Certains mots dextres ont perdu leur senestre comparse, je veux dire leur contraire, qui nous manquent et dont nous aurions bien besoin pour qualifier quelques sinistres individus de nos connaissances. Par exemple le mot losangier, « faire la louange de quelqu’un », outre sa beauté géométrique, se doublait de laidangier, « outrager, insulter ». Attaque verbale qui peut se justifier si elle s’adresse à un sire deputaire, soit l’exact opposé d’un debonaire (lequel renvoyait originellement autant à la noblesse qu’à la douceur de caractère).
À noter que deputaire, debonaire, se sont construits respectivement sur les latins bonus et putere, puer (lequel nous vaut toutes les variations sur « pute »), alors que la laide laidange convoie jusqu’à notre époque un adjectif francique, « laid » ! Faut-il en croire que le noble gallo-romain losangiait ses amis debonaires du milieu de sa maison carrée, alors que le barbare envahisseur franc laidangeait sans vergogne sa cohorte deputaire? Ceux-ci, les Francs, dévalant dans le pays auquel ils donneraient leur nom, ne devaient en effet pas être dépourvus de mautalent…
Car le talent, avant d’être le rêve de l’écrivain fut son désir : le « talent » c’était en effet, jusqu’à la Renaissance, l’humeur, puis le désir, la volonté ! Le mot a ensuite désigné une aptitude technique spécialisée — d’où les « nègres à talent », tonneliers ou charpentiers ou sucriers, de nos plantations antillaises — avant de nous parvenir, pourvu de sa signification moderne quelque part au XIXème siècle. Au départ, et avant que la Bible ne s’en mêlât et métaphorisât cette riche matière, le talent était une unité grecque et romaine, de pesée et de richesse… Aussi je vous le demande, chers confrères écrivains, préféreriez-vous l’or de votre talent, ou un talent d’or fin ? En tout cas, pour en revenir aux Francs, ils ne devaient pas en manquer, de mautalent ou maltalent, c’est-à-dire d’irritation, de colère, de fureur ! lorsque chassés à coups de pieds aux culs par d’autres germains encore plus maltalentueux qu’eux, ils débordaient sur nos ancêtres gallo-romains… Rome était devenue bien lointaine, et un bien vain recours. Elle est encore plus évanescente, à notre époque que Dieu est mort, et l’écrivain, lorsque son talent ne lui suffit plus, doit parfois recourir au maltalent pour y retremper sa plume… C’est le vieux pacte de l’artiste avec le diable, et un autre débat, qu’illustrent de nos jours les Guyotat, Littel… et auquel s’est modestement mêlé votre serviteur par son premier roman. Le talent et le maltalent sont deux miroirs qui ne se réfléchissent pas, et pour toute la naïveté du talent, le maltalent enrôle l’Homme dans une drôle de définition.
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