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JOUR DES MORTS, un poème de Paul Celan

Zao Wou Ki

Zao Wou Ki

Qu’est-ce que j’ai
fait ?
Ensemencé la nuit, comme s’il pouvait
y en avoir d’autres, plus nocturnes
que celle-ci.

Vol d’oiseau, vol de pierres, mille
Voies décrites. Des regards,
cueillis et ravis. La mer

goûtée, entièrement bue et rêvée. Une heure,
assombrie d’âmes. La suivante, lumière automnale,
offerte à un sentiment
aveugle, qui allait son chemin. D’autres, beaucoup d’autres,
sans lieu, avec leur propre pesanteur : aperçues, contournées,Des blocs erratiques, des étoiles,
noirs et plein de langage : nommés
d’un serment tu jusqu’à le rompre.

Et une fois (quand ? cela aussi est oublié) :
éprouvé le harpon,
là où le pouls osait la syncope.

Paul Celan, « Jour des morts », in Grille de Parole, Trad. Martine Broda
(…à lire au creux de la corolle de la nuit…)

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Grille de Parole

Le poème le plus triste, peut-être, qui fût jamais écrit… Ces yeux, rendus indépendants, animaux : les deux yeux d’un seul, ou les yeux de deux consciences aimées, aimantes ? Qui se résolvent en larmes, sur ces dalles de tombeau ? d’église ? de cénotaphe ? La bobèche fume, mais pour qui ? La bobèche du veilleur, ou celle de l’autel ? Présence, absence… Le monde échappe dans l’alambic du poème, dans la fumée de l’alambic, dans la fumée des êtres annihilés…

GRILLE DE PAROLE

Rond d’oeil entre les barreaux.

Paupière, animal cilié,
rame vers le haut,
libère un regard.

Iris, nageuse, sans rêve et triste,
le ciel, gris-coeur, doit être proche.

Oblique, dans la bobèche de fer,
la mèche qui fume.
Au sens de la lumière
tu devines l´âme.

(Si j´étais comme toi. Si tu étais comme moi.
N´étions-nous pas debout sous
un même alizé ?
Nous sommes des étrangers. )

Les dalles. Dessus,
serrées l´une contre l´autre, les deux
flaques gris-coeur :
deux
bouchées de silence.

Paul Celan
Traduction Martine Broda

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Que faire de Paul Celan ? Deux poèmes sublimes…

Que faire de Paul Celan ? La question n’a rien de rhétorique, elle s’impose à moi à chaque lecture, à plus d’un titre. D’abord, que faire de cet excés de beauté ? La sensation s’en tend comme un nerf, et je pèse mes maux. Malgré l’opposition de Jean Bollack (Poésie contre Poésie) à ce qu’il perçoit comme un alibi visant à ne pas éprouver les insuffisances de certaines théories sur un texte qui les démasquerait pour ce qu’elles sont — des théories —, malgré donc, il y a dans la poésie de Paul Celan une mise en tension du langage à la limite de la communication : langage éployé sur l’arc de la signification, jusqu’à ce qu’il nous échappe, ou qu’on ne sache plus ce qu’il nous dit, qu’on ne sache plus de quel monde il nous ramène ce qu’il nous dit, bien qu’il nous le dise. Martine Broda (Dans la Main de Personne) n’était pas la plus mal placée pour cet aveu d’incertitude.

Puis, pour un romancier, Paul Celan, c’est une mauvaise lecture ! Durant des années, j’avais nourri mon écriture de Plantation Massa-Lanmaux par la lecture de Saint-John Perse — et de bien d’autres, mais enfin la puissance langagière propre de Saint-John Perse, qu’on a beau jeu facile de caricaturer en emphase, prédominait. (car c’est je crois chez les poètes, et non chez les romanciers, qu’on trouve la recherche sur les atomes de la littérature, le mot, le rythme, le son ; au roman l’exploration des structures, du discours et des perceptions.) De Saint-John Perse j’ai retiré de fortes influences pour mon style, l’abandon au lyrisme, la rutilance du monde dans les inflexions du verset. Rien de tel chez Celan, mais une destruction des prestiges du langage, une mise-en-garde contre ses mensonges, et les âmes accusatrices des morts dans les larmes des mots. Comment écrire après Celan ?

EN BAS

Rapatrié dans l’oubli,
le dialogue convivial de nos
yeux lents.

Rapatrié syllabe après syllabe, réparti
sur les dés aveugles le jour, vers quoi
se tend la main du joueur, grande,
dans l’éveil.

Et le trop de mes paroles :
déposé sur le petit
cristal dans le fardeau de ton silence.

In  Grille de parole, Traduction Martine Broda

 

 

Tu es couché dans la grande ouïe

Tu es couché dans la grande ouïe,
embuissonné, enfloconné.

Va à la Spree, va à la Havel,
va aux crocs des bouchers,
aux rouges pals des pommes
de Suède* —

Vient la table avec les étrennes,
elle tourne autour d’un Éden —

L’homme, on en fit une passoire, la femme,
elle a dû nager, la cochonne,
pour elle, pour personne, pour tout —

Le canal de la Landwehr ne bruissera pas.
Rien

ne s’arrête

*Schw-eden, en Allemand

(Traduit et cité par Jean Bollack, dans son formidable Poésie contre Poésie)

En ce second poème, terrible mise-à-nu de la barbarie sanglante derrière les éléments traditionnels d’un noël Berlinois. L’homme et la femme, ce sont Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, assassinés, avant que le cadavre de « la femme » ne soit jeté dans la Spree. Extraordinaire condensation d’image, de sensation, de vision, dans les « rouges pals des pommes de Schw-Eden » : la pomme de la connaissance, la croix du christ, le sang, un pays de neige, l’eden, la chute… Tout cela sur l’étal d’un marché de noël… L’histoire vibre encore dans le présent faussement pacifié.

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