Archives de Tag: fin du monde

Fiacre

Bela Tarr, Le Cheval de TurinLe cheval est fourbu, et la route est longue. Quelle étrange diligence ! Le cocher semble avoir perdu le sens, et c’est le cheval qui reconnaît — avec un peu de chance — les étapes de son trajet. C’est très erratique. Parfois la voiture s’arrête presque précisément là où on l’attendait ; et parfois elle ne se soucie plus de marquer l’étape  — une grappe de chapeaux , à l’auberge où elle avait coutume, voit s’éloigner sur les chemins meshaignes le cul  brinquebalant de son espoir. Parfois encore, saisie dans un mouvement immobile, la diligence stagne durant des heures dans la campagne bruineuse, entre deux fondrières et un boqueteau délavé ; l’homme et la bête présentent alors le même oeil hébété et vitreux, qui ne reflète que le paysage indifférent. (Une campagne bête comme un décor de théâtre : trois champs accrochés à un ciel détrempé.)
Si l’on s’avise de lui demander la cause de ce comportement singulier, le cocher vous regarde du point de vue de Sirius, et se lance dans une dénonciation confuse de l’éloignement croissant des choses, de distances devenues proprement ahurissantes, entre des points qu’on reliait autrefois à la volée sans avoir le temps de dire ouf, et de l’espace, oui monsieur de l’espace même, qui s’étire, qui s’étire sans cesse, au point que les gens seront bientôt tous isolés, sans que jamais plus on ait la joie de dire bonjour au voisin, le voisin qui dans notre enfance occupait l’autre côté de la route, et qu’il suffisait presque, oui, chose complètement incroyable, qu’il suffisait presque de tendre le bras pour toucher, si on le voulait, et pour sentir sous l’étoffe de la manche son bras de chair et d’os, au voisin, et pareil qu’on pouvait caresser la joue d’un nourrisson qu’on vous montrait, de la demeure d’à côté, oui ces choses là arrivaient tout le temps, on se montrait les nourrissons, on se touchait le bras ou l’épaule, la main, avant que les distances ne deviennent si monstrueuses, avant que les villages, les hameaux, et dans les hameaux les maisons, dans les maisons leurs différents recoins, ne fussent séparés par des éloignements effroyables, au point, Monsieur, qu’on peut se demander si chacun n’en viendra pas à vivre tout seul… C’est jusqu’au ciel qui se vide, on le voit bien la nuit, qu’il y a plus de noir entre les loupiotes tremblotantes, et qu’elles sont plus pâles, plus lointaines, on ne reconnaît pas les constellations tellement elles se sont distendues, à toute vitesse, et c’est presque pire chaque nuit, même la lune… Et les mots, Monsieur ! N’avez-vous pas remarqué comme les mots se raréfient, asphyxiés par tant d’espace ? C’est à croire qu’ils sont tombés en grand nombre dans le vide, engloutis dans les fissures ouvertes entre les choses… On n’utilise plus que très peu de mots. On sent bien parfois des bourgeonnements, des envies, des pusillanimités de la phrase, mais tout retombe: on n’a plus besoin de tant de mots quand les distances sont devenues si grandes. Ils doivent être gisant dans quelque bas-fossé, exténués, les mots, tombés comme des oiseaux morts. On se cherche, là où qu’ils étaient, en vain. Pour le reste on croit remuer ciel et terre, mais c’est avec une langue carrée — alors à quoi bon.
Et puis il fait si froid. Si froid, de plus en plus froid, sur ces chemins. Pour tout vous dire, Monsieur, c’est comme si là aussi, à l’intérieur, sous la poitrine, l’espace noir et glacé s’était aussi insinué. Oui comme si les espaces froids du ciel s’encadraient désormais à l’intérieur de nous ; vous ne sentez pas cette béance, Monsieur ? Si ça continue on finira tous écartelés entre les quatre points cardinaux… À moins que — vous croyez qu’on se rapproche d’autre chose ?

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Les grandes peurs, les tornades, les tempêtes qui nous traversent

Les grandes peurs, les tornades, les tempêtes qui nous traversent

Plaies
(Tes villes, répandues en poussière, et qui n’ont jamais existé : corail de verre dedans le ciel, et derrière chaque fenêtre éteinte, l’animalcule emmaçonné)
d’Égypte.

Derrière mes paupières, un champ lève. À l’horizon, le nuage noir de la prescience,
infuse : volutes, amas, lobes, vortex, cortex

Je ne serai pourtant pas le héros, au bras calme portant,
aux goufffres de mémoire, le sacré coeur de paix
ni le Saint Jean-Baptiste
Je n’ai pas vu la Vérité
Ses voiles !
C’est dans le noir que nous nous sommes baisés ! Qu’on ne m’accuse
de lâcheté : la vérité ne se voulait pas voir

D’où, d’où, se tenir ?

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Festival International du Film de Toronto : LE CHEVAL DE TURIN, de Bela Tarr : anxiété du monde ? Ou seulement de l’occident ?

Un vieil homme, sa fille, dans un univers noir et blanc battu de vent ; une musique obsédante sous-tend le vent. Le vieil homme — sans doute un cocher, on est dans un XIXème siècle intemporel —, un bras paralysé, pendant, ramène à la maison la double carne de son corps et de sa jument. La jument ne ressortira plus de l’écurie, ni le spectateur de la ferme de pierres brutes croulantes qui sert à ces trois âmes de coquille où s’enroule la répétition quotidienne de leurs gestes. La photo est superbe, et pourtant tout ce début procure un étrange sentiment d’artificialité : le vent est faux, son bruit est faux (à cause de la musique distante), et surtout des inconsistances démentent tous les gestes de la routine des personnages : la nourriture rare sur laquelle on se jette affamés est jetée, l’eau que l’on ramène à grand peine du puits en luttant contre les bourrasques est versée à terre après qu’on s’y est lavé les mains, le vieillard cacochyme dort sous une minuscule couverture qui ne le protège pas du froid, on intime à la jument d’avancer tout en tirant sur les rènes… Rien ne va plus nulle part, le sens — qui serait de survivre — n’est qu’apparent tant l’achèvement des actions mine leur intention. Je ne puis en dire plus, et je ne raconte ce début que pour appeler le spectateur à persister : cette artificialité montrera sa logique lorsque le paradigme du film basculera d’un vérisme misérabiliste, à un merveilleux insidieux à la Bergman (Le Septième Sceau)…

À ce stade, ce n’est sans doute plus faire une grande révélation que d’écrire qu’il s’agit d’un nouveau film de fin du monde, après ceux qui avaient déjà donné le ton de Cannes. (Un film illocutoire, puisque Bela Tarr, présent lors de la projection au TIFF, annonça qu’il s’agirait de sa dernière oeuvre.)

Une fois l’émotion dissipée (et aussi la fatigue, parce qu’il était une heure du mat’ et qu’en ce qui nous concernait on était debout depuis 6H du matin précédent), je me suis interrogé sur le caractère de révélateur de ces fims : quelle anxiété règne dans sur nos consciences ! Sans doute ces oeuvres reflètent-elles l’accumulation des crises qui pèsent sur nous : crises économiques, financières, politiques, morales, environnementales… La liste est accablante, et les media ne nous en épargnent plus aucun détail : autrefois, on pouvait dormir tranquille, même si le monde s’effondrait alentour : on n’en savait rien, il n’y avait pas cet apparence désormais panoramique du désastre !!!

Sommes-nous donc condamnés ? La fin de l’occident, ou du monde ? S’il vous plaît, vous qui vivez hors du monde occidental, dites-moi si l’on y trouve plus d’optimisme ? Mon sentiment, et sans doute celui du reste de la salle, considérant le silence dans lequel s’est faite la sortie, à 1H du matin, était qu’il n’y avait plus qu’à se flinguer… Mais, nos enfants ?

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