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Ambroisie

Cy Twombly

  I

Sa confiance ! Et l’harmonie innée… Je m’abandonne au dos moutonnant de la mer, à l’orgie du ciel saturé de photons, et à l’enthousiasme sadique de cette petite créature, appliquée à m’enfoncer la tête sous l’eau

Pourquoi l’affinité si ancienne de l’éternité, avec la mer et avec le soleil ? Moi dans l’eau, et les bras de mon petit chéri, exalté d’une force illusoire qui est la convention du jeu, me tiennent à la surface comme si j’étais un fétu, comme si j’étais son jouet… Je ne vois plus rien dans la conflagration du soleil et des eaux, mes yeux brûlés de soleil et de sel, je suis à moitié noyé (ou je prétends l’être), j’entends seulement la voix hilare, piaillante – car le jeu est exaltant – et je sens seulement l’anse double des petits bras maigrichons qui me portent sans aucune hésitation quant à la possession et la libre disposition de cette grande masse paternelle, grande plus que le petit bonhomme de plusieurs fois

Et lorsque la vague – extrêmement attendue – vient, quelle joie, de me pousser dans le mol élément

II

Un glacis géométrique et miroitant s’ouvre devant mon front et je défaus dans le déroulé saumâtre de l’onde, mes yeux ! clos devant l’imminence du choc, se rouvrent dans le tumulte d’une héronnière de lumière

Au dessus, alors, sur la table déclive des eaux, quelle absence inconcevable… Quelle ! l’emphase inverse du néant… Une fleur d’oubli, sans tige, s’épanouit et croît et se diffuse en larges corolles incertaines, remous bouillonnants, puis languissants, puis rien… Il me tente d’imaginer le vent souffler, nonchalant, sur les eaux désertes de ma perte… Et que ce même vent indifférent, porteur des particules de mon souvenir, soufflera et hantera chaque grain de sable de cette vieille plage, sèche de la consumation des siècles, et qu’il soufflera aussi plus haut sur la grève, à la ligne des eaux là où gisent, parmi les morceaux d’huîtres, de palourdes, et les débris fades de l’anthropocène : la chaloupe renoncée de l’exil, et les coquilles vides des rêves qui furent rêvés en vain… Comme, un jour, à l’expiration des temps, le même vent soufflera sur la fraîche chandelle, le miracle de ta vie (et la pensée extrême et délétère que tu partages la fragilité de toutes choses, mon encore tout petit enfant, point comme une mort dans la mort)

III

Moi, c’est sans doute ma chute dans l’organdi liquide de la vague qui m’a infusé l’encre de ces spéculations morbides, mais pour Toi, à cette heure allègre de ta vie sous le soleil, l’Être est vivant, il irradie sur l’horizon il chante dans la mer, et ce que tu cherches absolument, ton apothéose métaphysique, c’est — de me maintenir la tête sous l’eau, tout au fond, si possible, sur le lit de l’arène invisible: victoire totale! triomphe éclatant ! Quitte à me piétiner, à me fouler sans pitié, à monter sur mon dos pour me soumettre de tout ton poids dérisoire : un pied entre mes omoplates, un autre sur mon occiput… Prise terrible ! imparable ! Impitoyable surfeur-naufrageur de papa que tu es… Et te voilà juché comme un héros sur la docile bête blanche domptée dans les profondeurs glauques, tel un de ces anciens dieux-enfants, porteurs du thyrse et montés sur le dos de dauphins, de tritons, d’hippocampes, que des marins désaffranchis et des mendiants intoxiqués assuraient voir cingler au soir des darses et des quais, sur le croisillon écarlate et tremblant de la mer, dans l’encadrement de ballots de myrrhe, d’encens, de sylphe (et autres autres mystérieuses denrées opiacées en « y »)

et dont faisaient rapport au poète public : concord des témoignages, consigne, estampille, sceau du pontife portuaire…

Lestez de ma preuve – si je remonte des profondeurs glauques -, le dossier de la capitainerie: car j’ai été moi aussi témoin qu’un enfant heureux est un petit dieu

Ton rire

              (et un enfant malheureux ? un pli sur le front de l’humanité, une incohérence fatale

               Croyants en un dieu créateur et bon ! je vous demande de rendre compte, par d’autre chose que des sornettes, du malheur des enfants !)

              ton rire engendre des oiseaux à l’oxygène du ciel: pêcheurs d’yeux de tranquille voltige, ils ne font qu’une bouchée du spectacle de mon absence. Moi, attardécoulé au fond d’un monde lourd et lent, aveugle sous l’ébattement des ailes de lumière, j’ai dans ma bouche le goût insipide d’une sourde gisance où dériveraient, à mon seul désir, les ombres de songes sablonneux, les formes vagues des regrets, des plénitudes oubliées

Mais la grande roue paternelle du devoir m’enfixe à une remontée prompte hors de cette caverne de mol abandon. Car si je prolonge la feintise de ma disparition plus que tu ne le voudrais : tu t’alarmes ! et je sens l’empressement poignant de tes petites mains prêtes à tout pour m’extraire de l’engloutissement qu’elles ont commis, et l’écho de tes cris non seulement m’atteint et me peine dans ma gangue marine, mais ennoircit l’humeur de la mère au rivage

Alors je resurgis, en monstre de bisous et de guili-guilis.

IV

Bien vite le monstre est arraisonné et recapturé et tu me remets face à la vague suivante — la vague toujours aussi captivante, la vague, même assombrie (une lune transparente partage maintenant le ciel), n’est jamais définitive, jamais ne clôt ton enthousiasme: quelle profusion de joie déborde de l’échancrure de la mer ! Le monde n’en finit plus de dérouler sa nouveauté, et l’on crie d’effroi feint dans l’écume ! mais la vérité !

                                                                        la vérité est que nos veines sont neuves et s’offrent à cette remontée du monde vers nos coeurs… « Toi et moi mêlés », Mallarmé dit ainsi dans son Tombeau d’Anatole, « toi et moi mêlés » nous nous laissons culbuter dans ce déferlement, dans cette danse du ciel et de la mer et de la lumière : une douce violence, un fracas joyeux qui désintègre dans les choses tout ce qu’elles auraient de double et d’obscur, et nous accorde avec le désaccord de sensations rapides et, changeantes, plus vite que les vaguelettes infinies… Vain le vouloir y fixer des formes, la vie est un tunnel d’écume, et main dans la main – pour que je ne te perde pas dans l’agitation de ce grand monde mouvant où tant de forces sont en lutte – nous y volons –papillons dans l’affinité d’un jour libre, âmes amies, éblouies d’un jour entier à vivre dans cette cascade de lumière –,

                                                           éblouies par les éclats de cristal du ciel éparpillé, par la dentelle extravagante de l’eau échappée de son assise et son poids où, dans l’acuité de chaque instant s’inscrit une myriade de détails évanescents – comme à la rosace des cathédrales à l’heure élue du soleil – détails ténus infimes précieux qui explosent dans l’air nu sans laisser sur nous d’autre sillage que la conviction, chez moi grave, chez toi évidente et négligeable, d’avoir vu au déclin de ce jour, à l’échéance du tunnel de l’âme, la nature étinceler de ses mystères… Telle une broche à l’avers du soir

(Incertaine la matière ; prélude, le temps

Étincellements instantanés et sans nom, virgule d’un sourire abandonné)

V

Alors que mes mains d’adulte flottent perdues entre les mots et les choses, au ciel de ton regard d’enfant roulent les phénomènes : l’instant s’émeut inaugural, monumental, et le rideau indéfiniment se lève d’une scène sidérante où tonne le monde sur la scène du monde, où la sensation bouillonne, où des oves de lumière – aurores nomades débandées par le soir – passent, sur le ventre gravide de la mer…

Au ciel un frai pulsatile d’étoiles se décrypte au défilé de tes cils

Quel usage fais-tu de tout cela ? Comme les enfants doivent avoir de grandes âmes pour que s’accoutument à leurs miroirs, et s’entrechoquent sans les briser, de tels phénomènes inouïs… De telles âmes Gargantuesques, les âmes des enfants ! qu’à leur miroir le monde s’élucide, en dissolvant ses masques de Gorgones, de Griffes, de Séleucides

Car si j’aperçois, moi, de ma vieille hauteur lasse, et si je crains pour toi, un jour où tu seras loin de moi, les éclairs, le chrome des griffes des fauves de l’horizon

           toi, écuyer de l’innocence, tu ne vois déferler sur les flots, du lointain profus de l’horizon, qu’un gentil moutonnement de tigres de coton — troupeau ami qui pousse dans tes mains ses mufles de velours

L’offrande du monde est vive, elle se prend sans attendre ! il n’y a pas d’autre temps, patient – invention drôle des adultes – dans le vestibule du présent: don du monde, l’instant… le monde naît du tison de ton regard… Le monde, sa muraille de merveilles, s’élève de ton regard — prodige

VI

Et de cet univers de fastes, d’enchantements oubliés de moi adulte, à ton plaisir tu soustrais le temps, au calme temporaire d’une récession des eaux, de me glisser sur l’onde d’un sourire ravi, d’oeil à oeil, un reflet

Quelle clarté remonte alors l’axone de ma vie ! transperce les écailles de calcaire, éblouit les chambres intérieures où végétaient (mornes équations de Huyghens) de si lasses optiques… Avoir six ans! enveloppé de ta joie, rénové, à nouveau haut comme les trois pommes dans un monde vierge, géant, inexploré, où chaque objet flotte dans son halo de nouveauté, éblouissant sous la canopée de son être miraculeux

Campés aux avants d’un navire, d’un peuple, d’une pensée, d’un rêve, les faiseurs de monde ont dû connaître cette résurrection en eux de leur enfance lorsque se levait l’aube sur la terre longtemps cherchée, ou la réponse ardemment espérée, ou l’accomplissement de la promesse

Tel – éclatant, bouleversant – a aussi dû être mon propre monde à l’orée de ce tunnel où se fore une vie

(orée pour moi si vite et tristement assombrie : violence des mots, des gestes – outrance et indécence – saccage sans vergogne, négligent et bête, d’une enfance… Je voudrais protéger chez toi ce foyer de joie de l’enfance, et qu’il t’habite longtemps)

(et c’est de nourrir ta joie qui fait que je ne vis pas en vain, que je m’accroche encore à ce surplomb, à ce rebord)

VII

Mais quoi! tu m’appelles? Tu as raison: que dérivé-je encore dans les espaces quand le jeu, le jeu est infini ! S’il n’en tenait qu’à toi le jeu durerait plus que ne dure le jour, en tout cas beaucoup plus que la fomentation, en ton papa, des habituels desseins lamentables et trop tôt survenus, des adultes : retourner à la maison, dîner, se laver, se coucher

Incompréhensible Léviathan de préoccupations subalternes !

Alors, l’instant étant précieux de notre harmonie alors, une fois encore, une fois de plus pour ta grande joie, je te laisse me plonger sous la vague, dont une fois de plus tu m’extrais, pour me porter à cette hauteur d’enfance d’où j’ai de longtemps déchu… Derechef bisous et guilis-guilis

Ah ! si l’on pouvait jouer toujours, ah ! si l’on pouvait flamber toujours, dans ce soleil, dans cette journée belle et sèche comme un collage de Matisse, où la joie crépite dans les seules dimensions de l’espace, où la flamme du temps s’est immobilisée mordorée et belle dans sa dévoration

(et toi petit corps luisant corail fragile et ruisselant affublé de bras secs et nerveux encore mal coordonnés pour répondre aux provocations de l’eau)

Qui jamais ne joua avec un enfant, je lui fais peu crédit au commerce de l’âme

VIII

Mais, savons-nous à quoi nous jouons ? D’autant passionne le jeu que s’étire à son feu un cristal ramifié de significations

Certainement, moi, écolier aquatique de ton innocence, joué-je à renverser la pente de la perte, à ce que le temps – sur sa flèche et ses équations et dans les alvéoles de ses invisibles exterminations -, recevrait licence et ordre d’un cours inverse, d’annuler ses marques et ses amputations, et comme en s’excusant, de me remettre en mon prime élan

Mais s’il ne s’agissait que de cela, toi, poisson-pilote de ce jour qui à bien des égards est le tien, jouerais-tu avec moi à jeu si désespérément futile ? L’enjeu ne te retiendrait pas, pas un instant ! tant s’en faut que la flèche du temps ne te devînt adverse : au contraire poussée propice qui d’enthousiasme te porte vers de plus hautes tailles dans le ciel, d’autres forces à éprouver, et tant de secrets, dans leur pleine nudité, à découvrir, tant d’autres jeux, d’autres parties, et plus âpres et plus intenses

Le jeu a ses compartiments où sommes séparés. Mais nous jouons ensemble la partie rassurante de ton éternité, mesurée à l’envisageable de ma perte

Car, cependant que le fort-da de la vague me congédie au règne des choses périssables (d’où tu te donnes la puissance de me rappeler, ma disparition produirait béance trop terrifiante), toi tu demeures, petit géant d’orgueil natif, surplombant la dévastation marine cette confusion bleue qui répand autour de toi ses muscles couleuvrins – grouillement reptilien imbu de nuit et entrefilé pour l’heure d’un unique long ru de lumière –, hors d’atteinte des mouvantes incertitudes… C’est à peine si ton ombre frissonne

             (de toutes façons tu n’aimes pas ton ombre, qui aime ce sombre rappel de notre obscure assignation emmi les choses ?)

IX

Et ainsi jouons-nous la scène du jour où, fatigué, le monstre de guilis ne resurgira plus de la vague ; ce jour où t’écherra la charge de ce monde —charge de merveilles, de maux, d’effrois… Le jour où tu te trouveras plus grand que la vague, mais moins que le ciel… Nous jouons au jour de ma mort — retentissement des conques de la mort dans les anches marines, dans les registres roulés de mousse, sous le ciel impartial de l’été

J’accepte que je passerai, et que tu jouiras, au delà de moi, de la beauté de cette grève, du gonflement de l’esprit des eaux, du murmure du ressac rempli des craquements prescients de la fin des choses

Nous répétons inlassablement cette certitude sacrée, cette nécessité de logique : qu’au dernier « couic » de ma corde un jour pincée par une Parque aux ongles peints, demeurera pour toi cette autre fluence, la bienveillante la maternelle… Marée sans fond ni condition qui nous baigna de son lait d’étoile et nous accompagnera, de bon et de mauvais aloi, jusqu’à l’immersion au mystère des fonts derniers… Ô hommes orgueilleux et ombrageux qui à l’instant de votre mort appelez votre mère

(Je ne sais si les femmes, porteuses de l’ovaire, éprouvent aussi cette angoisse mortelle du fruit au moment de tomber

Peut-être le mâle est-il par nature détaché du grand tronc)

X

Mais pour l’heure nous ne voulons que tu saches : qu’il te faudra passer aussi sous la vague trouble, où rien n’est certain, ni le bien, ni le mal, ni le triomphe final des gentils, ni le sens à donner à cette catastrophe sans fin déroulée ; et que parfois continuer à vivre n’est plus qu’un instinct sans ardeur ; et que ce monde n’aura qu’un temps ; et que ce temps, en vrai, est sans retour

(Pour l’heure s’épanche la marée maternelle d’une présence attentive, vêtue d’un sari, sur la plage)

En ce jour privilégié de notre jeu, je veux retenir et le temps amer et la ruée tragique et dérisoire du monde — je : gardien, paramort, sur le chef emmêlés de qui les serpents de l’écume et la foudre

Car, dans les anfractuosités du ciel et de la mer, l’astic à mille têtes proclame la Dame du Couchant

Puisse t-elle respecter les successions, les délais impartis par les rescrits de la nature

Qu’elle m’enveloppe à ses termes, mais soit-elle assez lente à son dessein, la Sinueuse, l’Enveloppante, pour qu’avant l’éclosion en moi de son bouquet de corruption, toi et moi notre soûl ayons eu de jeux et d’amitié, et de banquets, à l’entour des tables du monde

(tables des phénomènes, de la beauté, des connaissances, tables infinies des pensées et des formes)

et que ma destruction soit assez lente, graduelle, pour que je puisse être présent aux collations des grades de ta vie

XI

Le ciel cependant pèse d’un bleu plus pressant et le vent, possiblement ravi vers de plus claires longitudes, semble se désintéresser du jeu. Les vagues sont trop molles à ton goût, tu entreprends de stimuler cet univers léthargique par de grands moulinets de bras —Shiva de poche recréant le théâtre, qui tant te plaisait, de la confusion et des énergies flagrantes

Noria, arc, de gouttes d’eau d’un côté s’élevant vers la transverbération à la rencontre plus haute des derniers rais de lumière, de l’autre retombant et mourant à leurs formes après une dernière grimace solitaire, liquide, de regret d’avoir été si fugaces

Puisque l’attirail de la mer, dans ses rôles de grand-guignol, nous manque, qu’à nous ne tienne d’imaginer que ces restes clapotants, ces médiocres renflements de baignoire impotente, sont des montagnes d’eau ! que l’équilibre n’y saurait sursoir ! que nos cris ne font que se confondre avec les broiements de l’océan furieux s’abattant sur la grève ! et y faisant voler le sable par grands paquets mous

Et les varechs ! et les coques de naufrages affreux ! et les phoques hurlants arrachés de banquises indicibles ! Et moi aussi alors je partirais, inexorablement happé par la succion du maëlstrom affamé… si ta main héroïque ne me secourait une fois de plus ! Si une fois de plus tu ne me sauvais d’une fin indescriptible de hachis tournoyant, exposé à la voracité des grands requins blancs

Que le jeu soit léger pour ses derniers moments, pur et clair dans son dernier bouillon, que ses symboles ne pèsent pour finir, à la balance du sens, plus qu’une poignée de poissons d’argent, sequins d’écailles, reflets changeants, tremblantes inscriptions au flanc glauque des eaux

Et qu’il eût fallu capturer dans leur agile glissement, avant que les pleins et déliés et la vive signifiance ne s’éparpillassent en poudre légère…

XII

Ainsi avons-nous joué, père et fils, tourbillons d’eau et de sable, têtes creuses, atomes de joie – l’un, poussière, et l’esprit comme une luminosité oblique sourdant quelque part de quelle échappée de quel spin de quel électron, lui, né en partie, tel qu’il y paraît, de la même poussière animée de l’autre… Et si frêle ce qui nous lie imparfait ténu sous le soleil des phénomènes assignables et fixes tandis que nous, devrons tomber, pétale après pétale, comme la rose n’est plus, mon petit chéri de chair périssable (et je sais en moi le palais de vent et d’eau où tournoient dans l’intime, comme deux mystères liés, comme deux masques de la même incertitude, vie et mort): deux humains c’est-à-dire: deux colosses de nuées parmi les choses c’est-à-dire: deux souffles éperdus au point de fuite de leur perte

Cependant le soir s’approche, les vagues bien qu’amoindries prennent un goût de tisane amère, c’est à croire qu’elles songeraient à réclamer un dû à l’issue d’un si beau jour… D’ailleurs leur roulement s’est, sans qu’il nous parût, cristallisé de raideur frigide et tu frissonnes, tout piqueté de froid…

L’élastique du jeu nous l’avons tendu jusqu’à ne plus pouvoir, mon petit chéri, il faut savoir renoncer avant de rompre

(Mais comment te ramener de cette trémulation orgiaque, comment imposer à cette joie insensée le renoncement, la connaissance de sa mesure ?

T’ouvrir plus tard cet espace intérieur où le sang, aussi, peut s’élever en tempête : l’art)

Pour l’instant, plus expédiente manière malgré tes protestations : hop! sur les épaules, et sur le sable le petit fardeau criaillant, bien vite consolé par maman et retogé d’une serviette Paw Patrol

XIII

La berge s’avère clémente et douce et nous tournons le dos au grand lac désintéressé de nous, obscurci de ses pensées nocturnes qui ne nous concernent plus

(Quelques pêcheurs espacés, vigies du soir parfaitement immobiles, tentent d’en capter le secret par le truchement nerveux d’indiscernables filins)

Certes il faut ranger les moules à châteaux et les pelles qui creusent les belles douves, mais dans l’air doré et doux le tableau – l’avez-vous remarqué, amis, amis de la lumière de l’aube et de celle du couchant, esprits amis de l’eau et de la clarté, amis qui nous avez regardé jouer ? – le tableau d’un instant heureux s’illustre d’éternité

Pour ces heures à la fois insignes et futiles, il nous semblera qu’il n’était pas vain d’avoir été, d’avoir voulu persisté

Familles, vous l’avez tous connu ce cortège comblé où le soir se résout: on abandonne le couchant derrière soi, les pas sont heureusement las ; sur la pelouse de graminées remises à la mansuétude du vent et de la rosée les silhouettes éparses d’autres groupes attardés, arrondis de besaces et pointus de parasols, se détachent dans l’arrière-fond des dunes, – et tous remontent laborieusement la longue plage, en chenilles processionnaires composées d’un nombre varié de segments — un membre divague sur le terrain grignoté d’ombres, on essaye de garder les enfants propres mais le petit n’a de cesse de se rouler dans le sable — jusqu’au point où les chenilles tâtillonnes s’extraient du crépuscule et convergent vers le parking

                                                             où, dans le contact avec le plastique et le métal des véhicules, sommées de reprendre leur consistance quotidienne les créatures légères de la journée, les êtres de vent et d’eau qui s’étaient crus greffés au bleu du ciel revêtissent, pour prendre le volant, la morne casaque de l’ordinaire

(on aura encore la ressource de rouler lentement sur la digue entre les eaux jumelles, de s’enivrer encore un peu du sel de l’air, d’envier l’accointance des flamands et des cygnes, des chevaliers, avec le menu gibier des eaux pourpres, et les ombres tutélaires qui lentement se lèvent d’entre les salicornes pour prendre possession de la nuit. Il s’évidence que des esprits anciens sont résidents de ces lieux, et qu’il les leur faut restituer à l’heure de l’abolition vespérale, de la tombée de rideau des affairements diurnes

Dans la distance et le soir les petits bâtonnets noirâtres qui figurent les pêcheurs espacent la semblance, irrégulière et vestigiale, d’un propylée antique. Entre leurs colonnes rongées de temps et de nuit des ombres diffuses rampent et se condensent

Pêcheurs devenus êtres intermédiaires, à cheval entre la terre et l’eau, entre le présent et le passé – le visible et l’invisible –, à demi confondus eux-mêmes dans l’attrition des dernières lueurs

Qu’entendent-ils ces commissaires de la nuit? Quels sels tisonnent-ils aux flammes dernières de l’océan ? Quels secrets exhalés par la bouche ronde des poissons ?

Quant à nous l’instant propice et vacillant d’une révélation est déjà passé – s’il fût jamais

Et sombrent aussi les hommes de poisson, absorbés par l’effacement

Signes désormais réunis à l’indistinct de leur objet

(Lumière de ténèbres, entre les eaux)

XIV

Le parking, tête de pont de l’envahissement l’humain, ne renferme plus que du vide dans son enclos irrégulier et incertain, sauf, émané ici où là de l’obscurité du sable humide, le halo géométrique de quelque véhicule abandonné à l’enlisement (des campeurs illégaux doivent nicher quelque part immolés à l’obscurité, tentes et corps et biens hors d’atteinte de la maréchaussée, sinon de la marée)

Désertée, la vieille grève latine, dans sa robe de lune, ses relents de garance et de garum réveillés par l’humidité du soir (embouchure proche d’un fleuve tumultueux) occupe tout l’espace de lune blafard de sa présence luminescente, femelle, hantée

Et la vision est presque perdue, à l’heure où les ombres des hommes se perdent dans les ombres des dunes ? D’ouïe, par contre, qui sait tendre la terce oreille entend que des voix naissent sur la basse rive, à l’émulsion de l’écume et du sable : échos de voix anciennes, apaisantes et tranquilles, à qui l’on se confierait comme à des fantômes chers

Voix de centurions lotis au soir de la carrière, conversant à la brune sur le rivage pacifié… Ingénieurs militaires et civils… Arpenteurs municipaux, architectes mandés d’outre-montagnes… Villégiataires, sybarites portés à dos d’hommes, grands délirants à la recherche de tellines, mareyeurs, paludiers, marins-salants — ouvriers de deux mille ans défunts dont l’industrie fit ce monde d’eau et de sel, donné de main en main

XV

Claque l’ultime portière – c’est la nôtre -, la lunette arrière s’éclabousse d’un bouquet attardé de lucioles nostalgiques, nous laissons à leur concert et à leur paix les esprits du passé

Autour de nous dans les marais se consomment par milliers les noces grouillantes de la vie giboyeuse d’écaille avec les becs et plumes prédatrices, mais nous n’en discernons plus rien, ne faisons que les deviner

Avant la largesse des eaux fluviales la route de mer s’incurve et tourne devant le portail où sont les chevaux blancs

De plusieurs vérités pressenties ne subsiste bientôt plus que la perte, absorbée en goutte de lumière noire, au point focal du rétroviseur

                    et, dans l’habitacle saturé de sel, les peaux délicieusement odoriférantes, cuites d’iode et de soleil

(et clémentines, et cookies au chocolat)

A notre rebours des condensats de brume noire descendent vers la mer : les moutons laineux du temps, à la pâture de la rive nostalgique ?

Notre mémoire comme la mer s’ourle déjà d’une écume qui ne lui est pas propre : la vague à sa lèvre nous aura sussuré son secret, et instillé le goût sauvage d’un air libre, chargé de mer, paradé de chevaux sauvages et poinçonné de flamands roses

Et la conscience se découvre ouverte jusqu’aux étoiles du ciel — nacelle suspendue à la substance de l’indifférent Lécheur de Siècles

XVI

Peut-être n’étions nous que des masques peints sur le collage du ciel

Et nous passerons en lambeaux de nuages qui ne furent que formes de vides, jeux d’air et de vent

Mais ces gestes que nous avons été, ces instants marqués, signés, de notre beau souci, ne passeront pas

Scellés aux écritures du ciel

(Tes bras qui enserraient une assurance sans fond, ton rire tendant l’arc de l’instant, l’immense innocence de ta petite poitrine pour qui la mer n’était de trop)

XVII

Il est dit-on dans les grands fonds des êtres qui portent leur espoir sous la forme d’une lanterne

Appendice constamment balancé au devant de leurs yeux, dont la perte tragique les conduirait à une obscurité sans retour

Tu m’es, mon petit, cette grande lumière constamment devant mes yeux

Que je porte tout en la suivant

Et j’espère que lorsqu’il me faudra quitter définitivement le jeu – lorsque viendra la vague finale, l’essentielle –, tu n’auras plus besoin de moi

Et que je pourrai couler, sans regret, dans le grand fond sans retour.

J’aurais aimé laisser ici haut une lumière pour toi sur les eaux —un sillage, les traces éparses d’une chevelure de comète

le clignotement, quand bien même lointain, d’un phare

Mais je n’en ai pas trouvé

Il te reviendra d’inventer, de chercher, seul, non pas, peut-être, mais plein à ton tour

Du songe des morts (leurs attentions passées), des injonctions des vivants

Et des lueurs de marbre de l’énigme sur la grande chose verte

(XVIII)

(Dans cette tuerie répétée et hilare, jamais je n’ai douté de son amour)



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Marionnettes et autres pantins, frères humains

Commedia dell'Arte« On dirait que la fatalité veut, dans notre existence, compléter la torture par la dérision ; elle y met toutes les douleurs de la tragédie ; mais pour ne pas nous laisser au moins la dignité du personnage tragique, elle nous réduit dans les détails de la vie au rôle du bouffon. »

Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation

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Le voeu de légère t’ai (salicorne, beg)

Dans la pousse
Hier levée de mes se
De mes se mêle semelle
Dans le mou
Dans le moutonnement d’étouffe
Des tou des touffes d’herbes sur la
Pan sur la Pan sur la
Pampa dans l’explo dans l’ex
Plosition dans l’explosition
De leur choeur d’herbe leur coeur leur omb
Ragé dans leur sphère sphéri
Félicité de sortir d’elles-mêmes
D’aller vers le sol vers le seul
Vers le seul soleil
Dans la sale salie
La saline la sale inité de la seule
La solitude marine
Dans le pan le pan
Hache du vent de sel haut
E tour des hampes d’herbes
Et dans le seul soleil
Et dans le cadavre éventé du passé
Étendu sur la plaine
Le voeu
Le voeu de l’égère
Je T’ai
Jeté
Le voeu de légèreté

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déjà hier

j’ai à peine connu les arbres j’ai à peine connu les feuilles j’ai à peine connu les livres j’ai à peine connu la vie j’ai à peine connu mon pays j’ai à peine connu les oiseaux les oiseaux j’ai à peine connu j’ai à peine pénien j’ai à peine les oiseaux j’ai à peine connu l’amour j’ai à peine connu l’été j’ai à peine connu ma vie j’ai à peine connu l’amour j’ai à ton cul pleine cornue peine connue j’ai à peine perdue j’ai à pêne connu connu plaine ton con ma mort j’ai à peine connu ma mort j’ai à reître connu commué j’ai à perte connu le ciel j’ai à penne à perne connu l’ami a spmerme gé tu nu
Je sais que tout se vide… Dans un silence catastrophique sous moi dans une lenteur assourdissante entre la terre et l’aile remplit la tache d’encre remplit les interstices des nuages, le ciel file un mauvais coton

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Les grandes peurs, les tornades, les tempêtes qui nous traversent

Les grandes peurs, les tornades, les tempêtes qui nous traversent

Plaies
(Tes villes, répandues en poussière, et qui n’ont jamais existé : corail de verre dedans le ciel, et derrière chaque fenêtre éteinte, l’animalcule emmaçonné)
d’Égypte.

Derrière mes paupières, un champ lève. À l’horizon, le nuage noir de la prescience,
infuse : volutes, amas, lobes, vortex, cortex

Je ne serai pourtant pas le héros, au bras calme portant,
aux goufffres de mémoire, le sacré coeur de paix
ni le Saint Jean-Baptiste
Je n’ai pas vu la Vérité
Ses voiles !
C’est dans le noir que nous nous sommes baisés ! Qu’on ne m’accuse
de lâcheté : la vérité ne se voulait pas voir

D’où, d’où, se tenir ?

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Psychanalyse (limbe de la nuit)

De grandes ombres latérales bombent le flanc de notre passage, s’abouchent à nos oreilles :
nous ne les voyons, ne les entendons pas.

Aujourd’hui il me semble être à l’orée d’un autre moi-même

 

 

 

 

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Lui qui vit ma vie

On vit ici d’une vie toute intellectuelle. Pourtant il faut bien que le moi social, parfois, continue à s’agiter autour d’une dinde aux marrons. Je lui ai laissé une certaine licence je l’avoue, content de pouvoir cependant vaquer à mes occupations. Mais sa croissance m’étonne et, de plus en plus troublante, sa présence insolite au travers de chez moi. Mes yeux ne croient pas toujours ce qu’il voit, et ses paroles résonnent avec la distorsion des rêves : je n’en reviens pas, d’où il a pu m’emmener ! Il me vient parfois l’envie de le laisser à ses prises de langue étrangères, voire de le liquider : il se dégonflerait comme une baudruche, immédiate-ment, pschiit ! Mais il ne faudrait pas qu’aussitôt —tchac ! — il se reforme ! Pareil si je m’en vais… Tchac ! Il faut aller vraiment loin pour être certain de le semer, et là-bas si loin, hein, je dois bien admettre que ce n’est pas toujours drôle… Oh bien sûr on s’y marre parfois, si on trouve des copains choisis, des copains de premier choix, et alors on roule sous la table en compagnie des fesses, des bouteilles et des bites! Mais le plus souvent je dois dire que ça finit mal, ces Pontiques…

En attendant je ne parviens plus à accomoder le regard : tous ces flocons de neige s’éjouient-ils d’un rire cristallin et commun, quand le vent solaire les peigne sur les aiguilles de sapin ? ou une solitude bleue-froide règne-t-elle sans rémission, dans les espaces qui les séparent ?

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ET SI LA LITTÉRATURE NE SERVAIT QU’À FLINGUER LES MONSTRES QUI SURGISSENT SUR NOTRE CHEMIN ?

Tableau d'Alexandre Suzana

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Anacoluthes suite, et une réponse à l’empereur Marc-Aurèle

Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même 3,10 :  » Petit est donc le temps que chacun vit ; petit est le coin de terre où i1 le vit, et petite aussi, même la plus durable, est la gloire posthume ; elle ne tient qu’à la succession de ces petits hommes qui mourront très vite, sans se connaître eux-mêmes, bien loin de connaître celui qui mourut longtemps avant eux.  »

Pourquoi tenons-nous à l’estime des petits hommes qui nous entourent, et qui semblables à nous ne vivront qu’un instant ? Mieux : pourquoi les aimer, mettre tout son bonheur ou tout son soin dans l’amour d’un ou d’une, voire d’un(e) enfant, qui va mourir et disparaître ? Pourquoi même, parfois, se passionner pour l’un de ces néants en sursis — sursis de néant ?

Ainsi parle la raison, dont le sage empereur voulait toujours consulter en lui la voix. Pourtant nous n’y pouvons mais : mais de les aimer, mais de nous Jean-Paul Riopelle (Québécois)1956voir en eux. Car nous n’avons pas crû seul, chacun de nous est un puzzle de soi-même et des autres… Je est un autre, et pour partie JE EST L’AUTRE, qu’on l’aime ou qu’on le déteste. Jusqu’à la volonté de détruire l’autre, qui procède de la haine de soi, de la mise en lambeaux de soi-même.

Ton oeil en moi pour toi, mon oeil en toi pour moi. Mon coeur dans ta poitrine, la pulsation de ta vie à la saignée de mon poignet. Notre désir… La mort ne nous concerne que sur les faîtes vides de la pensée.

 

 

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LA VILLE DE SABLE de Marcel Brion : utopie de sagesse, utopie littéraire

    Les écrivains meurent. Leurs livrent meurent aussi ; ne nous leurrons pas d’une hypothétique immortalité de la beauté (ou alors, à la manière dont, chez Supervielle, l’assomption vers un coin de ciel bleu ou l’immersion sur un fonds océanique inaccessible abstraient la pure essence du geste et du moment, les plaçant à jamais hors des atteintes du temps). C’est ainsi que je n’avais jamais entendu parler de Marcel Brion, ni de son livre, et peu s’en faut que je ne l’aie trouvé sous une dune de sable, comme la ville dont il traite (plus simplement ce fut sur un rayon d’un bouquiniste, d’où son titre m’a attiré car il me renvoyait à ce sur quoi sur lequel je travaille actuellement). J’ai appris depuis, assez facilement, qu’il était académicien, et que le romanesque n’est apparu qu’assez tard dans une vie intellectuelle vouée d’abord à la critique esthétique et à la biographie littéraire. Il est des œuvres qui pour le meilleur et le pire font réemerger en nous l’Atlantide belle et redoutable de la nostalgie, et c’est pourquoi, archéologue à mon tour, j’ai voulu dresser sur à l’écran ce modeste tribut de signes au livre redécouvert.

Le roman s’ouvre par le récit-cadre d’un voyageur français érudit et aventureux, parcourant une région d’Asie centrale non nommée, à la recherche d’antiques fresques manichéennes ; surpris par une tempête de sable, le narrateur se réfugie dans des grottes que ses prédécesseurs sur les chemins arides de la science ont déjà documentées, et il s’endort dans les hurlements du vent. À son premier réveil la tempête fait toujours rage mais le vent a découvert le faîte de quelques édifices mystérieux ; à son second réveil le calme est revenu et c’est une ville entière qui revit là où auparavant il n’y avait rien que les dunes : un fleuve miroite tranquillement entre des berges herbeuses, des animaux d’élevage se font entendre.

L’auteur n’est pas dupe de la banalité de ce procédé, illustré bien avant lui par Théophile Gauthier dans Arria Marcella, et il l’expédie rapidement, se contentant d’indiquer, par la description des paisibles fresques bouddhiques, à moitié effacées, qui ornent les parois de la grotte, la tonalité de ce qui va suivre.

Le narrateur s’extirpe donc de son refuge et descend vers la scène et les personnages de son aventure : une étroite vallée fertile dans le désert, une ville établie sur plusieurs boucles de ce fleuve, peuplée de marchands et de conteurs, de courtisanes et d’épouses, de sages et de poètes, fécondée matériellement et spirituellement par les caravanes qui l’atteignent. Se dépouillant sans efforts apparents de son passé, l’explorateur érudit entre en fait dans une nouvelle vie. Le passage du temps devient incertain et, à la suite de son protagoniste-narrateur, Marcel Brion entraîne le lecteur dans l’achronie du conte. Plus précisément du conte médiéval, dont le merveilleux spécifique, à peine transposé, phosphore de place en place au long de cette parabole du désert, comme autant de lucioles inattendues au bord d’un chemin : le lecteur attentif reconnaîtra la femme/fée de la forêt, le choix crucial entre trois objets également désirables (structure commentée par Freud), l’objet magique qui attend de toute éternité le seul Élu digne de sa possession, et quelques symboles anciens de notre littérature gréco-latine : paon, lune, verger… Un œil mieux averti que le mien, ou une lecture plus scrutatrice, feront certainement encore fructifier cette petite moisson qui a l’âge des romans de chevalerie ou des lais.

Il ne s’agit toutefois pas seulement de la greffe hybride des structures et de la matière de nos vieux romans sur le décor brûlant d’une ville du désert : alors que le merveilleux médiéval se suffit et n’a besoin ni de cause ni d’explication ni de destination, cette oasis circonscrite que le sable a laissé réapparaître, pendant un instant d’éternité, pour l’initiation du narrateur, et qu’il recouvrira à nouveau lorsque tout aura été dit (vie et mort, amour, sagesse et poésie), cette oasis éphémère et fragile s’approfondit en philosophie et s’ouvre sur les horizons les plus lointains. Des caravanes y font halte avec des voyageurs porteurs d’une science de plus de valeur que les ballots d’or et d’épice ; des sages y expriment des visions qui ne sont pas de ce monde ; une poignée de gemmes qui roulent dans la main donnent prescience de l’univers (« …c’est à cette époque que j’ai compris que l’on peut tenir tout l’univers dans sa main sous la forme d’une pierre scintillante. »)

Ce qui aurait pu n’être que le gentil conte d’un séjour imaginaire dans un caravansérail ressuscité (stade que ne dépasse guère l’Arria Marcella de Gauthier, pré-texte probable de ce roman), devient une utopie de sagesse, fondée par Marcel Brion dans les sables, comme ses prédécesseurs les projetaient dans des archipels et des nuages. Utopie humaniste d’une société où les relations entre les êtres seraient fondées sur des valeurs essentielles, éternelles, et non marchandes : amitié, fraternité, hospitalité, amour, jouissance commune de la beauté et du bonheur… Le rêve d’une humanité vivant dans le partage, humanité belle sous le mystère des cieux, en quête éternelle de son sens.

« Car nous n’avons qu’une seule âme, comme il n’y a qu’un seul foyer dans l’immense étoile aux mille rayons ».

C’est l’acquiescement qui règne chez ce peuple heureux : acquiescement aux affinités entre les êtres, et entre les êtres et les choses ; acquiescement aux événements ; acquiescement à la mort, à la beauté des flèches qui vous tuent… L’on sait que la beauté est éternelle, et tant que la vie dure on se tient au plus près de la source où elle vibre pure : la poésie.

« Pour ces hommes, il n’y avait pas de frontière nette entre l’objet et le songe. Tous deux s’interpénétraient et se pénétraient réciproquement. Chez le Persan, aussi, je retrouvais cette manière de rassembler l’arrière-plan de la veille et les prolongements indistincts des songes. »

Le conteur est le pivot de cette société, et il n’est pas encore déchu au rang de raconteur ; par le pouvoir de son verbe il participe encore à la création et à la sustentation orphiques du monde :

« Le langage n’était pas pour lui un simple moyen de communication, mais un instrument même de la création. S’il n’avait pas été au dessus de ces enchantements puérils, je crois qu’il nous aurait fait la surprise de voir éclore entre ses mains les plantes dont il prononçait le nom. S’il avait dit « éléphants », il y aurait eu des éléphants dans la salle où nous nous tenions… »

Mystère tout simplement vécu, pour les participants à l’utopie, de l’abolition de la douloureuse coupure entre être et langage : un état magique dont maint poète fit son miel et sa nostalgie, parfois son désespoir. Toute personne qui a maille à partir avec le langage, peut-être, connaît ce regret. Une fois la coupure effacée, les habitants de la ville peuvent se mêler en douceur à la trame de l’univers, sans s’embarrasser d’aucune intériorité, et n’être plus que les personnages souriants de la tapisserie du monde. Le retour fréquent, dans le roman, du motif du tapis, dans les illustrations duquel on se perd, devient la mise en abîme de la sagesse réalisée dans la ville des sables.

L’Histoire continue à exister, pourtant, et viendra mettre fin à la vie rêvée d’une manière qu’il est inutile de raconter. Non plus qu’il est utile de s’attarder sur le style daté, l’écriture un peu désuète, qui hésite parfois entre orfèvrerie et affèterie, ni les quelques longueurs… Défauts qui n’annulent pas l’originalité de cette double utopie de sagesse et de poésie, et la sympathie mélancolique mais puissante qu’elle ne peut manquer d’éveiller, en notre temps où l’homme se vend lui même par quartiers, en gros ou au détail, et où l’ensevelissement et la disparition de la poésie sous les sables intellectuels de l’insensibilité conduit à un assèchement et un aplatissement sans précédent du style français.

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