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Sous l’océan de mémoires (retour en Guadeloupe)

Aire de vie

Durant l’attente des bagages, ce geste redevenant automatique, dix ou douze ans plus tard, de relever la tête vers les baies vitrées de l’étage supérieur, pour voir qui t’accueillera, et tu réalises que ce même corps, ton corps, a été cinquante fois peut-être dans ce même aéroport, avec à côté de la tienne la tête blonde et les yeux verts de S.

Inattendues, ce sont d’abord des saveurs qui te reviennent. Dans l’avion le jus de goyave sur le plateau des rafraîchissements, et la bouteille de rhum Damoiseau, qui passe sur le chariot à la hauteur de ta tête, s’impose venue d’un lieu improbable, du passé, avec l’évidence d’une bouteille jetée à la mer pour témoigner d’un temps antérieur. Et sur la route de Saint-François ce sont les arbres du bord de la route, mais chaque arbre est aussi une saveur : un papayer, un arbre à pain, des cocotiers, des arbres-du-voyageur… Le bois-côtelette pour faire les haies (n’a pas de goût)… Les mots pleuvent en pétales dans ton esprit depuis tu ne sais quel ciel de la mémoire… Dans l’embouteillage tu achètes un assortiment de crêpes de manioc — goyave, chocolat, coco — délicieuses… tu découvres que tu peux expliquer à ta famille ce qu’est la farine de manioc, et les platines, et que tu comprends le créole du vendeur… Les lieux indiqués sur les panneaux : qu’es-tu jamais allé faire à Bellevue ? Et sur la route des grands fonds ? Pourtant tu te souviens d’une maison… Et où avait-on loué le studio pour la danse ? Il y avait aussi un homme, quelque part, qui avait parfumé un rhum en y plongeant une langouste vivante…. Et le panneau d’Honoré le Roi de la Langouste n’a pas changé… Tu as mangé de l’espadon grillé dans ce restaurant de l’Anse Bertrand… Les étrangers vus au travers des vitres mouillées par la pluie ne te sont pas étrangers, pour un peu tu pourrais deviner ce qu’est en train de penser cette femme qui attend le bus sous un parapluie…

Tu prends de l’essence en maillot de bains à la station service. Au dîner il y a des boudins de lambi, et tu te rappelles que tes deux plats préférés étaient la fricassée de lambi et le chatou (aussi apppelé zourite ? ou zourite était-il le nom utilisé à La Réunion ?)…

Au matin les longues piques de soleil qui hachent géométriquement la terrasse, les gazouillis des enfants et des oiseaux autour de la piscine — les oiseaux-sucriers entrent dans la cuisine et tentent de picorer l’ananas — les grands auvents d’ombre sous lesquels on se réfugie…

Ton premier désir est de renouer avec l’océan. Il te faut marcher dans la forêt, dont tu retrouves les clairières vides et les trésors dérisoires ou mystérieux — maison abandonnée, une ruine marine, une barque saintoise tirée au sec sur des filets de pêche en lambeaux, un gilet de sauvetage — et le disparate des végétations grasses et sèches, parfois rases parfois hautes et denses et ne laissant qu’à peine pénétrer la lumière au fond du chemin ; les sensitives sont toujours là qui referment leurs touffes lorsqu’on les effleure.

Un homme très noir longiligne et beau se baigne nu avec sa famille — compagne aux seins nus attentive aux ablutions d’un petit garçon. Tu plonges avec étonnamment de facilité sous la coupe de la mer. Pas plus d’une dizaine de mètres cependant, tu te méfies de cette euphorie. Mais la mer t’accueille de l’intensité de ses ondes, de tous ses signes puissants. Tu te vides de ton air et tu t’assois sur le fonds sous-marin, tu pourrais y demeurer il te semble. Tu nages à l’envers, suivant des yeux le miroitement infini de la surface, le monde supérieur — celui qui t’a donné naissance — diffracté dans la captivité des myriades d’yeux de l’océan. Ton dos brosse gentiment le sable alors que tu nages à l’envers. Tu te retrouves dans une nasse de rochers coupants qui montent en stalagmites dentelées jusqu’à la surface qu’ils transgressent en écueils, tu dois retrouver ton chemin sous l’eau dans un labyrinthe baroque de roches déchiquetées en formes menaçantes et fragiles. Il faut avoir vécu, ici ou ailleurs, la puissante étrangeté du monde naturel, pour recevoir l’effroi de récits d’aventures tels que celles d’Arthur Gordon Pym. Et Saint John Perse t’a donné les clefs esthétiques de ce monde sublime, qu’il n’a probablement jamais contemplé.

Des cathédrales de lumière coalescent dans l’eau, formées de la seule infusion torrentielle de la lumière solaire.

Au retour la forêt s’assombrit progressivement, de petits animaux portent leur coquille au travers du sentier : comment avais-tu pu oublier ce monde autre, ce monde de bêtes et de plantes, dont tu es part ?

(De même sur ton toit au Maroc l’extraordinaire grondement, le tremblement orgiaque de la lumière solaire — poses son doigt sur le pouls de la nature et tu communieras avec des puissances éternelle ; brûlent, les scories de tes existences)

À Sainte-Anne, dans tous les dégradés du bleu et de l’écume, l’impression de nager sur la palette d’un peintre fou.

Les oiseaux sucriers sont entrés dans le salon.

La nuit ponctuée du sifflement des grenouilles et des vols de chauves-souris, la nuit est vivante.

Au soir un palmier, devant un réverbère, anime toute une rue d’un défilé d’immenses ombres contrastées, balayées par le vent.

Je crois que tu aimerais ce pays. Bien qu’on y marche sans soulier.

(Décembre 2016)

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« …rien ne peut mûrir à la réalité, qui n’ait eu ses racines dans le souvenir, rien n’est saisissable à l’homme, qui n’ait été mis en lui dès son début, et sur quoi les visions de sa jeunesse n’aient étendu leur ombre. Car l’âme en est toujours à son début, sa grandeur est toujours celle de son premier éveil, et sa fin même a pour elle la dignité du commencement ; »

Hermann Broch, La Mort de Virgile

Une belle citation d’un romancier empreint de Husserl il me semble (les philosophes sauront le dire mieux que moi)… J’y ai vu comme un commentaire, ou une parabole, de la psychanalyse, et vérifications faites, non seulement Husserl était contemporain de Freud, mais ils eurent un professeur commun, Brentano ! Quelles étaient les références de Freud en philosophie, son arrière-plan cosmologique en quelque sorte ? J’avais lu que Schopenhauer l’avait beaucoup influencé (tout comme moi, Le Monde Comme Volonté… est l’un des plus grands livres que j’aie lus), mais serait-ce le cas aussi de la phénoménologie du temps de Husserl ?

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