Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura
ché la diritta via era smarrita.
Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura!

On ne se retrouve pas seul au fond de la souricière: on y parvient accompagné de ce personnage peu sûr et agaçant, auquel on préfère en général ne pas penser: soi-même.
Pour moi la souricière fut le domicile solitaire dont la porte, au soir du confinement, s’est refermée sur moi. Mes conditions n’étaient objectivement pas trop pénibles : frondaisons d’arbres aux fenêtres, chants d’oiseaux, possibilité de sortir s’aérer dans une forêt proche, de courir dans un parc et, en ersatz de vie sociale, des heures quotidiennes de communications professionnelles, obligatoires mais bienvenues.
Pourtant j’ai commencé immédiatement à spiraler vers le bas. J’utilise ce verbe « spiraler » pour figurer ce que je ressentais: une chute, morale, vers un fonds indéterminé de profondeur inconnue, accompagnée de pensées tournoyantes, illinéaires, incohérentes et impossibles à suivre si ce n’est dans leur direction globale qui était d’aller toujours plus vers le bas (le bas conventionnel de la dégradation, mais peut-être existe-t-il des cultures où l’on s’élèverait vers un ciel qui serait celui du malheur et et du désordonné ?), vers la perte de tout horizon et de toute perspective. Après le premier traumatisme de la fermeture brutale des frontières (l’Union Européenne, soixante fois confirmée depuis sa fondation, et en une nuit défaite, déchirée comme une feuille de papier derrière laquelle il n’y avait rien) c’était le vol par lequel je devais retrouver mon fils qui était annulé: les lignes aériennes disparaissaient des écrans, retombaient caduques dans l’oubli de l’océan des données. Les compagnies aériennes, essaims fragiles d’oiseaux de fer frappés en plein vol d’un poing immense, n’allaient-elles pas toutes s’écrouler ? Je ne savais quand je reverrais ma famille, ni si je les reverrais. Les produits les plus élémentaires commençaient à laisser place à de grands trous dans les linéaires des supermarchés, l’impossible devenait possible, y-compris moi-même tomber malade, peut-être gravement malade, sans avoir revu mon petit garçon (comme Le Docteur Jivago, ai-je pensé, et cette idée m’a fait commander le livre dont la lecture passionnante me soutiendra plus tard lors de ma quarantaine dans les bois). La privation des habitudes et des relations humaines laissait ces sombres idées s’installer, sans que la fréquentation quotidienne de la routine et de la banalité puisse remplir son office de contrôle et de rappel au réel. Ma confusion s’aggravait : une fois mes heures de télétravail faites – et correctement faites, je dois dire, car je me retrouvais de la paix dans l’accomplissement des tâches professionnelles qui me replaçaient dans ma fonction de rouage de la machinerie sociale, et me procuraient l’évidence que cette machinerie existait encore, tournait encore – une fois ces heures achevées il m’était impossible de me concentrer. J’oubliais tout, et dix fois par jour je perdais : mes lunettes, mon téléphone, mes vêtements… Je me rendais dans des pièces pour y réaliser que je ne savais plus ce que je venais y chercher… La nuit, des cauchemars… Et sur tout, la résille de l’angoisse s’appesantissant…
Une psychiatre avec qui j’ai parlé plus tard a rapproché cette rapide détérioration de mon état mental, de mes moments passés de dépressions – une première fois lorsque j’avais 20 ans, une autre fois à 30 ans – les anciennes fêlures se réveillant ; le fait que je n’aie même pas pensé à faire ce lien témoigne d’à quel point je vivais dans le présent !
(Là se trouve d’ailleurs l’une des dimensions traumatiques du confinement, peut-être même sa principale : la collision entre des organismes, des organisations, complexes, porteurs de leurs histoires stratifiées, de leurs relations multiples, de leurs objets d’action ou d’étude ou d’intervention, de leurs appétences de leurs dynamismes tendus vers des fins propres (je parle de nous, êtres humains, vivants, mais aussi de nos institutions), leur collision soudaine donc avec une présentification, une pétrification instantanée, presque universelle, de toutes choses : abolition des projets, des travaux, des fréquentations, des retrouvailles, des habitudes… Une immédiateté généralisée et sans espoir qui brise toute évolution et obère tout d’une fois le sens patiemment conféré à nos vies…)
Et puis les échos et les grincements d’un monde en train de s’arrêter sur ses rails emplissaient de plus en plus la double souricière de mon appartement et de ma tête. Qui n’a pas ressenti que tout le confort par lequel nous pouvions nous prémunir contre l’évènement était devenu moralement poreux au surcroit de misère s’abattant sur une planète presque entièrement connectée ? Des décomptes macabres quotidiens, des conflits civils acerbes, des inégalités explosives, des populations pauvres mises en demeure de choisir entre la faim et la maladie… Autant de fléaux promus à la notoriété universelle par les réseaux d’information, autant de malheurs s’immisçant en nous et fracturant de leurs ombres notre psyché… Si les anthropologues et les éthologues ont raison lorsqu’ils croient pouvoir isoler une empathie animale, native, qui nous fait nous mettre spontanément à la place des autres membres de l’espèce et nous fait nous ressentir de leurs vicissitudes, voire nous poussera à leur porter secours au prix éventuel de notre propre conservation, alors l’énorme caisse de résonance des media sollicitait cette faculté d’empathie (qui a quand même l’air très variable selon les individus et les sociétés) à outrance, jusqu’à la saturation. Fermer les écrans, couper l’internet, n’étaient plus des solutions praticables, quand ces écrans étaient aussi les dernières lucarnes ouvertes sur le monde extérieur, et les médiateurs salutaires des derniers liens humains …
Les nouvelles des parents et des amis se faisaient également préoccupantes: qui présentait au virus tous les facteurs de vulnérabilité par l’âge et les maladies passées ; qui plus âgé encore était à l’hôpital en pleine pandémie au chevet de sa conjointe accidentée, dans une île d’où il était devenu impossible de repartir ; qui était chez soi à Paris, contaminée et dans l’expectative de son évolution de santé ; qui également touchée par le virus, bien plus durement, enchaînait les complications adventices ; qui, hospitalisé, ne donnait plus de nouvelles ; qui testé négatif était pourtant en proie à d’horribles quintes de toux ; qui bloqué chez soi en Italie du Nord voyait la situation alentour se développer « comme dans un film d’horreur »…
(les amis qui seraient perdus ne le seraient finalement pas du fait de la maladie)
Et moi, corps interdit de déplacements, je me retrouvais perclus comme un Bernard Lhermite au milieu de sa coquille, agissant et parlant et m’informant au moyen d’extensions électroniques qui en retour me communiquaient une part des maux éprouvés par mes connaissances atteintes par la maladie, et les convulsions d’un monde arrêté dans sa course (course déjà désastreuse avant la pandémie).
La traversée des jours devenait irréelle et nébuleuse, colorée de morbidité, de projections accablantes et d’incertitude. Paradoxalement, une tension permanente me donnait l’impression d’un niveau inhabituel d’énergie – mais accompagné de maux de têtes constants. Une tachycardie tenace, qui ne me laissait de répit que lorsque j’étais absorbé dans mes activités professionnelles en ligne, m’obligeait à de fréquents exercices de respiration et de relaxation pour essayer d’endiguer l’emballement inexorable de mon coeur ; je parvenais à grand peine à écrêter les plus désagréables accélérations.
Si des médecins me lisent ils poseront sans doute les mots justes sur cet ensemble de manifestations, et le diagnostic sans doute évident et banal devant leur être associé.
Comme le Dante du début de la Divine Comédie j’étais, au milieu du chemin de la vie, perdu dans une forêt de sombre effroi; et la forêt intérieure s’hybridait à cette autre forêt de sortilèges dans laquelle nous nous compromettons tous, nous nous livrons, sans savoir si nous ne devenons pas peu à peu ses victimes charmées et consentantes, voire pour finir, les greffons, les excroissances, nourris de sa sève et participant de ses structures, de cette forêt qui nous engloutit. Bien sûr je pense à l’infinie forêt profuse d’internet.
Comme l’animal dans la forêt matérielle qui le nourrit (ou le mange), nous ne retenons, de l’intense afflux des signes, que ceux qui « nous parlent », nous promettent ou nous inquiètent… Mais comme pour l’animal, cette sélection, en soi imparfaite, suppose l’immersion, au moins partielle, dans d’immenses quantités d’informations, de sollicitations…
Comme pour vous, durant le confinement, les heures passées dans le monde reconstitué des écrans se sont multipliées comme les pétales d’une fleur capiteuse dans un milieu propice. Dans la solitude, un flot d’images bleutées glissaient de l’écran de mon ordinateur sur mes rétines. Le plus souvent, j’absorbais distraitement le flux vaguement instructif des images du monde. Mais emmi celui-ci, de tout ce qui circulait à ce moment là, un jour quelque chose m’a particulièrement frappé: un documentaire de Skynews, tourné dans un hôpital lombard en ce premier acte du covid19 en Europe, quand on n’arrivait même pas à croire à ce qu’il se passait: le bouclage total de la plus grande région industrielle d’Italie, l’horreur des hôpitaux débordés, les milliers de morts en quelques dizaines de jours… Le documentaire, tourné dans l’un de ces hôpitaux en première ligne de la crise, et portait sur l’affreuse létalité du virus en Lombardie, et sa mutation pour toucher des gens de plus en plus jeunes… Y étaient montrées les chairs indécentes, flaccides, passives et mûres, des malades en réanimation, échoués sur les lits des soins intensifs, intubés, nourris, insufflés, abandonnés sans réponses à des mains professionnelles, précises, qui les retournaient toutes les 6 heures, comme on retourne une baleine flasque échouée sur un banc de sable… Durant les quelques jours de tournages, disait la voix off, seule une personne était revenue vivante de ce séjour des mort-vivants. C’était terrifiant, et toute la soirée et le jour suivant la fin d’après-midi où j’avais visionné le documentaire, je restais hanté par les scènes vues. Effroi d’un mal mortel se propageant invisible, images dressées lugubres, ataviques, des grandes pestes du Moyen-Âge, de la grippe espagnole… Mais au delà, c’était l’ambivalence de ma propre réaction qui me faisait le plus peur: logée dans l’angoisse de la mort, mêlée à elle comme un subtil distillat de poison, j’éprouvais en effet la secrète mais très profonde envie d’être l’un de ces corps au yeux mi clos, affranchis du souci, et qu’un ballet de masques a délégation de faire vivre, d’alimenter… Enfin ne plus avoir à résister, à s’efforcer… S’en remettre au destin, qui vous retourne toutes les six heures… Et que plus aucune issue ne dépende de votre lutte ou de votre volonté… Appel secret du repos définitif, abandon à la défaite inéluctable – secrète convoitise de la mort…

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