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Coronablog 1: l’annonce, l’enfermement, le Grand Moi et le Petit Moi

Au moment où la vague du confinement m’a rattrapé, j’étais finalement rentré chez moi, dans mon pays, c’est-à-dire dans le pays où je vis. Je travaillais en ligne ce jour-là; informé, il se passerait néanmoins de longues heures avant que j’aie la disponibilité de faire face à l’évènement.
Longues heures au bout desquelles j’ai finalement quitté le réseau numérique professionnel, déposé les écouteurs et le micro, lu tout ce que je pouvais sur internet, et compris comme tout un chacun que nous entrions dans un temps d’exception. Ce devait entrer en vigueur à 23H, ou à minuit, je ne me souviens plus (et à quoi bon une recherche futile) : tout fermerait. Sonné, c’est tout ce que je pouvais comprendre. Attrition soudaine: ma tête était remplie de cendre, mes pensées tournaient en tous sens, avec une idée fixe, obsessionnelle, un moyeu de haute tension au milieu d’une tornade panique de mots et de phrases sans queue ni tête : partir ! sortir ! au plus vite, de cette zone d’enfermement ! gagner le large et puis de là, sans doute, encore plus le large ! En tout cas ne pas rester emmuré! trouver l’air, les grands bois ! les ciels ! Je n’allais pas tenir le coup, seul dans ma maison en pays étranger, il fallait mettre l’essentiel dans une grande valise, le matériel de travail en vrac dans la voiture (ordi moniteurs écouteurs webcam), sélectionner une douzaine de livres, de la poésie bien sûr… Jusqu’où est-ce que je pouvais aller, conduire, avant l’échéance de minuit (si je me souviens bien) ? Mais seul? Un immense sentiment de solitude, exagéré et exorbitant, me poignait alors, dans cette période. Tout seul dans les bois, ou au bord d’une mer nouvelle, ça me paraissait finalement presque aussi terrifiant que seul entre quatre murs (c’est pourtant bien cela qui est advenu, seul avec les bois le ciel et l’eau). J’appelais les quelques amis auxquels je pouvais penser, en ce pays étranger où je me trouve : tout le monde était abasourdi, mais personne ne semblait inquiet autant que moi, c’est-à-dire inquiet au point de m’accompagner au débotté dans ma fuite… En fait, malgré tout ce qu’il s’était déjà passé en Chine, en Italie, les gens croyaient naïvement à l’annonce de deux semaines de confinement, trois semaines au plus… Il était évident qu’il n’en irait pas ainsi, mais je n’ai pas trouvé la force de partir immédiatement, l’évènement avait anéanti mes capacités de décider.
C’est sans doute dans les moments de crise, quand les circonstances nous somment, que nous croyons surprendre, à travers nos décisions et nos réactions les plus instinctives, ce que nous avons en nous, de quel alliage nous sommes faits.* Et ce jour-là j’ai donc pu me jauger : comme incapable et de vision claire et de prompte décision, devant un déroulement rapide d’évènements pressants. (Exit toutes ambitions politiques, directoriales ou militaires, que de toutes façons et fort heureusement, je n’ai jamais nourries !)
Observons nous: il nous en reviendra au moins un confort, celui du sens (et un mystère, celui du non-sens). Je serais vraiment curieux de savoir ce qu’il en a été pour vous; quant à moi, ces premiers jours où la pandémie m’atteignait préfiguraient ce que serait le grand bénéfice secondaire de toute la crise, à savoir une occasion de se ressaisir de soi-même; la crise le milieu où se cristalliseraient sous formes observables et intelligibles nos lignes de forces et de faiblesses, notre histoire personnelle – à la pointe de laquelle nous ne pouvons que nous continuer – et collective – le grand récit trouble où nous ne pouvons que nous inscrire, voire à faux – sine unquam tabula rasa quaecumque…
À moi qui n’ai qu’un sentiment d’identité diffus et toujours à reconquérir (non au nom de la vérité, puisqu’il n’y a aucune vérité dans l’identité, mais en celui de la santé psychique et de l’aptitude à vivre) cette crise a été l’occasion de voir apparaître en plein et de manière flagrante la continuité de mon existence, l’évidence de sa persistance – morceau de cire malléable mais qui reste le même morceau de cire…
Certains esprits qui se trouvent forts, penseront peut-être que je fais un trop grand conte de circonstances où je n’étais guère exposé ; mais qu’ils se souviennent que l’on était alors, en occident, au tout début de la contagion, et que l’on ne savait à quel degré de gravité elle atteindrait, que le pire paraissait à craindre; et si les esprits qui se trouvent forts ne l’ont jamais éprouvée, cette crainte, je ne leur fais pas compliment d’être incapables de dépayser leur point de vue au delà d’eux-mêmes, vers des régions où, pour citer un ami italien qui a perdu l’un de ses proches, « on vivait dans un film d’horreur », ou bien vers des situations où, pour évoquer un ami français qui lira peut-être ces lignes, on pouvait soi-même sortir du coma et d’une horrible détresse physique et morale pour apprendre par surcroit que ses parents les plus proches avaient trouvé la mort et étaient déjà réduits en cendres.
Si justement j’ai possibilité de tirer des leçons et me conforter de ce qui ne m’a pas tué, c’est que je n’ai pas été si écrasé que de ne plus pouvoir penser: car dans les extrémités de l’atteinte ne se présente sans doute plus l’occasion de la connaissance de soi, lorsque la violence des assauts de l’évènement et la profondeur de ses lésions ne laissent la force ni le loisir à la conscience disloquée de se rassembler ni de se reconnaître.
Une autre observation, que je formule maintenant bien qu’elle ne me soit pas venue à l’esprit durant les semaines et mois de confinement, ressort de la comparaison avec d’autres crises majeures de mon existence (il faut bien qu’il y en ait eu, tant je suis loin, désormais, d’être né de la dernière pluie ) : en cette dernière rencontre, bien que culbuté dans l’angoisse, je ne me suis pas trouvé totalement aliéné, alors que, autrefois, j’étais confondu par l’évènement violent, emporté dans son cours, dispersé dans ses accidents, meurtri sur ses écueils, dans une passion paradoxale qui me perdait, sauf dans la capacité à souffrir. Dans cette toute récente occurrence en revanche j’ai conservé à travers toute la période une part de distance critique et une capacité de m’observer et d’analyser mes réponses (au sens de « réactions » plus que de stratégies concertées). Progrès probablement facilité par l’âge et l’usage de la vie, mais que je ne puis non plus m’empêcher de mettre en relation avec mes années de fréquentation des philosophes stoïciens: « à chaque impression désagréable, fais de ton mieux pour immédiatement lui dire —tu n’es qu’une impression, et pas du tout ce que tu sembles être; puis examine la et juge la par ces normes dont tu disposes, dont la première et la plus importante est de déterminer s’il s’agit d’une chose qui dépend de toi ou d’une chose qui ne dépend pas de toi, et si elle est en rapport avec les choses qui ne dépendent pas de toi, rappelle-toi qu’elle ne te concerne en rien » (Epictète, rapporté par Arrien, Encheiridion). Dans le stoïcisme une instance rationnelle, presque désincarnée ou asubjective, garde au centre de l’être un oeil placide ouvert et discriminant, et cette instance n’est pas plus touchée par l’évènement extérieur qu’elle ne l’est par la pluie nécessaire et insignifiante.** De même dans la méditation associée au boudhisme un « Grand Moi » veille et se dédouble du « Petit Moi » emporté par les passions et illusions du devenir subjectif. Je veux croire qu’au fil des années un peu au moins du maillage de ces verbes de sagesse a pu pénétrer la chair.
Pour en revenir au déroulement des évènements, même s’il n’est peut-être pas le plus important, les heures de cet après-midi – le dernier libre avant le confinement – se sont perdues dans une grande confusion mentale, le temps passait et se diffusait en réflexions sans conclusion, en mouvements désordonnés. En fin d’après midi, après avoir consulté beaucoup de cartes routières et de listes de locations saisonnières plus ou moins bucoliques, je n’étais finalement pas parti, je n’avais fait aucun bagage. Il ne restait plus que trois ou quatre heures avant que les routes elles-mêmes soient interdites. Je suis sorti prendre l’air; essayer de calmer mes pensées. À vélo, en direction du centre ville.
D’abord j’ai suivi de longues avenues automobiles, rébarbatives et largement vides. Puis, arrivé en bordure du centre, où la ville commence à se densifier, zone où des groupes d’amis et des familles avaient l’habitude de se promener, des policiers dispersaient les rassemblements un peu nombreux (déjà interdits?). Plus loin le centre urbain semblait, par contraste avec ces lieux populaires, particulièrement vide, mais les quelques marcheurs que j’y voyais semblaient aller sereinement à leurs occupations (lesquelles, tout étant fermé ?). Sur une place importante une policière s’est approchée de moi, et j’ai bien cru qu’elle voulait me renvoyer à mon intérieur, mais il ne s’agissait que de m’informer que l’on n’avait pas le droit de rouler à vélo sur la place. Pourtant les rues s’étaient maintenant presque complètement vidées. Je ne pouvais me résoudre à rentrer m’enfermer: solitude pour solitude, à l’extérieur au moins j’avais le réconfort de ce grand ciel qui s’obscurcissait au dessus de moi, et la liberté de respirer l’air sans limites ; peut-être inspiré par ces espèces simples et éternelles que sont le ciel et l’air, je me suis assis devant l’un des plus anciens édifices religieux de la ville, mais sa beauté maintes fois admirée, cette dois m’échappait en partie : tout, privé d’hommes, commençait à renvoyer l’écho creux d’un décor de carton…
J’ai encore téléphoné à un ami, qui préparait son appartement pour que sa famille habituellement séparée puisse y passer ensemble les semaines de confinement et nous avons longuement partagé nos incertitudes et nos inquiétudes; enfin c’était la nuit, l’heure fatidique se rapprochait, il fallait bien rentrer, sauf à encourir le hasard d’une rencontre avec les autorités.
Absents, dans la ville, les hommes, absente la lumière du jour qui avait éclairé leur gestes, l’impression de facticité se renforçait jusqu’au morbide : tous nos monuments sont le fruit d’une histoire humaine menée au plein jour, au regard de la société qui les ont suscités, et ils n’avaient plus de sens dans leur solitude: lorsque nous serons tous morts, nos monuments seront sans objet et restitués à la matière. (La mort colorait mes impressions car personne ne pouvait exclure, alors, d’être emporté par le Covid19, on ne disposait pas encore des informations sériées permettant à chacun d’évaluer rationnellement son risque.) Je me sentais un fantôme hantant la scène vide et immense d’un théâtre, dans un entrepôt parsemé de bâtisses creuses demeurées où le hasard les avait jetées.
Le confinement étant presque universel, tout lieu semblait flotter au dessus de ses coordonnées spatiales et se trouver à la fois partout et nulle part. Dans cet état d’esprit, dans un sursaut d’humour aussi à l’orée de l’adversité, j’ai pris les photos qui feront l’objet de la publication suivante.

(*Il s’agit en tout cas de l’opinion courante: l’évènement redresse l’individu à sa hauteur, ou au contraire le voit s’aplatir, de toute manière lui fait « donner ce qu’il a dans les tripes ». Mais est-ce juste? Face à l’irruption de l’inattendu il m’est arrivé d’être courageux jusqu’à l’absurde, ou paralysé de lâcheté, ou de réagir par instinct avec un incroyable à-propos (qui m’a sauvé la vie), et en ce qui me concerne je ne suis pas certain qu’une telle diversité de réactions ne signale pas le plus pur et le plus contingent, inconséquent hasard.)
(**Malade, alité, abattu par des coups du sort ou des injustices, toujours j’ai trouvé réconfort à la lecture – même lente et laborieuse, en Grec – de Marc Aurèle.)

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