IL EN EST QUI CROIENT SOUFFRIR d’amour… Ô dicibles délices ! Ô maux si-z-idiosyncrazyques ! Ô parce que c’était émoi ! Parce que c’était étroit !
Ils ne veulent pas savoir, les roués naïfs, que les laisses de leurs affres ont été tendues et écrites depuis plus de dix ou vingt ou trente siècles, qu’ils ne font que bégayer des stances tôt prescrites, à la manière des touches couinantes d’une vieille machine à écrire… On lira, pour s’en convaincre, ces — néanmoins — belles descriptions des tourments de l’amour, par Guillaume de Lorris, dans le Roman de la Rose, au XIIIème siècle. Elles ne sont pas sans provoquer quelques échos, au long des corridors des siècles, avec les sonnets d’une Louise Labé… Louise Labé que d’ailleurs Mireille Huchon soupçonne d’être une « créature de papier »… Mais lequel d’entre nous peut en dire autrement ?
Roman de la Rose, Guillaume de Lorris
C’est la bataille, c’est l’ardure, C’est la bataille, le tourment,
C’est li contens qui tous jors dure. C’est le combat qui toujours dure,
Amans n’aura jà ce qu’il quiert L’amant n’aura jamais ce qu’il demande;
Tous jors li faut, jà en pez n’iert; Toujours le manque, jamais la paix,
Jà fin ne prendra ceste guerre Jamais ne prendra fin cette guerre
Tant cum l’en veille la pez querre. Tant qu’il en espèrera la paix.
Quant ce vendra qu’il sera nuis, Et puis quand il sera nuit ,
Lors auras plus de mil anuis: Lors il souffrira plus de mille maux ;
Tu te coucheras en ton lit En vain te coucheras sur ton lit
Où tu auras poi de délit; Où tu auras peu de répit;
Car quant tu cuideras dormir, Car quand tu croiras dormir,
Tu commenceras à fremir, Vite à frémir tu recommenceras,
A tresaillir, à demener, A tressaillir, te démener,
Sor costé t’estovra torner, Sur un côté te retourner,
Une heure envers, autre eure adens, Une heure pile, une autre face,
Cum fait hons qui a mal as dens. Comme un homme que dent tracasse.
Lors te vendra en remembrance Alors viendra dans ton souvenir
Et la façon et la semblance Et la manière, et l’apparence
A cui nule ne s’apareille. Qui n’a jamais eu sa pareille,
Si te dirai fiere merveille: Je vais te dire quelque chose d’incroyable :
Tex fois sera qu’il t’iert avis Tantôt tu croiras embrasser
Que tu tendras cele au cler vis Ta belle amante au clair visage
Entre tes bras tretoute nue, Entre tes bras tretoute nue,
Ausinc cum s’el ert devenue Pensant qu’elle soit devenue
Du tout t’amie et ta compaigne; Pour de bon ta mie et compagne.
Lors feras chatiaus en Espaigne Lors tu bâtiras des châteaux Espagne,
Dans ce songe doux et plaisant. Perdu dans ce songe doux et plaisant,
Et auras joie de noient, Et de rien tu te feras joie,
Tant cum tu iras foloiant En t’en allant folâtrer
En la pensée delitable Dans une pensée délicieuse
Où il n’a fors mençonges et fable; Qui n’est que mensonge et que fable.
Mès poi i porras demorer. Mais tôt s’évanouit ce leurre.
Lors commenceras à plorer, Alors recommenceras à pleurer,
Et diras: Diex! ai-ge songié? Et diras «Dieu, ai-je rêvé ?
Qu’est-ice, où estoie-gié? Où étais-je? Qu’est-ce que j’ai ?
Ceste pensée, dont me vint? D’où donc me vint cette pensée ?
(Les tourments d’amour, en tout cas, il y a belle lurette que les antillais, instruits par une sagesse pratique qui leur vient de la déportation et de la survie dans l’esclavage, en ont fait des gâteaux. De délicieux gâteaux, que de vieilles dames rabougries, qui semblent tombées d’un soleil de madras et de dents gâtées sur les roseaux de cannes à sucre, vous vendent à l’embarcadère de Terre-de-Haut des Saintes… C’est qu’on avait peu d’appétence aux souffrances morales, quand on coupait la canne à coups de fouets sur les épaules ; ils savent, ces sages pâtissiers, que le monde n’est pas de la tarte — mais qu’il est une île, même pas fourrée au coco.)
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