Archives de Tag: amour

CAPC, Bordeaux

Le cœur vide comme la nef de ce temple de pierre taillée qui fut voué au commerce. On fait bonne figure à la vie, mais en vérité rien n’importe que cette cavité vitale qui n’est ni dans le corps, ni dans l’âme, mais à un défaut des deux (et qui échappe au dire, qui fait crouler le dire sous un fardeau métallique et noir de négativité et de mensonge).

Il n’était sans doute autrefois besoin d’éclairage pour les piles de boucauts et de sacs appuyés contre les colonnes : raison pour laquelle le dallage inégal et usé continue à ne luire de nos jours que d’un faible songe de lumière tombé de pâles ouvertures qui flottent très haut entre les galeries. L’espace est grand et invite au recueillement là où criaient des portefaix et sans doute supputaient des marchands, les bénéfices futurs.

Les autorités ont décidé de donner le lieu aux bribes impuissantes et aux épaves de sens qui font office d’art dans des milieux ésotériques et adeptes de la respiration sans oxygène. Pourtant un artiste sud-américain (Naufus Ramirez-Figueroa) n’a pas oublié le monde, et a répandu dans des trouées de lumière hasardeuses, incoïncidentes des éclats de scènes qu’elles révèlent, une tératologie de formes humaines blanchâtres excrûes de cacao, indigo, bananes, minéraux, et de toutes les nouveautés coloniales qui frappèrent les imaginations des hommes voués à l’âpre ascension des océans vers les horizons de fortune.

Ainsi rempli de ces échos historiques, l’hémisphère du monde se noue à l’hémisphère de ma pensée, j’habite de nouveau, pour la durée de ma visite, la conque d’un espace intérieur où mon rêve s’approfondit de siècles et de peuples : déplacement imaginaire par lequel s’adoucit le néant qui me creuse.

(Sinon au centre ne se tient-elle, non manquante…)

Que celui ou celle, porteur/porteuse souffrant(e) d’un vide intime, qui n’a jamais cru voir se former à la lisière de son désert le mirage de l’amour, que celui ou celle-là me jette la première pierre.

Car une femme noire, que j’imagine haïtienne, est je crois entrée à l’autre bout de la nef ; elle se tient dans la pénombre et hésite devant les îlots maléfiques de lumière. Rampant sur le sol de l’ancien entrepôt colonial, la lumière dessine des fuseaux luisants sur ses jambes noires ; et la corolle légère d’une jupe rouge dans l’ombre où se perd l’étamine des jambes ; et au dessus de la corolle et retranchée dans une obscurité qui ne laisse accès qu’au désir et à ses facultés divinatrices, s’épanouit l’altérité, la fleur d’une autre pensée…

La femme pivote sur ses jambes et semble-t-il renonce à affronter le mal triomphant dans les îlots de lumière crue — où se commémore l’hybridation de sa race aux produits commerciaux de l’homme blanc —, à moins qu’elle ne le dédaigne —, elle pivote et se dérobe et emporte avec elle son univers, me laissant dans la solitude du vivant. Le fil d’Ariane irrésistible, l’attrait d’une effigie merveilleuse, les effluves électriques d’une autre pensée entée au dynamisme d’un corps, enfin la folie irrémissible attachée à ma solitude éternelle, m’entraînent au sommet d’un grand escalier où dans la même pénombre que celle du rez-de-chaussée, s’ouvre un autre labyrinthe ; sur le sol des objets brisés, une échelle, des douilles d’obus rouillées ; aux murs ad nauseam des motifs d’éponge ; les bruits des pas se perdent aussi dans un silence spongieux ; des ouvertures multiples ouvrent sur d’autres espaces, sur une terrasse déserte coupée d’un chemin d’ardoise ; à travers un grand nombre d’embrasures j’aperçois la femme noire dorée par la lumière d’or d’une pluie de papillons dorés — Simon Hantaï : les papillons s’avèrent avoir nervures de feuilles d’automne — la femme orangée parle avec un très grand homme noir ; je pousse ma lividité à travers les salles, suis aveuglé par le rouge abrasif de néons de Jenny Holzer ; sur deux salles pendent drus, comme des ex-votos, comme des saucissons, des reproductions démesurées des organes du corps humain ; sous la ligne de flottaison des cœurs et des foies je ne fais toujours qu’entrevoir les jambes en mouvement de la femme noire, de la femme orangée, de la femme parcourue des reflets indigos, des reflets verts, blancs, jaunes, d’autres Hantaï ; mais le labyrinthe se ressert vers l’aboutissement d’une pièce finale, ce labyrinthe qui a la forme du sexe de la femme que je vais retrouver dans cette dernière pièce… Il me faut encore traverser une salle à la piété recueillie de chapelle, où une autre femme, à la mise recherchée et excentrique, aux lunettes carrées de critique d’art ou d’universitaire, est absorbée dans la contemplation d’une vidéo montrant un homme mange qui lentement face à un mur ; puis dans un dernier coude le polyptique d’Annette Messager emplit de lèvres de pubis de vulves de nez de poils de sexes érigés ou flasques, tout mon champ visuel ; enfin après ce dernier coude il faut, il faut car la logique l’impose, il faut car les lois de l’espace imposent, il faut que je me trouve face-à-face avec la femme entrevue porteuse, comme une voile noire, comme une chevelure démesurée, de cette belle altérité qui me délivrera du Moi, qui me délivrera du Un, cette femme dont je parcours depuis toujours le sexe labyrinthique ! Je passe le dernier coude courbe comme un vagin, et derrière le dernier coude, derrière il n’y a rien, rien autre qu’une salle où pourrit dans les angles un temps languissant : salle de néant où se tient coi le vide, où sur les murs éteints Nan Goldin montre encore les troubles noir-et-blanc d’une jeunesse morte depuis longtemps… Un instant je crois voir qu’un fantôme d’araignée jette son ombre sur le pavage nu… mais non, c’était le souvenir — Louise Bourgeois — d’un autre lieu, d’un autre musée, d’un autre temps que ce temps pourrissant… La spirale est toute à reprendre, en sens inverse, en temps inverse… En sens inverse je croise, face à face cette fois, la femme au visage carré, aux cheveux ras, aux lunettes carrées de critique d’art de Bâle ou de New York, la femme me jette aux yeux un regard perçant où je lis l’invite, brûlante et luxurieuse, de partager avec elle la contemplation de cette vidéo où un homme, éternellement, mange devant un mur, seul.

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Louvre, section médiévale

Émail, moyen-âgeL’appel d’un autre monde. Solitude devant cet appel. Le soir d’automne qui tombe derrière les hautes fenêtres suscite sur les murs blancs de grandes coupes ombrageuses de désespoir, où passent comme des comètes, ou comme la foudre, la résurrection des vies qui n’ont pas été vécues : dans les ombres ombrageuses je ne suis pas seul, je retiens ta taille de la main, l’unisson de nos corps nous abîme dans son accord, nos têtes se touchent, d’où la même émotion se répand comme une eau subtile, le voile de lumière automnale sur les hautes fenêtres n’est plus de tristesse mais de beauté, l’instant a l’intensité d’une note fragile miraculeusement suspendue au-dessus de la mortalité de la chair…

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Milliaires Amours

Palmes, nuitLa femme en bleu, sur le bord de la route — elle est toujours la même — qui me porte de Skhirat à l’Amphitrite, lorsque je vais y courir, en obsédé repris par l’espoir de soustraire mes membres au hideux enlisement, de ressusciter de la flèche du temps,

Cette femme bleue je ne l’aperçois jamais que du coin de l’œil, dans l’écume de transpiration et les jets d’haleine carbonique et sifflante,

Estompée par le crépuscule cette femme bleue, toujours au même endroit, où je m’efforce et je patine, et les cailloux roulent et le sol fait déjà défaut à ma cavalerie,

Devant la jobardise des gardes du palais royal, qui gardent les palmiers et le disque rouge du crépuscule encadré par les palmes, cette femme bleue inamovible, impassible statue en éloge de l’attente, vigie patiente devant les gardes rouges du palais royal

Cette femme que je ne vois pas, à qui pourtant je prête tout l’apanage de sa race : sa finesse, sa vigueur, et sa beauté qui se délivre nerveuse et fragmentaire, dans la préciosité-effilée des mains

Trop soignées et porteuses d’un mirage de henné dispersé en ténu souvenir/nuage de la fête passée, mariages, fiançailles funérailles, treillis de signes, petit miroir cosmique que poignardent, comme des pierreries, les épilepsies du firmament

Et calendaire caduc des vies à peine, de la peine des vies (un suintement angoissé sur l’onde du temps ; un grincement de l’univers sur sa roue de néant)

Devant la jobardise des gardes, le disque rouge, au crépuscule, où le palais se retire sur sa grève dans la rumeur vague de la mer

Marmonnant comme un chat assoupi et bosselé de nuit

La femme en bleu reste toujours figée, et dans quelle attente, et de quelle délivrance, qui viendrait de la route ?

Compagne putative d’un soir de mes efforts désordonnés et de ma débâcle, compagne crédentielle, dans la nuit je te reconnais la beauté des femmes de ta race, lignées légendaires de Schéhérazades coagulées dans l’ovale parcimonieux du voile,

Où la beauté afflue en cils rangés comme des batailles, continuelles en longues prunelles électriques, énigmatiques en nez rutilants comme des flancs d’éphèbes, lascifs en lèvres profondes où s’étendent sous des lacs de sang les pensées, éternelles de la génération et de la mort, et le maquillage éternel de l’espoir

Où, cette ouverture, qui transporte sur vos visages

La forme de vos sexes

Mais elle sans doute contractée dans l’attente, ses lèvres guère plus qu’un trait tendu dans la nuit, ses yeux qui voudraient se faire laser et fouiller le fonds de l’horizon au bout de la route des palmiers, et au delà plus loin qu’Agadir plus loin que Mogador, plus loin que Darlaa, d’où doit venir… ? Ou peut-être résignée à ne peser une fois de plus que l’obole de la lune sur la balance de son attente, et la lune ne pèse rien à la pointe de cette balance… ?

Lorsque je la croise, cette femme bleue si frêle, si indécise dans la nuit, je vois sa djellabah se prolonger, et remuer sur la nuit et la mer toute l’étoffe illimitée, vieille autant que l’humanité, de notre grand rêve d’Amour.

Aujourd’hui je suis revenu en boitant, l’âge me criant dans mes chausses que je n’ai plus quinze ans, ni même trente, que le miracle éclatant de la jeunesse ne reviendra pas, qu’il faudra négocier le souffle, en retenir un peu, puis un petit peu.

Elle était toujours là, fidèle à son attente. Cette fois-ci je me suis approché, je lui ai fait face, l’air clairet du soir condensait puis dispersait en fines gouttelettes le mystère qui m’environnait.

Je ne l’ai pas dérangée. Elle s’était rapetissée dans le crépuscule fibreux des légendes, elle ne pouvait me voir je n’étais qu’une trop éphémère présence au bord de sa méditation ; elle avait la fixité de la mesure du temps et de l’espace, rien de moins. Mais pour moi elle était la madone manquante, le signe tracé au couteau en travers de la vue des hommes, et qui les hébète à tout jamais, les porte à la bouteille ou à la femme, à la mosquée, à l’église, à la poésie, à la mort…

Derrière moi les gardes du palais roucoulaient dans des téléphones invisibles et sans doute défendus, et les palmiers libéraient la délicieuse chanson de vent qu’ils accumulent tout le jour dans leur fût : liqueur ravie à l’outrecuidance du soleil (n’ayons pas peur des mots !)

Et sur le front couleur de lune de la femme en bleu je lis

Bouznika 13 Km

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Isabelle Eberhardt : Ahmed, l’amant philosophe

« En amour, il était voluptueux et raffiné, semblable à une sensitive que tout contact brutal fait souffrir. Son amour, pour calme et doux qu’il était, n’avait pas moins une intensité extrême…
Pour lui, le plaisir des sens n’était pas la volupté suprême. Il y ajoutait la volupté intellectuelle, infiniment supérieure. En lui le mâle était presque assoupi, presque tué par cet intellect puissant et délié d’essence purement transcendantale. Il me disait souvent :
_Combien ta nature est plus virile que la mienne, et combien plus que moi tu es faite pour les luttes dures et impitoyables de la vie…
Il s’étonnait de ma violence. J’étais très jeune, alors, je n’avais pas vingt ans, et le volcan qui depuis lors s’est couvert de cendres et qui ne fait plus éruption comme jadis bouillonnait alors avec une violence terrible, emportant dans les torrents de sa lave brûlante tout mon être vers les extrêmes… »

Isabelle Eberhardt, La Zaouïa (Nouvelle)

Belle reconnaissance de ce qu’on ne fait pas l’amour avec le corps, mais avec l’esprit, et avec l’esprit des mots. On peut sourire aussi devant l’envoi de ce beau portrait amoureux : Isabelle Eberhardt l’écrit à 27 ans, avec la naïve conviction qu’ont les êtres jeunes, d’avoir tout connu, d’être blasés, rassis… Est-ce parce qu’ils ont encore les yeux fixé sur le monde trop circonscrit, de leur toute première jeunesse, et ne voient pas qu’un continent d’expériences et de pensées nouvelles s’avance au devant d’eux ? En tout cas quelques années de plus suffisent en général à réaliser que la vie surprend, qu’elle surprendra toujours, toujours inattendue, toujours nouvelle… Bien que, de plus en plus, alentie ?
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Rûmî, « La parole qui de l’âme s’élève, sur l’âme forme un voile

Rûmî, La Religion de l'AmourPoème musulman ? bouddhiste ? mystique ? philosophique ? en tout cas, quelle intensité, quelle profondeur spirituelle et intellectuelle, dans ce texte écrit au XIIIème siècle…
« La parole qui de l’âme s’élève, sur l’âme forme un voile
Sur les perles et le rivage de la mer, la langue forme un voile
L’expression de la sagesse est certes un prodigieux soleil
Mais sur le soleil des vérités, l’expression forme un voile
Le monde est écume et les attributs de Dieu comme l’océan
Sur la surface de l’océan, l’écume de ce monde forme un voile
Fends donc l’écume pour arriver à l’eau
Ne regarde pas l’écume de l’océan car elle forme un voile
Aux formes de la terre et aux cieux, ne songe pas
Car les formes de la terre et du temps forment un voile
Brise la coquille des mots pour atteindre la substance du Verbe
Car la chevelure, sur le visage des idoles, forme un voile
Toute pensée dont tu crois qu’elle enlève un voile
Rejette-la, car c’est elle qui alors, devant toi, forme un voile
C’est le signe du miracle de Dieu que ce monde vain
Mais sur la beauté de Dieu, ce signe forme un voile
Bien que notre existence soit un dépôt de Shams de Tabriz
Ce n’est que vulgaire limaille qui sur la mine forme un voile. »
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Rûmî, traduit par Leili Anvar
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Visage, nébuvisage

Klimt, JudithSous ma caresse ton visage se brouille — nuage de visage…
Au bout de mon sexe la pulsion me liquéfie dans la mer des reptiles,
des bactéries
Tout ce chemin pour revenir là ? À cet espace obscur, tant et tant arpenté ? Ô temps, ô temps… Et les faciès narquois des morts, sur leurs murailles de papiers…
Au moins n’y aura de surprise. Ne serons nul surpris.

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Heureux amants, aux coeurs bardés de lard (La provende médiévale du weekend)

Baiser médiéval, navet inconnu

Ah comment encore parler d’amour ? Le sujet était déjà éculé au XIIIème siècle ! Comment être original, inventif, intéressant ? Guillaume de Lorris, dont je lis Le Roman de La Rose afin de m’imprégner de Français médiéval  (dans le cadre du travail sur mon nouveau roman, car je crois vouée à l’inutilité toute entreprise littéraire qui ne s’exprime pas dans une langue idoine, reformulée), Guillaume de Lorris donc fut déjà confronté à cette difficulté, et sa solution ne manque pas de saveur (Roman de la Rose 2335, dans la coll. Les Lettres Gothiques du Livre de Poche, texte édité par Armand Strubel) :

Grant joie en ton cuer demenras          Grande joie en ton coeur éclatera
De la biaute que tu verras                       De la beauté que tu verras
Et saches que du regarder                      Et sache que de la regarder
Feras ton cuer frire et larder,                 Feras ton coeur frire et barder de lard.
Et tout ades en regardant                       Et tant que tu la regarderas
Aviveras le feu ardant.                            Tu aviveras le feu ardent.
Qui cil qui aime plus resgarde,              Car celui qui aime, plus il regarde,
Plus alume son cuer et larde ;               Plus il enflamme son coeur et le barde de lard ;
Cist lart, alume et fet larder                    Ce lard, c’est ce qui allume et fait griller
Le feu, qui les gens fait amer.               Le feu qui fait que les gens aiment.

Oui c’est tout dit, voilà un romantisme qui parle à mon estomac ! En me fait te souhaiter, cher lecteur, les plus amoureux frottements de couenne !

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Pierre Guyotat, Éden, Eden, Eden : extraits

Oui, Éden est toujours choquant. À l’époque, en 1970, alors qu’étaient encore vives les blessures de la Guerre d’Algérie, les trois préfaces de MM.Barthes, Leris et Solllers ne purent empêcher l’interdiction du texte — interdiction qui ne fut levée qu’en 1981.
Quant à moi je le relis ces jours-ci, avec une admiration renouvelée et peut-être même accrue, depuis ma première lecture d’il y a une dizaine d’années. Admiration pour le lyrisme, la vibration des matières, des corps et du langage ; admiration pour l’attention à tous les détails naturels — au sens de « sciences naturelles » — à tous les débordements et les excrétions, les sécrétions, les exécrations de la vie… À ce vaste chant pornographique et meurtrier, orgiaque et cruel, Sadien, participent non seulement les hommes et les femmes, mais les enfants, mais les animaux domestiques, mais la poussière minérale des chemins, les oiseaux, la lumière, les éléments… Tous conjoints pour un flot poétique et surréaliste, de foutre, de sang, de salive et de sperme, de désir cosmique… Amour et Haine, les grands mythes grecs, Empédocléens, ne sont pas loin.

Extraits :

« — au bas du Ferkous, sous l’éperon chargé de cèdres calcinés, orge, blé, ruchers, tombes, buvette, école, gaddous, figuiers, mechtas, murets tapissés d’écoulements de cervelle, vergers rubescents, palmiers, dilatés par le feu, éclatent : fleurs, pollen, épis, brins, papiers, étoffes maculées de lait, de merde, de sang, écorces, plumes, soulevés, ondulent, rejetés de brasier à brasier par le vent qui arrache le feu, de terre ; les soldats assoupis se redressent, hument les pans de la bâche, appuient leurs joues marquées de pleurs séchés contre les ridelles surchauffées, frottent leur sexe aux pneus empoussiérés ; creusant leurs joues, salivent sur le bois peint… »

« /le mirador surplombe la palmeraie calcinée ; la sentinelle peuhl, iris jaune glissant sur le globe bleu, laine crânienne ensuée, bascule le projecteur : le faisceau fouaille les chairs ensuées des soldats arc-boutés sur la femme ; la sentinelle broie son membre dans son poing, tourne le projecteur : le faisceau traverse le lit asséché de l’oued, saisit une vibration, sous le zéphir, des lauriers-roses empoussiérés : une troupe de chacals y déchire une charogne d’âne […] ; la sentinelle roule le projecteur sur le châssis, le faisceau arde les seins qui palpitent, pubescents, semés de sucre sous les pans encrassés du treillis […] ; la sentinelle, du poing, fait pivoter le projecteur vers la stratosphère… »

« …sous le surplomb du roc, les soldats soufflent sur un feu de branches dressé sur la bouche ouverte d’une femme morte […] ; je frotte ma poitrine à la toison de son sexe, une alouette y est prise ; à son cri, chaque fois que ma poitrine pèse sur le corps, jaillissent des larmes sur mes yeux ; un sang chaud ruisselle hors de mes oreilles ; la pluie d’excréments éclabousse le rocher ; les sangs, dans la vasque, brûlent, bouillonnent ; un jeune rebelle, ses pieds nus enduits de poudre d’onyx, ses lèvres de farine, sort de terre, se penche sur la vasque, plonge sa tête, ses poings […]; au camp, les femmes pèsent sur les barrières, le sexe des soldats se tend vers leurs mères, venues de métropole, sur ordre de l’État-major, pour les Fêtes du Servage ; ma mère, je l’emporte dans ma chambrée de bambou, je la couche sur la litière de paille empoisonnée ; tête, épaules plongées sous sa robe, je mange les fruits, les beignets d’antilope sur son sexe tanné tandis qu’elle, fatiguée par le voyage en cale, en benne, s’endort ; à l’aurore, elle s’est échappée de dessous mon corps ; étreinte par les soldats sous le mirador où je veille éjaculant, leurs genoux la renversent sur le sable… »

Post-scriptum: une catégorie manque à ce chant panthéiste, qui est celle de l’agir conscient, donc des sujets, de l’intelligence… À moins que l’intelligence, le langage, le verbe qui anime et porte ce monde, n’en soit considéré aussi comme le protagoniste…? YG

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À l’attention des poètes romantiques…

…cette belle page de Jean Bollack, au sujet de la relation entre Paul Celan et Ingeborg Bachmann. On peut y déceler l’emprise de rôles bien définis : à l’homme la haute proposition métaphysique, à la femme le sacrifice de soi et le service de son Érec dans ses aventures supra-humaines… Mais ne boudons pas notre plaisir et notre émotion.

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