Archives de Tag: moyen-âge

Louvre, section médiévale

Émail, moyen-âgeL’appel d’un autre monde. Solitude devant cet appel. Le soir d’automne qui tombe derrière les hautes fenêtres suscite sur les murs blancs de grandes coupes ombrageuses de désespoir, où passent comme des comètes, ou comme la foudre, la résurrection des vies qui n’ont pas été vécues : dans les ombres ombrageuses je ne suis pas seul, je retiens ta taille de la main, l’unisson de nos corps nous abîme dans son accord, nos têtes se touchent, d’où la même émotion se répand comme une eau subtile, le voile de lumière automnale sur les hautes fenêtres n’est plus de tristesse mais de beauté, l’instant a l’intensité d’une note fragile miraculeusement suspendue au-dessus de la mortalité de la chair…

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Mais à qui sont ces sentiments dont mon coeur est lardé !?

Tourments d'amour

Il faudra aller à la fin de l’article pour comprendre ce que que font ici ces tartelettes…

IL EN EST QUI CROIENT SOUFFRIR d’amour… Ô dicibles délices ! Ô maux si-z-idiosyncrazyques ! Ô parce que c’était émoi ! Parce que c’était étroit !
Ils ne veulent pas savoir, les roués naïfs, que les laisses de leurs affres ont été tendues et écrites depuis plus de dix ou vingt ou trente siècles, qu’ils ne font que bégayer des stances tôt prescrites, à la manière des touches couinantes d’une vieille machine à écrire… On lira, pour s’en convaincre, ces — néanmoins — belles descriptions des tourments de l’amour, par Guillaume de Lorris, dans le Roman de la Rose, au XIIIème siècle. Elles ne sont pas sans provoquer quelques échos, au long des corridors des siècles, avec les sonnets d’une Louise Labé…  Louise Labé que d’ailleurs Mireille Huchon soupçonne d’être une « créature de papier »… Mais lequel d’entre nous peut en dire autrement ?

Roman de la Rose, Guillaume de Lorris

C’est la bataille, c’est l’ardure,                              C’est la bataille, le tourment,
C’est li contens qui tous jors dure.              C’est le combat qui toujours dure,
Amans n’aura jà ce qu’il quiert      L’amant n’aura jamais ce qu’il demande;
Tous jors li faut, jà en pez n’iert;     Toujours le manque, jamais la paix,
Jà fin ne prendra ceste guerre                  Jamais ne prendra fin cette guerre
Tant cum l’en veille la pez querre.              Tant qu’il en espèrera la paix.
Quant ce vendra qu’il sera nuis,                         Et puis quand il sera nuit ,
Lors auras plus de mil anuis:                Lors il souffrira plus de mille maux ;
Tu te coucheras en ton lit                            En vain te coucheras sur ton lit
Où tu auras poi de délit;                             Où tu auras peu de répit;
Car quant tu cuideras dormir,                       Car quand tu croiras dormir,
Tu commenceras à fremir,                            Vite à frémir tu recommenceras,
A tresaillir, à demener,                               A tressaillir, te démener,
Sor costé t’estovra torner,                               Sur un côté te retourner,
Une heure envers, autre eure adens,                Une heure pile, une autre face,
Cum fait hons qui a mal as dens.         Comme un homme que dent tracasse.
Lors te vendra en remembrance                   Alors viendra dans ton souvenir
Et la façon et la semblance                         Et la manière, et l’apparence
A cui nule ne s’apareille.                            Qui n’a jamais eu sa pareille,
Si te dirai fiere merveille:             Je vais te dire quelque chose d’incroyable :
Tex fois sera qu’il t’iert avis                         Tantôt tu croiras embrasser
Que tu tendras cele au cler vis                        Ta belle amante au clair visage
Entre tes bras tretoute nue,                               Entre tes bras tretoute nue,
Ausinc cum s’el ert devenue                                  Pensant qu’elle soit devenue
Du tout t’amie et ta compaigne;                   Pour de bon ta mie et compagne.
Lors feras chatiaus en Espaigne        Lors tu bâtiras des châteaux Espagne,
Dans ce songe doux et plaisant.           Perdu dans ce songe doux et plaisant,
Et auras joie de noient,                                     Et de rien tu te feras joie,
Tant cum tu iras foloiant                               En t’en allant folâtrer
En la pensée delitable                                     Dans une pensée délicieuse
Où il n’a fors mençonges et fable;        Qui n’est que mensonge et que fable.
Mès poi i porras demorer.                               Mais tôt s’évanouit ce leurre.
Lors commenceras à plorer,                          Alors recommenceras à pleurer,
Et diras: Diex! ai-ge songié?                    Et diras «Dieu, ai-je rêvé ?
Qu’est-ice, où estoie-gié?                                Où étais-je? Qu’est-ce que j’ai ?
Ceste pensée, dont me vint?                         D’où donc me vint cette pensée ?

(Les tourments d’amour, en tout cas, il y a belle lurette que les antillais, instruits par une sagesse pratique qui leur vient de la déportation et de la survie dans l’esclavage, en ont fait des gâteaux. De délicieux gâteaux, que de vieilles dames rabougries, qui semblent tombées d’un soleil de madras et de dents gâtées sur les roseaux de cannes à sucre, vous vendent à l’embarcadère de Terre-de-Haut des Saintes… C’est qu’on avait peu d’appétence aux souffrances morales, quand on coupait la canne à coups de fouets sur les épaules ; ils savent, ces sages pâtissiers, que le monde n’est pas de la tarte — mais qu’il est une île, même pas fourrée au coco.)

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COMPLÈTEMENT DESTROIT, NOTRE LANGUE – la faute au manque de conroi ?

Non ! non ! vous m’avez mal entendu, je n’ai pas dit « destroy », comme dans l’affreux franglais adolescent « complètement destroy » ! (Affreux franglais devant lequel ne reculaient pas certains politiciens pourtant soucieux de l’identité nationale, ainsi que l’illustre cette fine analyse d’un membre de l’ancien gouvernement Sarkozy : « le parti socialiste, c’est destroy »).
Non, ce que j’ai dit c’est « destroit », du latin « distringere »  : affliger — à ne pas confondre avec les descendants de « destruere », détruire.

Tout ça c’est à cause du manque de conroi, depuis des années : nous n’en avons pas eu assez à l’égard du trésor commun que les fées du passé déposent dans le berceau de tous les petits francophones.
« Con-Roi ? Mais que raconte-t-il ? » Non, non, je ne suis ni royaliste-critique, ni vaginolâtre, ni nostalgique du personnage nommé plus haut. Le « conroi », issu d’un latin populaire (non attesté) « conredare », obtenu par latinisation d’un mot germanique, c’est l’ordre, l’organisation, mais aussi le soin.

Dans un vocabulaire que je reconnais un peu désuet (mais seulement depuis cinq ou six siècles) je ne regrette donc que la souffrance de notre langue, non sa destruction, et m’interroge sur une possible insouciance de ceux qui devraient être ses plus hauts serviteurs.

Pourquoi, au lieu de lutter en vain contre le franglais, n’en reprendrions-nous au contraire possession ? Car l’Anglais, ce ne fut après tout, longtemps, que du Français mal prononcé ! Jouons de l’homophonie, et réintroduisons « destroit » pour remplacer « destroy », et le « chalonge » contre le « chalenge ».

C’est en tout cas ainsi que je procèderai désormais. (Inspiré littérairement par l’intéressant essai que fit Céline Minard de ce procédé dans sa Bastard Battle, il y a quelques années.)

Mais ce chalonge est difficile, délicat, il faut s’attendre à se trouver souvent sur le fil du rasoir, il conviendra de prêter attention à là d’où viennent les mots, et par exemple d’être estolt dans le chalonge, mais pas estolt. Car le premier, figurez-vous, vient du germanique « stolz » et signifie audacieux, opiniâtre, tandis que le second, issu du latin « stultus », veut dire tout simplement idiot. (Il n’a cependant pas été à l’origine du français moderne « sot »). Ne confondons jamais l’estout de stolz et l’estout de stultus, les conséquences seraient incalculables !

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La provende médiévale du weekend : purée de pois, ne vous gourez pas !

La répétition de l’injonction « brouez ! » (« cassez-vous ») dans les ballades argotiques de Villon, a activé dans mon esprit quelques phosphorescences et mises-en-relation : serait-ce le même « brouer » que dans « rabrouer », « s’esbrouer »… et « brouet » ?
Il s’avère qu’en effet tout vient du même mot, aux langes du langage : le « brou », bouillon ou écume au XIIIème siècle. Greimas renvoie cet ancêtre à une origine incertaine, peut-être apparentée à « broe », brouillard… Mais le Trésor de La Langue Française exclut cet apparentement, ramenant toute cette famille dans le bercail germanique de « brod », bouillon…
Alors comment le brouillard, la fuite et l’ébrouement peuvent-ils descendre du même ancêtre (gaillard) ? La première dérivation de sens se comprend par le trouble d’un bouillon plus ou moins épais, plus ou moins bouillonnant : de l’écume, on sera passé à la fumée par évaporation… et par froidure d’hiver, dans les chaumières ! D’où le brouillard. Quant à « s’ébrouer », c’est que le mot a d’abord désigné l’écume du cheval… Les coupables comparses de Villon avaient bien intérêt à « brouer », eux, c’est-à-dire à se perdre en brouillards et dans le brouillard, avant l’arrivée d’une maréchaussée peu au fait des droits de la défense.

On s’y gourerait, et ça n’aurait pas d’importance, car tous, tous, « brouet », « brouer », « s’ébrouer », « rabrouer », ce sont tous les filles et les fils de la soupe primordiale. « Gouré », peut-être apparenté à « goret », voulut d’abord dire, au XIIIème siècle, « abusé, trompé » : c’est-à-dire qu’on en a agi comme un porc, à votre égard !

Vingt fois sur le métier, remettez votre langage…

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La provende médiévale du weekend : j’entrave que dalle !

Vieil argot, attesté dès 1829, mais que l’on entend encore… ça sonne bon le bourre-pif et les michetons, et attendez de voir le grand chauve à roulettes !

Mais surtout, attention qu' »Entraver » n’est pas ici le même « entraver », qui aurait perdu le sens et serait condamné à errer sémantiquemenent, jusqu’à ce que sa mémoire lui revienne, ainsi que certains personnages de romans — pas le même « entraver » donc, disais-je, malgré les apparences, que celui qui nous provient du latin « trabs, trabis« , « poutre » : la poutre qui ne manque pas à l’occasion d’entraver les chemins de nos destinées… Non, notre « entraver » argotique provient d’un mot d’aussi ancienne, mais tout autre origine : « enterver« , utilisé jusqu’au XVème siècle pour signifier « demander, comprendre, aspirer à », et issu du latin « interrogare« … Il admet comme dérivé « l’enterve » : l’imagination, mais aussi la ruse, la malice (source : Greimas, Dictionnaire de l’Ancien Français, Larousse).

Quant à « que dalle » ?… On n’en sait rien. Il ne remonte en tout cas pas au delà du XIXème siècle. L’important, c’est que vous preniez garde au surin du tuair !

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LE DIVIN MARQUIS DE SAPIDUM

Le célèbre portrait imaginaire de Sade par Man Ray

LA PROVENDE MÉDIÉVALE DU WEEK-END, prévisible et hebdomadaire comme le retour du marché, fraîche comme l’étal aux poissons ! Le divin marquis portait bien son nom : « sade », jusqu’à la fin du XVème siècle, est un adjectif, dérivé du latin sapidus, qui signifie », à la fois « qui a de la saveur », mais aussi « gracieux, doux, gentil, charmant, agréable »… Qui oserait dénier aucune de ces qualités au gentil marquis ? N’écoutez point les mau-ssades (eh oui ! même origine, mais inversée par la névrose !) puritains, n’oubliez pas qu’il fut condamné par la Terreur pour modération, qu’il s’opposait aux peines capitales — et pourquoi, maussades puritains, si ce n’est par haine de la vie, lui confisquiez-vous à Charenton les chandelles qu’il remodelait en godemichés, derniers et innocents réconforts d’un vieil homme ?

Quant au verbe dérivé « sadaier », il signifiait « caresser », « flatter », tous gestes que DAF nous prodigue encore par le truchement de ses livres voluptueux… Le « sadaiement », c’est l’ensemble des caresses et des baisers…

Donatien Alphonse François eut-il connaissance du sens de son nom dans la vieille langue ? On peut en douter, car sinon son esprit génial et obsessionnel se serait emparé de ces étymologies pour élucubrer les variations les plus provocantes et les plus drôles. Mais toi, sympathique et hypocrite lecteur, toi qui par la supériorité de ta modernité, jouit d’une superbe vue plongeante sur le décolleté de la langue française, mon semblable mon frère, porté aux plaisirs des mots ET des choses : je te souhaite les meilleurs sadaiements dominicaux !

(Aux lecteurs intéressés, j’en profite pour recommander très très vivement la biographie passionnante et formidable du regretté Maurice Lever : Vie de Sade)

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PROVENDE MÉDIÉVALE : TOUCHEZ PAS AU RIBLIS !

« Riber », jusqu’au XVème siècle, c’était se livrer à la course nocturne, à la débauche, au vol ! Par dérivation, le « riblis », c’était la débauche elle-même, ou le larcin, le butin ; « riber » nous a légué ribaud, ribaude, que l’on comprend encore, même si on ne les utilise plus. Comme le AAA, nous devons tout ça aux lubriques Teutons : plus précisément, à l’ancien Allemand « riban », « être en chaleur, se frotter ».

Peut-on soupçonner « riban » d’être issu de la même racine indo-européenne (donc jamais attestée, mais reconstituée) « *trib » que l’on trouve dans le verbe Grec ancien « tribein », « frotter » ? Je ne suis qu’un étymologiste du dimanche et me garderais d’être catégorique, mais, dans le cas favorable, le riblis serait alors aussi apparenté, par d’autres glissements de sens et de muqueuses moites,  au très Sadien « tribades », qui désigne par métonymie les individus du beau sexe amatrices (oui : ah ! matrices !) de leur même beau sexe… De *trib à tribein, riber, ribaud, riblis, tribade, il me plaît d’imaginer la mèche du désir forer  tous ces chemins parallèles dans la nuit des temps et l’insu des langues. Je ne puis m’empêcher d’accorder aux racines indo-européennes une aura magique, l’énergie du big-bang.

(Post scriptum du 06/03/13 : un éminent professeur américain, le Dr R… C………., confirme la probable justesse de mes inférences éthylico-étymologiques)

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Exhumateur de mots : Talent et Mautalent de l’artiste/ la provende médiévale du jour

Baptême de Clovis Roi des Francs, BNF

Certains mots dextres ont perdu leur senestre comparse, je veux dire leur contraire, qui nous manquent et dont nous aurions bien besoin pour qualifier quelques sinistres individus de nos connaissances. Par exemple le mot losangier, « faire la louange de quelqu’un », outre sa beauté géométrique, se doublait de laidangier, « outrager, insulter ». Attaque verbale qui peut se justifier si elle s’adresse à un sire deputaire, soit l’exact opposé d’un debonaire (lequel renvoyait originellement autant à la noblesse qu’à la douceur de caractère).

À noter que deputaire, debonaire, se sont construits respectivement sur les latins bonus et putere, puer (lequel nous vaut toutes les variations sur « pute »), alors que la laide laidange convoie jusqu’à notre époque un adjectif francique, « laid » ! Faut-il en croire que le noble gallo-romain losangiait ses amis debonaires du milieu de sa maison carrée, alors que le barbare envahisseur franc laidangeait sans vergogne sa cohorte deputaire? Ceux-ci, les Francs, dévalant dans le pays auquel ils donneraient leur nom, ne devaient en effet pas être dépourvus de mautalent…

Car le talent, avant d’être le rêve de l’écrivain fut son désir : le « talent » c’était en effet, jusqu’à la Renaissance, l’humeur, puis le désir, la volonté ! Le mot a ensuite désigné une aptitude technique spécialisée — d’où les « nègres à talent », tonneliers ou charpentiers ou sucriers, de nos plantations antillaises — avant de nous parvenir, pourvu de sa signification moderne quelque part au XIXème siècle. Au départ, et avant que la Bible ne s’en mêlât et métaphorisât cette riche matière, le talent était une unité grecque et romaine, de pesée et de richesse… Aussi je vous le demande, chers confrères écrivains, préféreriez-vous l’or de votre talent, ou un talent d’or fin ? En tout cas, pour en revenir aux Francs, ils ne devaient pas en manquer, de mautalent ou maltalent, c’est-à-dire d’irritation, de colère, de fureur ! lorsque chassés à coups de pieds aux culs par d’autres germains encore plus maltalentueux qu’eux, ils débordaient sur nos ancêtres gallo-romains… Rome était devenue bien lointaine, et un bien vain recours. Elle est encore plus évanescente, à notre époque que Dieu est mort, et l’écrivain, lorsque son talent ne lui suffit plus, doit parfois recourir au maltalent pour y retremper sa plume… C’est le vieux pacte de l’artiste avec le diable, et un autre débat, qu’illustrent de nos jours les Guyotat, Littel… et auquel s’est modestement mêlé votre serviteur par son premier roman. Le talent et le maltalent sont deux miroirs qui ne se réfléchissent pas, et pour toute la naïveté du talent, le maltalent enrôle l’Homme dans une drôle de définition.

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Le travail de la langue

Un saint stylite menacé par le serpent de l’ignorance

« Desoz Beaucaire ont le Rosne trové

Et a doutance l’ont-ils outre passé

—A l’aviron se nagierent soëf—

Puis passent Sorge… »

(La prise d’Orange, Chanson de geste du XIIème siècle, vers 401-404.)

« Sous Beaucaire ils trouvent le Rhône, et le traversent avec précaution — par voie d’eau tranquillement, à l’aviron — puis ils traversent la Sorge… »

Au delà du plaisir éprouvé à l’archaïsme de cette langue, et aux beaux lieux qu’elle invoque, il s’agit d’un bel exemple (voir réf ci-dessous) de l’évolution de l’emploi des temps en Français. Notez que dans ma traduction j’ai utilisé des présents pour rendre des passés composés (c’est une solution, qui n’est pas unique) : c’est que les temps composés de l’Ancien Français ne reflétaient pas la succession des événements, mais l’aspect accompli (ce qui est achevé au moment du récit). Par comparaison, le passé-simple « se nagierent » (on constate que le verbe était pronominal), non-composé, donc « vrai passé » chronologique, représente une incise : la voix du narrateur intervenant dans le présent de narration objectif, pour une description vivante et subjective. Le jeu des temps signifie donc la présence de deux voix fonctionnelles dans le récit, et celle qui utilise le dernier présent est la même que celle des premiers passés composés.

La vulgate moderne veut que l’art se passe de culture ou de connaissance, qu’il s’appréhende dans une saisie esthétique immédiate, mais cette idéologie n’aboutit jamais qu’à une vaste déculturation, et à la chute de pans entiers de notre civilisation dans la caducité de l’incompréhension. Comme si on regardait Poussin avec les mêmes yeux qu’on le fait pour Picasso, Rauschenberg, Dubuffet ! De la même manière, la création — la poïésie — pourrait s’accomoder d’ignorance, il suffirait de peindre, d’écrire, « avec ses tripes… »

Pour moi, qui pourtant ai toujours lu et souvent écrit, l’apprentissage de la langue n’est jamais fini, jamais parfait. Ma journée commence toujours par un travail sur les sources, les origines, les racines latines, grecques, indo-européennes, les textes anciens… (D’autant plus que le langage chez moi se défait continuellement, mais ceci est une autre histoire.) Latin, Grec, Français médiéval, selon les jours… Je sais que les considérations qui précèdent, sur les évolutions de l’emploi des temps, pour certains n’apparaîtront que comme la trouvaille dérisoire d’un érudit amateur confit en bibliothèque ; quant à moi je maintiens au contraire qu’elles éclairent par différence la subtilité de l’emploi des temps en français (peut-être la langue la plus sophistiquée au monde en ce domaine), et que l’écrivain ne saurait se passer de cette fine appréhension de la conjugaison.

Si la littérature est un temple les langues sont ses colonnes, et je n’aspire qu’à être l’humble stylite de la mienne, la belle langue française, juché par mon patient travail à une hauteur raisonnable de son fût. Le travail et l’étude n’excluent pas les éclairs de la grâce, la déchirure du voile, la fulgurance des mystères — mais encore faut-il avoir acquis un peu de hauteur, pour les apercevoir…

Source grammaticale : Raynaud de Lage, Introduction à l’ancien français, Sedes 1993

Un post-scriptum : j’ajoute cet quelques mots après l’audition d’une archive de Jacques Lacan, sur France Culture. Ce que l’écrivain étudie par son travail, c’est le travail de la langue sur elle même. J’ai déjà écrit ailleurs : « L’écrivain n’est que la membrane, sur le tambour de la langue, sa caisse de résonnance, le séismographe de la langue en travail sur elle-même. »

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La provende médiévale du jour (trésors de langue)

Le glaïeul vient du gladium, glaive ! N’est-il pas magnifique qu’une arme se fût émoussée en fleur ? Autre découverte : l’origine de arroi (et de son cousin disparu conroi) : des formations latines probables arredare, conredare, basées sur la racine germanique red : préparatif, arrangement (ready). D’où il appert que, ainsi que nous avons, malheureusement, notre franglais, nos anciens eurent leur germalatin ! On n’utilise plus guère arroi, il faut le reconnaître, et à vrai dire la seule fois que je l’ai trouvé chez un auteur de notre temps il s’agissait d’une traduction du Grec (Eschylle ?) par Saint-John Perse… Le mot signifie « équipage », « matériel », « train », « suite » : j’ai vu ce matin passer dans mon quartier, une voiture de mariés suivis de tout leur arroi…

Pour finir, cette belle nuit d’amour, nuit de noces d’Érec et Énide, chez Chrétien de Troyes :

Quant vuidiee lor fu la chanbre,

Lor droit randent a chascun manbre.

Li oel d’esgarder se refont,

Cil qui d’amors la voie font

Et lor message au cuer anvoient;

Que mout lor plest, quanque il voient.

Aprés le message des iauz

Vient la douçors, qui mout vaut miauz,

Des beisiers qui amor atraient.

Andui cele douçor essaient,

Et lor cuers dedanz an aboivrent

Si qu’a grant painne s’an dessoivrent;

De beisier fu li premiers jeus.

Et l’amors, qui est antr’aus deus,

Fist la pucele plus hardie,

De rien ne s’est acoardie;

Tot sofri, que que li grevast.

Einsois qu’ele se relevast.

Ot perdu le non de pucele;

Au matin fu dame novele.

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