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Le Grand Moi, le Petit Moi, et la faute à Rousseau

Statue équestre de Marc-Aurèle, RomeLes Pensées — le livre d’exercices, d’entraînement spirituel — de l’Empereur Marc-Aurèle, m’a accompagné depuis des années. Alors que je me propose de remettre sine die la suite de cette lecture, faite très lentement et dans le texte original grec, une petite pointe avancée de solitude me laisse percevoir que je vais me trouver coupé d’une voix qui m’était devenue chère — une voix méditative, roborative, exhortative — comme celle d’un ami.
Dans ce sentiment je ne me targue pas d’exclusivité, et je sais n’être que le millième, le millionième peut-être, à éprouver cette intimité de pensée, médiatisée par le texte, avec l’empereur-philosophe mort depuis dix-huit siècles. Mais si d’un côté ce sentiment d’amitié envers un auteur vivant ou mort, et que l’on ne connaîtra que par son empreinte de papier, si ce sentiment donc est d’expérience courante parmi la population des lecteurs, d’un autre côté le vivier d’oeuvres est très restreint, qui permettent une telle rencontre amicale et inoubliable : en plus de Marc-Aurèle, Nietzsche ? Chateaubriand ? Proust ? Ronsard ? La Religieuse Portugaise ? L’Ulrich de Musil ? Le Fabrice de Stendhal ? Sade tel qu’il apparaît dans sa correspondance ? Le Nathanaël de Gide (pour autant que sa forme tant périmée permette encore de placer les Nourritures dans la liste paradigmatique des voix vives éternellement) ?
Chacun complètera cette liste à sa guise, et dans sa culture, mais l’on peut surtout se demander pourquoi un tel succés littéraire, et pourquoi un tel succés affectif, de ces quelques textes ? Alors même que l’auto-fiction, cy-régnant, à la première personne, a produit une masse de témoignages et de poignants cris du coeur et d’effusions lyriques et de confessions indécentes et cyniques, effacés et oubliés aussitôt que publiés ?
C’est que je crois que, quelle que soit l’extension que tout un chacun donnera à cette liste d’amis-livres, d’amis-auteurs, d’amis-personnages, d’amis-textes, un point commun courra d’un bout à l’autre : ces voix sont celles du Grand Moi, de l’ambition spirituelle et intellectuelle, voire de l’ambition narcissique, ou encore de l’ambition poétique, ou encore de l’Amour fou et inconditionné, ou encore de la force — mais dans tous les cas celles du dépassement de soi. Le Grand Moi : un que l’on voudrait bien être, si l’on allait au bout de la sagesse, ou de la folie, ou de l’amour, ou de la politique, ou du courage, ou de la spiritualité… Oui : s’inspirer, prendre exemple et souffle… En comparaison, la modernité s’est exténuée à nous mettre en rapport avec le Petit Moi, le moi souffrant, incohérent, incomplet, vil, méchant, médiocre, mesquin, banal… Nous pissons tous et nous chions tous, après tout — mais quid de la Vertu ?
Je me suis demandé qui fut le premier entrepreneur de cette Petite Voix du Petit Moi… Les précédents antiques existent, et sont au fondement de l’élégie (Properce…), toutefois c’est bien la modernité qui s’est resserée autour d’un moi qui cherche deséspérément à se singulariser, à s’expliquer et se compliquer… Le Rousseau des Confessions vient à l’esprit comme précurseur idéal — s’il faut un coupable, qu’il soit beau ! Il est aussi notable que chez Rousseau, à côté de la petite voix du Petit Moi des confessions, exista la grande voix universelle, exigeante, géante, enthousiasmante, des Discours, des Lettres, auxquelles j’ajouterais celle, méditative et confuse avec la voix de la nature, des Rêveries. Marc-Aurèle nous exhortait à respecter le Dieu Intérieur, le Daimon en nous… sans ignorer, sans doute, la coexistence du petit moi souffrant et bas, avec le Grand Moi, dans la même coquille. Mais les vrais amis, les fidèles, les mémorables, restent ceux qui nous ont redonné des forces, qui nous ont guidé pour relever le gant des défis de vivre, et non ceux qui nous ont accablés du partage de leurs maux et de leurs faiblesses.

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