Coronablog 6 : Waubaushene, morne plaine


Huit heures d’avion sans voisin, presque sans voir personne. Je m’en contentais, mes émotions se décantaient. De toutes façons depuis des jours, depuis bien avant d’avoir réussi à embarquer dans cet avion, j’avais les nerfs à fleur de peau, toute interaction m’aurait été pénible.
Paradoxalement — bien que le confinement enveloppât de sa causalité le mélange isolé d’angoisse, de dépression, de confusion mentale et de tension nerveuse dans lequel je m’étais retrouvé plongé — le rapport avec autrui, que j’aurais dû ardemment souhaiter, était devenu un pharmakon ambigu qui provoquait la maladie lorsqu’il disparaissait, pour l’exacerber lorsqu’il s’offrait à nouveau. Sur l’aile de circonstances énormes qui me déracinaient de mes habitude et de mon quotidien, et dans lesquelles je ne pesais rien, j’étais retourné à une sorte d’état monadique, où autrui était un manque autant qu’un désagrément, une silhouette aporétique tremblante au bout du tunnel du Moi. Cette évolution n’avait rien de fortuit, elle correspondait à une régression vers une manière plus ancienne de moi même: à l’approche de mes vingt ans, je nourrissais la suspicion angoissée que tout, après tout, ne soit qu’illusion; étaient de même congédiées, avec le monde, les apparences peu convaincantes de mes semblables; l’attraction logique du solipsisme me faisait anticiper une solitude irrémédiable.
Parfois j’espérais me réveiller dans le vrai monde. Une série d’expériences extatiques probablement de mauvais aloi scandèrent ces fantasmes en me transportant dans des états où, hors du temps, en surplomb de l’être, tout mystère résolu et apaisé dans une contemplation omnisciente, je trouvais une paix supérieure, à quoi rien ne pouvait se comparer. Ces extases ne se renouvelèrent que deux à trois fois (je ne m’en souviens plus exactement), mais durant une année et demi elles eurent pour effet de marquer du sceau de la nullité et de la déception le reste de la vie. Durant ma Maths-Sup, le prof de Français utilisa un jour le mot « solipsisme », et posa la question apparemment saugrenue « est-ce que quelqu’un est solipsiste parmi vous? » Il nous méprisait presque ouvertement, nous scientifiques obtus, et je crois qu’il souhaitait surtout nous humilier en nous posant une question que nous n’avions pas le vocabulaire pour comprendre. J’avais levé la main, je connaissais le terme correspondant au vertige rationnel difficilement réfutable qui m’affligeait ; le prof eut l’air étonné puis me dit, gravement « eh bien je vous plains ».
(Il y a peut-être un lien, qu’il faudrait explorer, entre le solipsisme et l’étude qui occupait à l’époque la majeure partie de mon temps et de ma pensée, celle des mathématiques: recherche de certitudes hors de la matière, projection dans un autre monde architecturé par des structures abstraites, celles-ci également enchaînées et conditionnées par des séries de proposition et d’équivalences… Une apparence de circularité parfaite dont on sait depuis Gödel qu’elle est vouée à l’échec mais qui néanmoins se développe comme une alternative crédible face à toutes les incertitudes et fragilités de la chair…)
Ecrivant ce blog afin d’explorer et partager le constat que l’évènement (la pandémie, les confinements) par son choc révèlent les lignes directrices des personnalités, les histoires persistantes empreignant le présent, les continuités narratives de longue haleine sous le brouillard verbal – comme une veine de minerai, après avoir été exhumée et dépoussiérée, soudain sinue étincelante au grand jour d’un terrain informe – je me rends compte que ma difficulté à me concevoir hors du présent est sans doute fruit de ce doute de jeunesse (mon doute, « amas de nuit ancienne »…) devant la véracité du monde: à tout moment l’afflux de mes sensations est bien présent, mais que reste-t-il du monde qu’il est censé révéler, lorsque son prestige s’effondre dans le temps ? et avec lui toutes les structures pérennes du moi ? Il en reste des aboutissements narratifs, des histoires qui ne peuvent être réécrites, des mondes futurs restés possibles et d’autres devenus impossibles…
Ce doute de l’existence d’autrui et même de la réalité extérieure s’était dissipé vers la trentaine, comme je m’en rendis compte un jour en Guadeloupe lorsque, retournant chez moi en voiture après une séance d’analyse, dans un virage la réalité me sauta aux yeux. Rien n’avait changé, mais j’avais trouvé la foi. La foi en un réel extérieur. Il s’agit bien d’une foi, compte-tenu de l’impossibilité logique d’établir l’existence d’une réalité extérieure stable. J’étais devenu croyant ; croyant de pas grand chose peut-être au regard des minutieuses certitudes des croyants religieux : je m’étais finalement mis à croire au réel. (Croyance qui est peut-être une nécessité, sinon logique, en tout cas pratique, pour continuer à vivre sans sombrer dans la folie). Pourtant, avec le confinement, cette foi s’était effritée, la vieille fissure solipsiste s’était rouverte en moi. Et avec elle une immense fatigue à devoir composer avec la présence spectrale et souvent contondante d’autrui. J’ai aimé l’avion vide. J’ai aimé la quarantaine dans mon petit chalet de location, à l’embouchure de la rivière Coldwater.
(Pour les initiés à la Guadeloupe, le virage où j’ai trouvé la foi dans le réel était le virage des poulets dans le bourg de Vieux-Habitants… Le fumet de ces poulets et de leur sauce chien, qui imprégnait l’intérieur de la voiture même lorsqu’on avait essayé de ne ralentir que juste assez pour prendre le virage serré sans finir en tonneau dans les poulets, laissait peu de place au doute existentiel !)
Pprès les premières heures dans l’avion, et le film, je retrouve une sorte de paix. Plusieurs fois, transporté immobile dans la nuit, je pleure, ni de bonheur ni de malheur, mais parce que je vais enfin vers un horizon de sens. Comme j’avais accumulé beaucoup de retard dans mon travail, je m’emploie durant le vol à commencer d’écoper cette eau d’une barque professionnelle prête de sombrer. La pression du travail, transféré en ligne, n’avait en effet jamais cessé, alors même que le monde autour de nous ne résonnait que de peur et de drames, et que les barrières relevées aux frontières nous séparaient les amis, les parents, les enfants, sine die. Il y avait un abîme entre d’une part les ébranlements venus d’un monde en recomposition sur d’autres règles, d’autres modes de vie, et d’autre part une exigence de business as usual. J’essayais d’assurer chaque heure de mes services, mais quel soulagement lorsque le médecin m’avait dit « voyons! si vous n’en pouvez plus, nous vous ferons un arrêt maladie ! »
(Impératif de rester humain, envers soi et envers les autres, invisibles, dans la solitude. Durant les semaines suivantes quel que fut mon manque de temps, je m’accordais et de prendre des nouvelles de mes parents et amis, et de lire de la poésie au début de chaque journée. J’avais une anthologie de la poésie en langue anglaise. C’est ainsi que j’ai découvert Beowulf, et que j’ai pu admirer, flagrantes dans leur expression, les racines nordiques et germaniques aux sources de la littérature anglaise.)
Les heures apaisantes du voyage, bercées par le ronronnement du moteur, s’étant trop vite écoulées, j’ai aperçu enfin par le hublot le profil peu amène de Toronto, du côté qu’il se découvre à l’approche de l’aéroport: entrepôts, étagements d’échangeurs routiers, installations aéroportuaires sans forme, lotissements et terrains vagues, quelques grappes isolées d’immeubles récents ou en construction (le skyline vu des îles, sur le lac, a bien plus d’allure). En mars l’hiver au Canada est à peine finissant, il faisait froid, on voyait encore, sous un ciel bas et sombre, les plaques de neige urbaine sale qui n’avaient pas fondu.
Toujours en partie en proie à la sorte de court-circuit cérébral qui depuis des jours et des semaines m’empêchait de me concentrer, je n’avais pu travailler que peu efficacement, or dès le soir, la nuit en fait, à 2H du matin précisément, du fait du décalage horaire, je devais être installé et prêt à reprendre le travail en ligne, dans un endroit encore inconnu au bord du lac Huron, après trois dernières heures de route portant la durée totale du voyage à 16 ou 17H. Nous atterrîmes, j’étais arrivé, il fallait d’abord se concentrer sur les étapes prochaines, l’une après l’autre : méthode cartésienne mais aussi effort de concentration nécessaire pour que ma confusion des dernières semaines ne me fasse pas commettre d’erreur ou d’oubli: il restait plusieurs étapes organisationnelles à surmonter, d’où le besoin de n’avoir à l’esprit que la difficulté la plus immédiate, et de ne pas commettre de faux pas. (L’Ontario venait d’annoncer de nouvelles restrictions aux frontières et de fortes sanctions — jusqu’à 1 millions de dollars et 3 ans de prison – à l’encontre de qui ne respecterait pas sa quarantaine obligatoire.) La première de ces étapes était, évidemment, d’être admis dans le pays !
Au contrôle des passeports je reconnais la même jeune femme indienne qui m’avait mis dans la mauvaise file, lors de ma dernière venue dans le pays, quelques semaines plus tôt (semaines brèves mais durant lesquelles il semblait qu’un monde nouveau avait remplacé l’ancien). Cette fois, à mon arrivée, la salle est presque vide. J’attends derrière un homme qui a l’apparence d’un gentleman intellectuel quelque peu usé et me rappelle un ami de Toronto. Lorsque vient mon tour un jeune policier me pose quelques questions, dont certaines ont un air d’intimité et presque de curiosité bienveillante, mais font peut-être, qui sait? partie d’un arsenal destiné à discrètement tester la bonne foi des arrivants : comment avais-je rencontré mon épouse canadienne, quelles sont nos activités respectives de part et d’autre de l’Atlantique… Il me rend mon passeport, « bienvenue au Canada », me dit-il, avec un accent qui réveille les souvenirs des trappeurs français partis du Québec, qui les premiers explorèrent les grand lacs et y laissèrent des toponymes de vieille langue françoise – Detroit, Duluth, Des Moines, le Grand Portage – et souvent leurs os… En entendant cet accent je me souviens aussi de dîners au pub à Ottawa avec ma femme et mon fils, devant des rangées d’écrans retransmettant le hockey, tandis que nos voisins de comptoir – sans doute un prof et son étudiant de thèse – sont absorbés dans leur conversation en Français, au sujet d’une période obscure de l’empire romain… Au milieu de ma rêverie, de mes retrouvailles mentales avec le bilinguisme du Canada, on m’oriente vers une autre salle, un autre circuit nouvellement organisé, propre aux voyageurs arrivant des pays à risque, comme moi. Je me retrouve devant un comptoir et un autre jeune homme, muni d’un uniforme différent, lequel rappelle celui des rangers américains qui vous informent à l’entrée des grands parcs naturels… Je dois cette fois montrer plus de document, expliquer comment j’ai planifié ma quarantaine; le ranger semble soucieux de ce que je ne m’approche pas trop de lui pour parler, malgré mon masque et le panneau de plexiglas qui nous sépare. Enfin voilà que tout est en règle, il me fournit quelques information point trop stressantes sur les modalités de la quarantaine, et je suis autorisé à rejoindre le circuit normal, de toutes façons presque désert, des voyageurs entrant dans le pays. Je retrouve ma valise et je sors dans le hall d’arrivée désert, tout est fermé ici aussi: cafés, magasins… Personne n’attend personne, les quelques voyageurs sortis en même temps que moi se dispersent, je m’assois sous la nef de métal où résonne le silence, sur le premier siège que je trouve devant les portes d’arrivée – tous les sièges sont libres – pour contacter ma belle-famille indienne, savoir où en sont les choses, préciser la suite des opérations. Je n’arrive pas à les joindre tout de suite, j’attends dans la solitude. De rares employés en uniforme passent. Puis un étonnant duo de deux femmes orientales démasquées, très grandes, à l’élégance et au port de reine-mages, qui juchées sur de très hauts talons s’éloignent vers le mystère de leurs vies… Plusieurs couches d’irréalité se conjuguent et interfèrent : la situation générale, cette vision incongrue, le tremblement habituel des sensations dû au décalage horaire, la fatigue qui rend plus poreuse la séparation entre monde intérieur et monde extérieur… Je parviens à joindre la famille, l’émotion m’étreint en les entendant, ils sont si proches maintenant, cependant je ne pourrai pas les voir ce jour, et surtout pas embrasser mon fils, nous ne voulons prendre aucun risque, ni sanitaire, ni légal, et même les voisins du quartier pourraient s’inquiéter de ma présence si elle durait, tant la peur règne dans la ville, me dit-on…
Une file de taxi est à l’attente au long du trottoir noir et glacé… La cordialité initiale du chauffeur pakistanais ou bangladeshi se refroidit lorsque je lui dis d’où je viens; les yeux subitement assombris par l’inquiétude il se hâte de remonter le masque replié sous son menton. Derrière moi aucun autre autre client pour la file de voitures noires aux formes massives et arrondies. Nous partons pour la maison où vit mon fils, dans la « Junction », c’est proche. Quelques minutes plus tard, du porche de la maison je vois mon garçon au chaud derrière les bow-windows du salon; il me montre un jouet qu’il doit tout juste avoir reçu. Excité il sort brièvement sur le porche, en chaussettes sur le sol de bois, mais sa mère lui explique qu’il ne peut pas m’approcher aujourd’hui, il retourne donc jouer avec l’insouciance et la versatilité de l’enfance. Je charge dans le taxi des cartons de provisions pour deux semaines. Deux semaines tout seul, sans voiture, à trois heures de route de la ville. Ce qui m’attend est encore inconnu, et je n’ai aucun point de repli en cas de problème avec l’endroit que j’ai loué.
Nous reprenons la route. Banlieues, puis des plaines agricoles mitées de zones commerciales, puis des forêts de pins, paysage morne, neige fondue, il a plu. Je ne me souviens plus de ces heures, j’ai dû m’endormir dans le taxi. Nous nous sommes arrêtés pour acheter de l’eau, puisque le propriétaire du chalet que j’ai loué m’avait annoncé tardivement qu’elle n’y était pas potable.
Enfin nous arrivons, après avoir erré un peu, le GPS n’ayant pas dans ses données le chemin d’entrée à la Viking Marina de Waubaushene. Il a cessé de pleuvoir mais tout est boueux. Nous longeons une rivière envahie de roseaux, puis un bras du lac. Je suis déçu: il y a des maisons un peu partout, j’espérais la vraie nature. Les maisons sont vides, il y a des bateaux remisés dans les hangars en bois, et aussi pas mal de junk sur les frontyards. Le lac semble gonflé par les pluies et des débordements marécageux mangent le côté de la route ; depuis le début la lugubre monotonie des essuies-glaces accompagne le défilement des paysages. Finalement nous arrivons à ce qui sera mon refuge solitaire pour les deux mois à venir: une petite maison blanche défraîchie, en bois couvert de peinture écaillée, au milieu d’une mer de boue, qui s’interrompt plus ou moins à la route de terre cabossée et ornée de flaques, pour reprendre du côté du lac aux berges indécises et marécageuses. Au moment où finalement nous arrivions le propriétaire du chalet, un jeune homme à la tête coiffée d’un bonnet de noël, s’apprêtait à remonter dans son énorme truck rouge aux roues massives s’étaient enfoncées dans la boue, après avoir laissé la clé de la maisonnette dans une boîte à code. Le garçon se montre chaleureux, nous échangeons quelques informations de loin. Me voyant si urbain et si européen il s’excuse à l’avance de ce que le logement ne soit qu’un « cabin », et qu’en cette saison il soit habituel que le terrain soit un champ de boue, mais je le rassure: j’ai vécu durant des années dans des chalets dans la forêt, aux USA et aux Antilles, et je savais qu’au Canada ce serait la « cold mud season », j’ai amené mes bottes LLBean (judicieux achat de mes années dans le Maine).
Bon, je ne le reverrai plus mais nous parlerons au téléphone ou par courriel en cas de problème, et sinon je peux m’adresser à l’un des seuls voisins présents dans la « marina », un retraité Anglais qui y vit à l’année. Le truck s’éloigne dans un bruit de bulldozer en faisant gicler la boue. Sous la pluie fine et constante, le chauffeur de taxi et moi nous déchargeons les provisions ; je lui donne un pourboire de 50$ en plus des 300$ convenus, il me souhaite bonne chance. J’entre, je découvre que le logement est plus sommaire qu’il n’y paraissait sur les photos, on se sent plus dans un « trailer » que dans un « cabin ». L’eau du robinet dégage une forte odeur de souffre, comme souvent dans ces chalets du nord dont l’eau est pompée directement du sous-sol par un puits indépendant. Deux chambres dont l’une sans fenêtre, une porte arrière qui n’a pas l’air de fermer. Une galerie couverte, malheureusement non chauffée, ouvre devant le lac une rangée de fenêtre. Un faux poêle à bois à flamme électrique. Damn’ ! pas de machine à laver. En revanche sur le site internet, le propriétaire annonce qu’une section de la Georgian Trail passe juste derrière la maison, et que des canoës sont à disposition dans le jardin. Je sors sur la véranda pour étudier la situation et considérer le paysage, mais avec la pluie et la boue, et la nuit qui tombe, le lac ne présente qu’une allure sinistre. Surtout il est déjà 20H, il faut que je m’installe, que je me nourrisse, car à 2H du matin je reprends le travail. Je mets au réfrigérateur ce qui doit l’être, je prends une douche dans une cabine en plastique (je soupçonne que la maison n’était qu’un ancien abri de pêche, agrandi et aménagé à l’économie), je mange un délicieux repas indien qu’il me suffit de réchauffer, je trouve un drap et je le jette sur le lit de la première chambre. Il n’y a pas un bruit, pas une lumière, je m’endors immédiatement, vaguement conscient de la présence liquide de l’immense voisin lacustre.

Premier abord peu engageant.

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