Les bouquinistes sont à la littérature ce que les greniers à une maison de campagne ancestrale : les seconds offrent des occasions de découvrir, dans une malle poussiéreuse, l’assemblage surréaliste d’une machine à coudre, d’un parapluie, d’un appareil photo, d’un vieux costume de mariage, d’un album de photos prises en Égypte… et les premiers une collection de grands écrivains au bord de tomber dans l’effacement définitif des oeuvres non rééditées. L’imagination désordonnée et géniale, les ruptures et les trouvailles de style surprenantes et géniales, les digressions, les collations d’époques, les théories délirantes et géniales, et enfin le quasi-oubli, de Charles-Albert Cingria, apparentent son écriture à la malle baroque inventée et retrouvée ci-avant…
J’ai acheté Bois sec Bois vert au petit bonheur la chance chez un bouquiniste d’Avignon, et allais ensuite le relivrer pour quelques années à une nouvelle disparition dans ma bibliothèque itinérante (triée seulement aux moments de changer de pays), s’il n’y avait eu — quelques semaines plus tard, étonnant hasard ! — ce texte sur Cingria dans le Trois auteurs de Pierre Michon. Je lisais Trois auteurs, à la nuit, surtout intéressé par ce que Michon dirait de Faulkner, lorsque je me suis avisé que …attendez ! Cingria ! ça me dit quelque chose… Et je reretrouvai Bois sec Bois vert, déjà perdu de vue depuis son achat fortuit… Ce qui est encore plus étrange, est que Cingria lui-même s’étonne de ce que, pensez-vous à acquérir un certain livre et vous promenez vous sur les bords de Seine, ne voilà-t-il pas — ça ne manque jamais ! — que le livre désiré va se présenter dans la boîte du premier bouquiniste rencontré ! Cingria, jamais en manque d’une théorie bizarre, attribue ces hasards à la véracité des miracles, lesquels ne seraient toutefois que des phénomènes explicables par quelques initiés qui gardent secrètes des découvertes scientifiques, etc… Quand à moi, qui suis plus rationnel, je crois plus simplement que c’est la courbure de l’espace-temps, qui fait apparaître dans ma bibliothèque un livre dont justement me parlait un autre livre.
Cette contextualisation laborieuse pour dire qu’avec Cingria j’ai découvert un grand maître de la langue française, et un styliste hors pair. Tous les mots, toutes les expressions semblent avoir été constamment présents en même temps à cet esprit inquisitif, observateur et associatif. Un esprit auquel on accorderait volontiers l’architecture rompue et défiant les lois communes de la géométrie d’un dessin de Maurits Escher,voire les propriétés vertigineuses d’un dictionnaire troué dont les articles se mélangeraient et se recomposeraient au cours de la lecture… Se promener avec cet homme là devait être un calvaire, ou un enchantement : il n’y a pas de spectacle ou de situation, même
les plus communs, qui ne l’arrêtent le temps d’une histoire, d’une digression, elle même interrompue de considérations sur sa machine à écrire ou les interjections des éboueurs kabyles… Ainsi d’une touffe de roseau dans une rue à Rome, un bateau, une odeur, une passante, une ballade de troubadour, une idée d’idée… Ce devait être un piétinement permanent, des perplexités, des catalepsies méditatives ! Ou plutôt ce piétinement, plus que le sien, devait être celui des myriapodes de mots et de sentences qui se pressaient à sa rencontre, défilaient, paradaient… Rarement avant de lire Cingria avais-je rencontré d’auteur qui donne autant le sentiment d’arpenter la langue et la littérature française, suscitant d’un pied poétique des appels de phrases, de paragraphes, de syntaxes nouvelles, de pages inouïes, à chacun des accidents du monde d’idées et de mots qu’il passe son temps à entreprendre. Les choses s’absentent presque dans la continuité du langage, des livres et des histoires. (Par ailleurs, cette métaphore pédestre ne sert qu’à traduire mon impression, car il fut en fait inséparable de sa bicyclette : personnage ubique de ses récits, en général réduite à l’impuissance par la matière du sol ou un pneu crevé, et qu’il doit traîner dans des labours boueux, tout en reconnaissant des mousses, comptant les cache-pots aux fenêtres d’hôtel, dissertant sur Cicéron ou sur Hadrien.)
Mais enfin, me direz-vous, mais de quoi ça parle !? Ah mais c’est difficile à dire, de tout et de rien, avec ses digressions, ses remarques-en-passant, ses coq-à-l’âne, ses brûle-pourpoint, parfois il paraît qu’il perd lui même le fil. Toute une esthétique de la surprise, et du coq-à-l’âne ! Il est question, ainsi, d’une villégiature à la campagne, à proximité d’un lieu-dit, « le camp de César », qui donne son titre au récit. Cingria plante le décor pendant plusieurs dizaines de pages, un décor fabuleux et captivant de voyous de cabanes, de fille enamourée du chef de bande, d’alcools forts pris dans des bistros honnêtes et de spaghettis mémorables, et bien sûr de bicyclettes en rade… Quant au « camp de césar », que l’on attendait comme objet primordial, il n’apparaît presque jamais (contrairement à Cicéron, qui aurait eu la tête tranchée sur les toilettes), dans un texte qui se conclut sur « l’amour immense » ! Il y a aussi un pastiche hilarant du Phèdre de Racine, où Hippolyte serait un hippocampe, et sa belle-mère une lamproie, et Thésée aurait été retenu par des filets au large…
Tout est dans le clavier prodigieux de son style. Avant de disparaître pour laisser la place à quelques extraits, une conclusion : les événements de la littérature sont des événements de langage, pas des ficelles de scenarii.
CHARLES-ALBERT CINGRIA : BOIS SEC BOIS VERT
« Une ample étoile musquée domine les mers et les terres et ses temples. Elle descend — elle y est obligée — veille à tout, puis se couche.
Une fine étoile, la 105e des cartes, qui vient de naître, vibre et scintille sur l’eau rouillée d’une conque située sur une rocaille. […] Elle roule alors longtemps, puis s’arrête, se métamorphose en coquille produisant un petit spectacle. Oui, un véritable groupe pittoresque : une personne avec des arbres et une lumière comme ceux d’une ampoule de poche, pour essayer d’introduire une adepte de volontés autres que les siennes. Mais elle y renonce. Elle est moindre. Elle salue alors et, lointainement, éperdûment, fait des promesses d’une consolation relative à d’autres états que la vie. C’est bien inconsistant. »
« C’est épouvantable d’avoir affaire à une humanité privée d’opinion, ou la hiérarchie bancaire ou militaire ou ferroviaire domine tout ; ou un poète est un déséquilibré, un aquarelliste, un saltimbanque. […] vous tous dont les pinceaux d’aquarelles allègres tintent contre les verres sur vos humbles tables tandis que se commet la poésie la plus tendre qui se puisse situer dans les tresses d’or d’amour des archipels phosphorescents ! »
« L’acétylène vocifère sur les doux mats visages des tendres et des tièdes corps qui contemplent des bicyclettes. On crie. »
« Commence alors le glas infernal […] l’argent bouillant vif coulé dans le crâne. […] La cruauté — ce coefficient jamais avoué de la suavité de Rome — donne à ce moment son plein. C’est infini et savant. On meurt, on ressuscite. »
« voir les immenses statues des vieillards pirouettant sur la façade. […] Et c’est étonnant aussi cette participation de l’atmosphère : ces nuages qui continuent le panégyrique de leurs draperies qu’instituent en rond leurs barbes, leurs têtes, leurs bras, tandis que la lumière arrive à plat derrière et qu’on voir reluire leur calvitie de marbre et leurs chevilles également de marbre qui se soulèvent et dansent sur ce haut fronton qui ne danse pas. »
Enfin, cette dernière extraction, peut-être une clé de son art ou de sa pensée : « Étonnez-vous de ce soleil-ci avant d’en réclamer un autre ; mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en voulez tout le temps. […] si le soleil s’arrêtait ou s’il y avait deux soleils, pourquoi n’y en aurait-il pas trois, puis cinq, puis cent ? Votre étonnement n’augmenterait pas. Ce qu’il y a de positivement désarçonnant, c’est qu’il en y ait un et que celui-là jamais il ne s’arrête. »
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