Point Omega, de Don DeLillo : aller-retours de l’oeil aux immenses horizons du temps et de l’espace

« …l’éternité qui bâille sur les sables »

Saint-John Perse, Anabase

Un jeune homme, à New-York, en face d’une installation vidéo où se diffuse, plan à plan et infiniment ralenti, le film Psychose de Hitchcock ; puis la même personne avec un autre homme, rendu, lui, à l’autre extrêmité de sa vie, dans une villa perdue au milieu du grand reg Arizonien ; les deux hommes contemplant la précipitation, peut-être éternelle, du temps sur les roches pulvérines… Mais le Temps est-il éternel ?

Comme toutes les oeuvres à forte densité symbolique — je songe avant tout aux Falaises de Marbres de Junger, mais aussi aux romantiques allemands, au Désert des Tartares, ou encore chez nous aux livres de Julien Gracq — ce court roman de Don DeLillo, Point Omega, se trouve nodal au centre d’un réseau de significations qu’il serait vain de vouloir épuiser, ou choisir parmi. S’ouvrant sur une expérience de distension du temps, que certains trouveront fascinante, et d’autres, oiseuse ; il répercute cette expérience sur le lecteur attentif au silence qui entoure les lignes. L’arrière plan métaphysique est, au choix, oppressant, ou libérateur (influencé, je le soupçonne, par la pratique de la méditation — à la manière du cinéma de David Lynch —, mais ce n’est qu’une présomption, fondée sur le succés de cette pratique chez les intellectuels américains).

Le Point Oméga est un concept de Pierre Teilhard de Chardin : à l’achèvement de l’évolution humaine, les consciences individuelles, plongées dans une atmosphère d’échanges, de communications et d’interrelations, ne seraient plus isolables et fusionneraient à l’échelle d’une conscience humaine globale, planétaire — prête, selon le théologien français, à la rencontre avec Dieu — mais dans le livre il n’est question de cette dernière apothéose. La référence à Pierre Teilhard de Chardin est tout juste suggérée(*).

Que cette philosophie soit inspirée d’Hegel, j’en ai l’impression, mais laisse à ceux qui sont plus compétents que moi le soin d’y réflechir.

Loin d’avoir souscrit à cette synousie universelle (le néologisme s’impose faute de synonyme au Point Omega), le vieil homme amer qui se réfugie dans le temps, infiniment long, des époques géologiques, et des grandes extinctions animales dont attestent les fossiles qui parsèment le désert, a été l’un de ces intellectuels conservateurs à qui furent dévolus la tâche, par Georges W.Bush et ses sbires, de créer les mots et l’habillage conceptuel qui feraient accepter les guerres nouvelles.  Il ne faut pas trop s’illusionner sur d’éventuels regrets, et son amertume tient plus au fait d’avoir été plongé, pendant des années à New-York, dans un brouillard de discours de conférences et de réunions — « News and Traffic », l’appelle-t-il — qui le coupa de la réalité tangible de la vie : cette conscience pure du temps et de l’espace où flotte sa retraite au désert. Le jeune homme qui l’a rejoint en sa villa pour réaliser un documentaire sur les manipulations des années Bush s’y laissera envoûter, au long de semaines qui passent avec l’imperceptibilité du temps dans une tradition littéraire qui remonte au Désert des Tartares de Buzzatti ou à La Montagne Magique de Thomas Mann.

Heureusement, Don DeLillo ne concluera pas, le tisonnage poétique de notre réalité ne deviendra pas une métaphysique, et l’Évènement surgira au sein de l’Être : une femme, comme il se doit, fille du plus vieil homme, ramènera par sa présence, pourtant discrète, L’ÉCHELLE HUMAINE, porteuse de ses désirs de ses incertitudes et de ses sentiments de perte, dans les failles des consciences  qui se voulaient pétrifiées trop vite dans la contemplation des vérités asymptotiques.

Je ne raconterai pas la suite, qui n’a rien d’un vaudeville, mais dirai seulement que le Temps et la conscience furent condamnés trop vite à leurs mystérieuses abolitions dans le Point Oméga.

« …et l’idée pure comme un sel tient ses assises dans le jour. »

Saint-John Perse, Anabase

(*) p.72 de l’édition Scribner, Avenue of the Americas, NYC, 2010. J’en profite pour signaler que l’anglais du livre est très facile à comprendre, même si bien sûr la littérature américaine est bonifiée par une bonne traduction française).

(Un petit post-scriptum : la « critique littéraire » fleurit sur le net… Étrange critique, ignorante et dédaigneuse de tout outil conceptuel, de toute théorie littéraire, de tout ce qui a été dit écrit et pensé avant elle, uniquement subjective et narcissique… Or, un point de vue nouveau (et donc intéressant) sur une oeuvre, c’est une théorie nouvelle de l’oeuvre, peut-être même DES oeuvres : travail savant pour lequel il y a des professionnels, parfois géniaux, qui sont les chercheurs universitaires. Le reste n’est que bavardage subjectif. Le bavardage subjectif ci-dessus n’a donc aucune prétention à se vouloir critique, mais voudrait juste signaler un grand livre et partager les sentiments nés d’une lecture passionnée, et raisonnée.)

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