Archives de Catégorie: Dieux Lares

Zürich, zum storchen : un poème de Paul Celan

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Nous avons parlé du Trop
et du Trop-peu. Du Toi
et du Non-toi, de
la clarté qui trouble, de
choses juives, de
ton Dieu.

De tout
cela.
Le jour de l’Ascension, la
Cathédrale était sur l’autre bord, avec de l’or
elle vint à nous marchant sur l’eau.

Nous avons parlé de ton Dieu, moi
contre lui, je
laissais le cœur que j’avais
espérer:
en sa suprême, enrâlée
parole de courroux —

Ton oeil me regarda, vit plus loin,
ta bouche
se dit à l’oeil : j’entendis :

Mais nous
ne savons pas, tu sais,
mais nous
ne savons pas
quoi
compte.

(traduction Martine Broda)

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Sade/attaquer le soleil à Orsay : cachez ce phallus (et ces livres) que je ne saurais voir !

Affiche-SadeSi l’oeuvre du divin marquis est un constant effort de transgression, une rage de destruction des valeurs et des bienséances, une brûlante intempérance de langage associée à une grammaire glaciale, une irrémissible cataclysmique orgie de sens et de mots, en revanche l’impression principale produite par l’expo d’Orsay sur son visiteur est celle de la frustration. Quelle occasion manquée ! Car de littérature il n’est pas question : mais de psychologie, d’histoire, d’iconographie sans guère de lien, avec l’oeuvre de l’auteur… Bref quelques citations agrémentées des bonnes femmes à poil… Et c’est là que la bât blesse, pour une part : car le bas, justement, chez Sade, n’est pas uniquement féminin ! Dans ses livres, que de fiers braquemarts ! D’érigées colonnes ! De gitons, de valets fouteurs, de bardaches ! D’enculades ! Quel extraordinaire puritanisme, quel machisme, ont pu faire qu’une exposition entière consacrée à Sade nous laisse sans une bite à nous mettre sous la dent, si je puis me permettre ce mauvais jeu de mots ? Et par ailleurs, pardon ! mais Sade appartient à la littérature ! Or de littérature, il n’en est pas question, ni de son style (dont les origines sont à cheval entre le roman à épisodes du XVIIIè et la prose philosophique radicalement matérialiste de d’Holbach). Quant à sa postérité, on croirait qu’elle se limitât à Annie le Brun (dont on apprécie la plasticité des commentaires bien qu’on les connût par coeur et qu’ils n’allassent pas plus loin que la pâmoison étonnée) et à Georges Bataille. Sans même mentionner mon propre roman Sadien, pas un mot sur la magnifique biographie de Sade par Maurice Lever, le vrai spécialiste du libertinage !  pas une référence aux romans(?) de Pierre Guyotat, parmi les plus importants des 50 dernières années ! ni, puisque l’on voulait parler d’Histoire, au livre d’Éric Marty sur la réception de Sade après guerre ! Une visite à la librairie du musée est à l’avenant. Ce démembrement thématique de l’oeuvre pour la répartir entre histoire, psychologie et art, nous paraît à l’image de l’actuelle occultation que l’on fait en France de la littérature comme travail du langage, comme style ; occultation — voire refoulement — voire simplification — qui a pour effet de nous donner la tépide production littéraire que l’on sait, et l’anéantissement plus particulier de la poésie.

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Saint-John Perse, Discours de réception du Prix Nobel, 1960

Saint-John Perse     Your Majesties, Your Royal Highnesses, Your Excellencies, Ladies and Gentlemen.

J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituer.

La poésie, sans vous, ne serait pas souvent à l’honneur. C’est que la dissociation semble s’accroître entre l’œuvre poétique et l’activité d’une société soumise aux servitudes matérielles. Ecart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science.

Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation différent.

Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe général de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physique; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, in­voquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que «l’imagination est le vrai terrain de germination scientifique», allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable «vision artistique» – n’est on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique?

Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord «poétique» au sens propre du mot; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin et de plus loin? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence. La réponse n’importe. Le mystère est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la science moderne. Des astronomes ont pu s’affoler d’une théorie de l’univers en expansion; il n’est pas moins d’expansion dans l’infini moral de l’homme – cet univers. Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, «le réel absolu», elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même. Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Etre, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. Est-il chez l’homme plus saisissante dialectique et qui de l’homme engage plus? Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever là le métaphysicien; et c’est la poésie, alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie «fille de l’étonnement», selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut le plus suspecte.

Mais plus que mode de connaissance, la poésie est d’abord mode de vie – et de vie intégrale. Le poète existait dans l’homme des cavernes, il existera dans l’homme des âges atomiques parce qu’il est part irréductible de l’homme. De l’exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes, et par la grâce poétique, l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin; peut-être même son relais. Et jusque dans l’ordre social et l’immédiat humain, quand les Porteuses de pain de l’antique cortège cèdent le pas aux Porteuses de flambeaux, c’est à l’imagination poétique que s’allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté.

Fierté de l’homme en marche sous sa charge d’éternité ! Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique … Fidèle à son office, qui est l’approfondissement même du mystère de l’homme, la poésie moderne s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique. Elle n’est point art d’embaumeur ni de décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. L’amour est son foyer, l’insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l’anticipation. Elle ne se veut jamais absence ni refus. Elle n’attend rien pourtant des avantages du siècle. Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égale à la vie même, qui n’a d’elle-même à justifier. Et c’est d’une même étreinte, comme une seule grande strophe vivante, qu’elle embrasse au présent tout le passé et l’avenir, l’humain avec le surhumain, et tout l’espace planétaire avec l’espace universel. L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore; celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. Son expression toujours s’est interdit l’obscur, et cette expression n’est pas moins exigeante que celle de la science.

Ainsi, par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Être. Et sa leçon est d’optimisme. Une même loi d’harmonie régit pour lui le monde entier des choses. Rien n’y peut advenir qui par nature excède la mesure de l’homme. Les pires bouleversements de l’histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d’enchaînements et de renouvellements. Et les Furies qui traversent la scène, torche haute, n’éclairent qu’un instant du très long thème en cours. Les civilisations mûrissantes ne meurent point des affres d’un automne, elles ne font que muer. L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’événement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’ à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps? …

«Ne crains pas», dit l’Histoire, levant un jour son masque de violence – et de sa main levée elle fait ce geste conciliant de la Divinité asiatique au plus fort de sa danse destructrice. «Ne crains pas, ni ne doute – car le doute est stérile et la crainte est servile. Ecoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création. Il n’est pas vrai que la vie puisse se renier elle-même. Il n’est rien de vivant qui de néant procède, ni de néant s’éprenne. Mais rien non plus ne garde forme ni mesure, sous l’incessant afflux de l’Etre. La tragédie n’est pas dans la métamorphose elle-même. Le vrai drame du siècle est dans l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et l’homme intemporel. L’homme éclairé sur un versant va-t-il s’obscurcir sur l’autre. Et sa maturation forcée, dans une communauté sans communion, ne sera-t-elle que fausse maturité? …»

Au poète indivis d’attester parmi nous la double vocation de l’homme. Et c’est hausser devant l’esprit un miroir plus sensible à ses chances spirituelles. C’est évoquer dans le siècle même une condition humaine plus digne de l’homme originel. C’est associer enfin plus largement l’âme collective à la circulation de l’énergie spirituelle dans le monde … Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos? Oui, si d’argile se souvient l’homme.

Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps.

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Le Grand Moi, le Petit Moi, et la faute à Rousseau

Statue équestre de Marc-Aurèle, RomeLes Pensées — le livre d’exercices, d’entraînement spirituel — de l’Empereur Marc-Aurèle, m’a accompagné depuis des années. Alors que je me propose de remettre sine die la suite de cette lecture, faite très lentement et dans le texte original grec, une petite pointe avancée de solitude me laisse percevoir que je vais me trouver coupé d’une voix qui m’était devenue chère — une voix méditative, roborative, exhortative — comme celle d’un ami.
Dans ce sentiment je ne me targue pas d’exclusivité, et je sais n’être que le millième, le millionième peut-être, à éprouver cette intimité de pensée, médiatisée par le texte, avec l’empereur-philosophe mort depuis dix-huit siècles. Mais si d’un côté ce sentiment d’amitié envers un auteur vivant ou mort, et que l’on ne connaîtra que par son empreinte de papier, si ce sentiment donc est d’expérience courante parmi la population des lecteurs, d’un autre côté le vivier d’oeuvres est très restreint, qui permettent une telle rencontre amicale et inoubliable : en plus de Marc-Aurèle, Nietzsche ? Chateaubriand ? Proust ? Ronsard ? La Religieuse Portugaise ? L’Ulrich de Musil ? Le Fabrice de Stendhal ? Sade tel qu’il apparaît dans sa correspondance ? Le Nathanaël de Gide (pour autant que sa forme tant périmée permette encore de placer les Nourritures dans la liste paradigmatique des voix vives éternellement) ?
Chacun complètera cette liste à sa guise, et dans sa culture, mais l’on peut surtout se demander pourquoi un tel succés littéraire, et pourquoi un tel succés affectif, de ces quelques textes ? Alors même que l’auto-fiction, cy-régnant, à la première personne, a produit une masse de témoignages et de poignants cris du coeur et d’effusions lyriques et de confessions indécentes et cyniques, effacés et oubliés aussitôt que publiés ?
C’est que je crois que, quelle que soit l’extension que tout un chacun donnera à cette liste d’amis-livres, d’amis-auteurs, d’amis-personnages, d’amis-textes, un point commun courra d’un bout à l’autre : ces voix sont celles du Grand Moi, de l’ambition spirituelle et intellectuelle, voire de l’ambition narcissique, ou encore de l’ambition poétique, ou encore de l’Amour fou et inconditionné, ou encore de la force — mais dans tous les cas celles du dépassement de soi. Le Grand Moi : un que l’on voudrait bien être, si l’on allait au bout de la sagesse, ou de la folie, ou de l’amour, ou de la politique, ou du courage, ou de la spiritualité… Oui : s’inspirer, prendre exemple et souffle… En comparaison, la modernité s’est exténuée à nous mettre en rapport avec le Petit Moi, le moi souffrant, incohérent, incomplet, vil, méchant, médiocre, mesquin, banal… Nous pissons tous et nous chions tous, après tout — mais quid de la Vertu ?
Je me suis demandé qui fut le premier entrepreneur de cette Petite Voix du Petit Moi… Les précédents antiques existent, et sont au fondement de l’élégie (Properce…), toutefois c’est bien la modernité qui s’est resserée autour d’un moi qui cherche deséspérément à se singulariser, à s’expliquer et se compliquer… Le Rousseau des Confessions vient à l’esprit comme précurseur idéal — s’il faut un coupable, qu’il soit beau ! Il est aussi notable que chez Rousseau, à côté de la petite voix du Petit Moi des confessions, exista la grande voix universelle, exigeante, géante, enthousiasmante, des Discours, des Lettres, auxquelles j’ajouterais celle, méditative et confuse avec la voix de la nature, des Rêveries. Marc-Aurèle nous exhortait à respecter le Dieu Intérieur, le Daimon en nous… sans ignorer, sans doute, la coexistence du petit moi souffrant et bas, avec le Grand Moi, dans la même coquille. Mais les vrais amis, les fidèles, les mémorables, restent ceux qui nous ont redonné des forces, qui nous ont guidé pour relever le gant des défis de vivre, et non ceux qui nous ont accablés du partage de leurs maux et de leurs faiblesses.

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Marionnettes et autres pantins, frères humains

Commedia dell'Arte« On dirait que la fatalité veut, dans notre existence, compléter la torture par la dérision ; elle y met toutes les douleurs de la tragédie ; mais pour ne pas nous laisser au moins la dignité du personnage tragique, elle nous réduit dans les détails de la vie au rôle du bouffon. »

Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation

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JOUR DES MORTS, un poème de Paul Celan

Zao Wou Ki

Zao Wou Ki

Qu’est-ce que j’ai
fait ?
Ensemencé la nuit, comme s’il pouvait
y en avoir d’autres, plus nocturnes
que celle-ci.

Vol d’oiseau, vol de pierres, mille
Voies décrites. Des regards,
cueillis et ravis. La mer

goûtée, entièrement bue et rêvée. Une heure,
assombrie d’âmes. La suivante, lumière automnale,
offerte à un sentiment
aveugle, qui allait son chemin. D’autres, beaucoup d’autres,
sans lieu, avec leur propre pesanteur : aperçues, contournées,Des blocs erratiques, des étoiles,
noirs et plein de langage : nommés
d’un serment tu jusqu’à le rompre.

Et une fois (quand ? cela aussi est oublié) :
éprouvé le harpon,
là où le pouls osait la syncope.

Paul Celan, « Jour des morts », in Grille de Parole, Trad. Martine Broda
(…à lire au creux de la corolle de la nuit…)

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Pierre Guyotat, Éden, Eden, Eden : extraits

Oui, Éden est toujours choquant. À l’époque, en 1970, alors qu’étaient encore vives les blessures de la Guerre d’Algérie, les trois préfaces de MM.Barthes, Leris et Solllers ne purent empêcher l’interdiction du texte — interdiction qui ne fut levée qu’en 1981.
Quant à moi je le relis ces jours-ci, avec une admiration renouvelée et peut-être même accrue, depuis ma première lecture d’il y a une dizaine d’années. Admiration pour le lyrisme, la vibration des matières, des corps et du langage ; admiration pour l’attention à tous les détails naturels — au sens de « sciences naturelles » — à tous les débordements et les excrétions, les sécrétions, les exécrations de la vie… À ce vaste chant pornographique et meurtrier, orgiaque et cruel, Sadien, participent non seulement les hommes et les femmes, mais les enfants, mais les animaux domestiques, mais la poussière minérale des chemins, les oiseaux, la lumière, les éléments… Tous conjoints pour un flot poétique et surréaliste, de foutre, de sang, de salive et de sperme, de désir cosmique… Amour et Haine, les grands mythes grecs, Empédocléens, ne sont pas loin.

Extraits :

« — au bas du Ferkous, sous l’éperon chargé de cèdres calcinés, orge, blé, ruchers, tombes, buvette, école, gaddous, figuiers, mechtas, murets tapissés d’écoulements de cervelle, vergers rubescents, palmiers, dilatés par le feu, éclatent : fleurs, pollen, épis, brins, papiers, étoffes maculées de lait, de merde, de sang, écorces, plumes, soulevés, ondulent, rejetés de brasier à brasier par le vent qui arrache le feu, de terre ; les soldats assoupis se redressent, hument les pans de la bâche, appuient leurs joues marquées de pleurs séchés contre les ridelles surchauffées, frottent leur sexe aux pneus empoussiérés ; creusant leurs joues, salivent sur le bois peint… »

« /le mirador surplombe la palmeraie calcinée ; la sentinelle peuhl, iris jaune glissant sur le globe bleu, laine crânienne ensuée, bascule le projecteur : le faisceau fouaille les chairs ensuées des soldats arc-boutés sur la femme ; la sentinelle broie son membre dans son poing, tourne le projecteur : le faisceau traverse le lit asséché de l’oued, saisit une vibration, sous le zéphir, des lauriers-roses empoussiérés : une troupe de chacals y déchire une charogne d’âne […] ; la sentinelle roule le projecteur sur le châssis, le faisceau arde les seins qui palpitent, pubescents, semés de sucre sous les pans encrassés du treillis […] ; la sentinelle, du poing, fait pivoter le projecteur vers la stratosphère… »

« …sous le surplomb du roc, les soldats soufflent sur un feu de branches dressé sur la bouche ouverte d’une femme morte […] ; je frotte ma poitrine à la toison de son sexe, une alouette y est prise ; à son cri, chaque fois que ma poitrine pèse sur le corps, jaillissent des larmes sur mes yeux ; un sang chaud ruisselle hors de mes oreilles ; la pluie d’excréments éclabousse le rocher ; les sangs, dans la vasque, brûlent, bouillonnent ; un jeune rebelle, ses pieds nus enduits de poudre d’onyx, ses lèvres de farine, sort de terre, se penche sur la vasque, plonge sa tête, ses poings […]; au camp, les femmes pèsent sur les barrières, le sexe des soldats se tend vers leurs mères, venues de métropole, sur ordre de l’État-major, pour les Fêtes du Servage ; ma mère, je l’emporte dans ma chambrée de bambou, je la couche sur la litière de paille empoisonnée ; tête, épaules plongées sous sa robe, je mange les fruits, les beignets d’antilope sur son sexe tanné tandis qu’elle, fatiguée par le voyage en cale, en benne, s’endort ; à l’aurore, elle s’est échappée de dessous mon corps ; étreinte par les soldats sous le mirador où je veille éjaculant, leurs genoux la renversent sur le sable… »

Post-scriptum: une catégorie manque à ce chant panthéiste, qui est celle de l’agir conscient, donc des sujets, de l’intelligence… À moins que l’intelligence, le langage, le verbe qui anime et porte ce monde, n’en soit considéré aussi comme le protagoniste…? YG

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Que faire de Paul Celan ? Deux poèmes sublimes…

Que faire de Paul Celan ? La question n’a rien de rhétorique, elle s’impose à moi à chaque lecture, à plus d’un titre. D’abord, que faire de cet excés de beauté ? La sensation s’en tend comme un nerf, et je pèse mes maux. Malgré l’opposition de Jean Bollack (Poésie contre Poésie) à ce qu’il perçoit comme un alibi visant à ne pas éprouver les insuffisances de certaines théories sur un texte qui les démasquerait pour ce qu’elles sont — des théories —, malgré donc, il y a dans la poésie de Paul Celan une mise en tension du langage à la limite de la communication : langage éployé sur l’arc de la signification, jusqu’à ce qu’il nous échappe, ou qu’on ne sache plus ce qu’il nous dit, qu’on ne sache plus de quel monde il nous ramène ce qu’il nous dit, bien qu’il nous le dise. Martine Broda (Dans la Main de Personne) n’était pas la plus mal placée pour cet aveu d’incertitude.

Puis, pour un romancier, Paul Celan, c’est une mauvaise lecture ! Durant des années, j’avais nourri mon écriture de Plantation Massa-Lanmaux par la lecture de Saint-John Perse — et de bien d’autres, mais enfin la puissance langagière propre de Saint-John Perse, qu’on a beau jeu facile de caricaturer en emphase, prédominait. (car c’est je crois chez les poètes, et non chez les romanciers, qu’on trouve la recherche sur les atomes de la littérature, le mot, le rythme, le son ; au roman l’exploration des structures, du discours et des perceptions.) De Saint-John Perse j’ai retiré de fortes influences pour mon style, l’abandon au lyrisme, la rutilance du monde dans les inflexions du verset. Rien de tel chez Celan, mais une destruction des prestiges du langage, une mise-en-garde contre ses mensonges, et les âmes accusatrices des morts dans les larmes des mots. Comment écrire après Celan ?

EN BAS

Rapatrié dans l’oubli,
le dialogue convivial de nos
yeux lents.

Rapatrié syllabe après syllabe, réparti
sur les dés aveugles le jour, vers quoi
se tend la main du joueur, grande,
dans l’éveil.

Et le trop de mes paroles :
déposé sur le petit
cristal dans le fardeau de ton silence.

In  Grille de parole, Traduction Martine Broda

 

 

Tu es couché dans la grande ouïe

Tu es couché dans la grande ouïe,
embuissonné, enfloconné.

Va à la Spree, va à la Havel,
va aux crocs des bouchers,
aux rouges pals des pommes
de Suède* —

Vient la table avec les étrennes,
elle tourne autour d’un Éden —

L’homme, on en fit une passoire, la femme,
elle a dû nager, la cochonne,
pour elle, pour personne, pour tout —

Le canal de la Landwehr ne bruissera pas.
Rien

ne s’arrête

*Schw-eden, en Allemand

(Traduit et cité par Jean Bollack, dans son formidable Poésie contre Poésie)

En ce second poème, terrible mise-à-nu de la barbarie sanglante derrière les éléments traditionnels d’un noël Berlinois. L’homme et la femme, ce sont Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, assassinés, avant que le cadavre de « la femme » ne soit jeté dans la Spree. Extraordinaire condensation d’image, de sensation, de vision, dans les « rouges pals des pommes de Schw-Eden » : la pomme de la connaissance, la croix du christ, le sang, un pays de neige, l’eden, la chute… Tout cela sur l’étal d’un marché de noël… L’histoire vibre encore dans le présent faussement pacifié.

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À l’attention des poètes romantiques…

…cette belle page de Jean Bollack, au sujet de la relation entre Paul Celan et Ingeborg Bachmann. On peut y déceler l’emprise de rôles bien définis : à l’homme la haute proposition métaphysique, à la femme le sacrifice de soi et le service de son Érec dans ses aventures supra-humaines… Mais ne boudons pas notre plaisir et notre émotion.

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LE DIVIN MARQUIS DE SAPIDUM

Le célèbre portrait imaginaire de Sade par Man Ray

LA PROVENDE MÉDIÉVALE DU WEEK-END, prévisible et hebdomadaire comme le retour du marché, fraîche comme l’étal aux poissons ! Le divin marquis portait bien son nom : « sade », jusqu’à la fin du XVème siècle, est un adjectif, dérivé du latin sapidus, qui signifie », à la fois « qui a de la saveur », mais aussi « gracieux, doux, gentil, charmant, agréable »… Qui oserait dénier aucune de ces qualités au gentil marquis ? N’écoutez point les mau-ssades (eh oui ! même origine, mais inversée par la névrose !) puritains, n’oubliez pas qu’il fut condamné par la Terreur pour modération, qu’il s’opposait aux peines capitales — et pourquoi, maussades puritains, si ce n’est par haine de la vie, lui confisquiez-vous à Charenton les chandelles qu’il remodelait en godemichés, derniers et innocents réconforts d’un vieil homme ?

Quant au verbe dérivé « sadaier », il signifiait « caresser », « flatter », tous gestes que DAF nous prodigue encore par le truchement de ses livres voluptueux… Le « sadaiement », c’est l’ensemble des caresses et des baisers…

Donatien Alphonse François eut-il connaissance du sens de son nom dans la vieille langue ? On peut en douter, car sinon son esprit génial et obsessionnel se serait emparé de ces étymologies pour élucubrer les variations les plus provocantes et les plus drôles. Mais toi, sympathique et hypocrite lecteur, toi qui par la supériorité de ta modernité, jouit d’une superbe vue plongeante sur le décolleté de la langue française, mon semblable mon frère, porté aux plaisirs des mots ET des choses : je te souhaite les meilleurs sadaiements dominicaux !

(Aux lecteurs intéressés, j’en profite pour recommander très très vivement la biographie passionnante et formidable du regretté Maurice Lever : Vie de Sade)

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