, et je ne raconte ce début que pour appeler le spectateur à persister : cette artificialité montrera sa logique lorsque le paradigme du film basculera d’un vérisme misérabiliste, à un merveilleux insidieux à la Bergman (Le Septième Sceau)…

À ce stade, ce n’est sans doute plus faire une grande révélation que d’écrire qu’il s’agit d’un nouveau film de fin du monde, après ceux qui avaient déjà donné le ton de Cannes. (Un film illocutoire, puisque Bela Tarr, présent lors de la projection au TIFF, annonça qu’il s’agirait de sa dernière oeuvre.)

Une fois l’émotion dissipée (et aussi la fatigue, parce qu’il était une heure du mat’ et qu’en ce qui nous concernait on était debout depuis 6H du matin précédent), je me suis interrogé sur le caractère de révélateur de ces fims : quelle anxiété règne dans sur nos consciences ! Sans doute ces oeuvres reflètent-elles l’accumulation des crises qui pèsent sur nous : crises économiques, financières, politiques, morales, environnementales… La liste est accablante, et les media ne nous en épargnent plus aucun détail : autrefois, on pouvait dormir tranquille, même si le monde s’effondrait alentour : on n’en savait rien, il n’y avait pas cet apparence désormais panoramique du désastre !!!

Sommes-nous donc condamnés ? La fin de l’occident, ou du monde ? S’il vous plaît, vous qui vivez hors du monde occidental, dites-moi si l’on y trouve plus d’optimisme ? Mon sentiment, et sans doute celui du reste de la salle, considérant le silence dans lequel s’est faite la sortie, à 1H du matin, était qu’il n’y avait plus qu’à se flinguer… Mais, nos enfants ?

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