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Coronablog 7: la caverne

Je n’ai presqu’aucun souvenir de ma première semaine à Waubaushene. Tout juste des alternances de lueurs brisant à travers les couches épaisses d’un ciel lourd, et d’ombres au contraire appesanties, géantes, sur le paysage immobile du lac, des roseaux et des boues. Car mes journées étaient courtes, et entaillées de périodes de récupération: dans la nuit, du milieu de ma cavité de lumière, je participais en effet, de la besogne qui est la mienne, à l’activité de la fourmilière humaine, sous le seul témoignage de la lune univoque, et réchauffé par les flammes kitsch d’un faux poêle à bois. Au risque de décevoir je dois avouer que je n’ai rien vu durant mes nuits de veille: ni coyote ni cerf, ni ombre errante sur la rive, ni barque mystérieuse flottant sans la troubler sur la surface du lac: juste l’écran sur lequel j’avais les yeux rivés. Réduit que j’étais à ma condition de rouage, maillon conscient de la chaîne humaine, animé par elle et y contribuant, de mon coin du cybermonde, ma propre étincelle de conscience. J’aurais pu, sans doute, prendre quelques jours de repos, justifiés par mon état psychologique et physique, et d’ailleurs proposés par un médecin. Mais je considérais qu’il appartenait à chacun des maillons de s’efforcer, de tenir la tension, autant qu’il le pouvait : si le devoir nous enchaîne, sa chaîne est aussi la chaîne humaine au long de laquelle nous pensons, nous vivons, nous existons. Enfin je croyais que j’apportais, aux jeunes gens à qui je parlais, – et à égalité avec les collègues qui avec moi formaient un cercle de présences et de voix – une rassurante familiarité humaine, qui pouvait les maintenir à flot dans leur isolement. L’inverse était vrai aussi: leur attention et leurs questions apportaient du sens à ce carré de boue où je me trouvais, et atténuaient mon isolement. De certains de ces tout jeunes gens je peux dire maintenant que l’adaptabilité qu’ils ont montrée, la ténacité, le courage, l’ardeur à apprendre dans des circonstances impropices, m’ont parfois ému jusqu’aux larmes.
Travailler la nuit, surtout au milieu d’une région presque vide, annulée par une obscurité totale, est étrange… Les aubes étaient belles, que je voyais se lever au dessus du lac durant mes quelques minutes de pause… Et puis j’allais me coucher, travail de la nuit accompli, au moment où le soleil passait au dessus des toits de l’autre rive (Waubaushene émiette ses quelques maisons devant un bras relativement étroit de la Baie Géorgienne, elle même découpe latérale de l’immense Lac Huron). Au réveil, évidemment tardif, les évènements professionnels de la nuit -travail régulier mais aussi conversations, réunions – présentaient la consistance mémorielle confuse du rêve. Pour asseoir ma pensée troublée, et commencer d’un libre plaisir ma période de vie diurne, je lisais Seamus Heaney, North (livre que m’avait fait connaître le dramaturge et poète canadien Richard Sanger, à qui je dois, en plus de belles lectures, certains des meilleurs souvenirs de ma vie à Toronto). Toutes les époques troublées éprouvent ou redécouvrent la nécessité de la poésie, même en France, où elle est tant ignorée. Le soir, ainsi qu’au cours de mes pauses nocturnes, je retournais à l’énorme epos de Jivago, qui m’emportait dans des forêts de Sibérie, lesquelles je ne pouvais m’empêcher d’imaginer être celles qui commençaient au bout de mon jardin. L’après midi je passais une grosse demi-heure à m’entretenir avec mon fils, sur Skype, de ses préoccupations d’enfant, et à nous réjouir de nos retrouvailles proches. Le reste du temps je travaillais, préparant les cours de la nuit suivante. (Je remercie aussi ici l’amie Bettina, pour m’avoir envoyé un message quotidien de soutien, agrémenté d’une photo de son footing matutinal au bord de l’Isar.)
J’essayais de ne pas me réendormir durant le jour, afin de pouvoir le faire mieux au coucher du soleil. La nuit je faisais une sieste durant les heures de déjeuner de mon méridien de travail, et d’autres plus courtes -10, 20 minutes- durant les petites pauses. Ainsi j’arrivais à totaliser 5 à 7 heures de sommeil fragmenté sur une journée de 24 heures. On ne dort pas ainsi naturellement – en tout cas moi je ne dors pas ainsi naturellement – et j’ai dû donc pour toutes ces semaines, relever mon organisme de ses fonctions de régulateur naturel du sommeil, et administrer rationnellement et chimiquement ma narcolepsie (d’où aussi le brouillard amnésique qui recouvrait, dans la journée, mes activités de la nuit précédente).
Malgré cela peu à peu je retrouvais le calme… Mon organisme, fétu déposé par une fusée de l’autre côté du monde, traversé par les jointures de ce monde et craquant de ses craquements, se recomposait dans la routine, la solitude, le silence et les lectures. Mon rythme cardiaque cessa peu à peu ses chamades. La terrible, exacerbée tension interne -nerveuse ou sanguine je ne sais- qui depuis des jours et des jours me faisait me sentir comme un robot hydraulique près d’éclater sous la pression de ses fluides déréglés, retomba pour laisser place à un épuisement plus naturel. J’achevai la première semaine et j’atteignis les vacances, je sortis de ma cabane pour la première fois, en titubant, la tête sonnante et vide.

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