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Coronablog 4 La lutte – Le départ

Cy Twombly, L'Île des Réfugiés

A la relecture des quelques lignes que je pouvais jeter au mois de mars dans mon journal, je constate que le temps se densifiait: mes pensées, mes émotions, mes états d’esprit se succédaient à vive allure, se chevauchaient contradictoirement. Je n’avais ressenti cette accélération qu’une seule fois précédemment, lors des premiers jours de vie de mon fils, venu au monde extrêmement prématuré, quand les données venues de sa couveuse balançaient nos espoirs heure par heure tant et tant, que la semaine d’incertitude sembla finalement avoir duré des mois…
Lorsque je parvenais à stopper ou bien oublier cette cavalcade, le présent sur lequel j’ouvrais les yeux, matériellement étroit, semblait s’approfondir aussi en enfilades de significations et se décliner en motifs infinis … Un instant j’ai pensé me lancer dans une exploration du présent, découvrir ce que peut recéler de trésors cette tête d’épingle inconcevable sur laquelle nous nous tenons: exploration paradoxale comparable à l’immense voyage que Xavier de Maistre avait pu faire de sa chambre… Ainsi peut-être j’aurais pu repolariser en aventure intérieure ce calage de la vie – comme à partir de l’ensemble vide, après tout, on a bien essayé de reconstruire tout l’infini des nombres. Entrée de journal du 23 mars: « ne pas penser à l’avenir. Se limiter au présent. Le voir s’ouvrir, peut-être, comme un labyrinthe dont on n’avait pas imaginé les profondeurs et les complications, derrière les ironiques parois. »
(je ne sais plus du tout ce que j’entendais par « les ironiques parois »)
Ce grand projet, n’existant que dans le présent, partit avec lui. Je continuais à éprouver tension, confusion, anxiété. Chaque matin je me réveillais trop tôt, tremblant d’angoisse et de tension nerveuse. Ceux parmi mes principes de conduite qui semblaient adaptés à la situation, et qui étaient souvent inspirés du stoïcisme de Marc Aurèle (lu dans le texte grec des Pensées mais aussi à travers les commentaires du beau livre de Pierre Hadot, La Citadelle Intérieure) – nommément: raison garder, endurer, persévérer, accepter comme nécessité neutre ce sur quoi on n’a prise – ces principes se heurtaient à mes limites et devenaient de vaines et oiseuses injonction; le corps, tout simplement, ne suivait pas, et dérivait de sa vie propre loin des sentiers de raison. Comme le savaient les vieux philosophes, les principes philosophiques ne tiennent devant l’évènement qu’autant qu’ils ont été préparés à son choc par des années d’entraînement. Mais comment aurions-nous pu être préparés ? Dans une génération qui bien sûr avait connu des difficultés, mais cependant avait été épargnée comme aucune autre des décennies et siècles précédents ? Et dans un temps où, au lieu de se manifester en attaques frontales, les dangers sont dissimulés au sein de systèmes insidieux ?
Autres entrées de journal du même 23 mars, à de différents moments de la journée (un signe supplémentaire du fol dérèglement du temps): « toujours tourner l’expérience en quelque chose de positif »; « se rappeler de François Roustang [psychanalyste et auteur, décédé en 2016] : accepter la situation, jusqu’à imaginer qu’elle durera toujours, pour garder l’énergie d’agir à partir de l’intérieur de la situation lorsqu’on l’aura embrassée »; « continuer, s’aiguiser, ressortir, sinon plus fort, du moins point trop affaibli »…
Les principes de sagesse et de raison-garder n’étant qu’insuffisamment opérants, je cherchais autour de moi des appuis. Les livres, d’abord, qui couvrent les bibliothèques dans chaque pièce de mon appartement, me rassuraient comme des amis bienveillants et disponibles (encore aurait-il fallu avoir plus de disponibilité pour lire car l’intégralité de mon travail se continuait sur internet, et le peu de temps qui me restait de perdait dans la confusion mentale et la spirale des pensées morbides). Et aussi: écrire. Je n’avais presque rien écrit de toutes mes années récentes de très dur labeur professionnel; je reprenais le journal que j’exploite maintenant pour reconstituer ces derniers mois.
Le journal, les préceptes philosophiques, les exercices de relaxation et de méditation, tout cela: autant de tentatives de donner une forme à l’évènement, de l’y contenir.
Mais le 24 mars la crise atteint une nouvelle hauteur qui balaye les digues derrière lesquelles j’essayais de protéger ma raison : Air Canada annonce l’interruption de ses vols transatlantiques à partir de début avril. Il faut expliquer que je gardais encore l’espoir, envers et contre tout, qu’après quelques semaines la situation serait rétablie ou sous contrôle suffisamment pour que ma famille – mon fils – puisse effectuer un voyage prévu de longue date et venir me rejoindre, de Toronto. (Espoir qui m’avait fait « tenir le coup » mais en vérité absurde dès l’abord: pourquoi, alors qu’ils étaient à l’abri et vivant normalement dans un pays où le virus n’avait pas encore abordé, espérais-je les voir venir se confiner de mon côté affligé de l’Atlantique?)
Après avoir connu quelques jours plus tôt la déchirure de l’Europe, en une nuit rehérissée de frontières qu’il m’avait fallu franchir in extremis, lorsque j’appris cette nouvelle mauvaise nouvelle de l’interruption des vols, je crus voir devant mes yeux les flots de l’océan atlantique indéfiniment étendus, vierges comme on peut considérer qu’ils l’étaient avant 1492, et surmontés d’un ciel pur de tout sillage d’avion, de toute fumée de réacteur : une immensité bleutée et infranchissable, qui me coupait de ce que j’avais de plus cher au monde… Il n’y avait donc qu’une fenêtre de tir – comme on dit des fusées – de quelques jours, après quoi tout serait forclos, et nous serions tous dans nos pays et dans nos villes comme sur des îles désertes séparées les unes des autres pour des mois, voire une ou deux années… Que fallait-il faire ? La pression des évènements ne laissait pas le temps de les reformuler en les articulant à des principes de conduite… Et d’ailleurs les principes sont souvent contradictoires, et la raison délibérante est par conséquent souvent une fiction paralysante…
Parlante est à ce titre mon entrée de journal du 24 mars: « C’est comme s’il y avait deux personnes inconciliables en moi: l’une prône l’acceptation, le choix actif de la passivité… L’autre méprise la première, qu’elle trouve semblable à un mouton idiot que l’on conduit à l’abattoir sans qu’il tente de s’échapper… »
La lutte contre les évènements / la patience et la résignation?
Souvent, ne pouvant choisir entre deux voies, j’ai attendu d’être gros comme un oeuf de la décision. Mûrie à l’intérieur de moi, de ma complexion et aussi de ce que je me figure être quelque instance secrète de fatalité magique, elle a souvent fini par éclater et se rendre impérative. C’est une manière que j’ai de décider tout en prétendant ne pas avoir décidé, et que la nature l’aurait fait pour moi (peut-être est-ce vrai).
Il en a été ainsi le 26 mars. Après une nuit pas plus mauvaise qu’une autre, il m’est impossible de me réveiller totalement: c’est-à-dire que je suis conscient, mais d’une conscience qui n’est pas celle, adaptée à ce monde, qui nous permet de nous lever et d’organiser rationnellement nos actions pour répondre aux exigences sociales et à celles résultant de nos propres intentions. Je crois – je ne m’en souviens plus – que j’appelle au travail pour signaler que je suis malade, puis je reste allongé, durant des heures, en proie à un malaise presque hallucinatoire, régressif… Je rêvais que j’étais confiné avec ma grand-mère, ou ma mère ; il y avait une piscine vide (comme celle, jamais remplie car fissurée et dangereuse, de ma villa de Meknès ?), on aurait pu la remplir – mais ma porte ne s’ouvrait plus, du tout… Prisonnier ! En fait ce n’était que ma grand-mère, ou ma mère, qui faisait le ménage derrière la porte et ainsi la bloquait… Des écrans m’entouraient (les heures quotidiennes de télétravail…), et le son d’une explosion immense, en ville, planait et maintenait son intensité sans se résorber…
Après plusieurs heures de ce demi-sommeil saturé de visions je pus me lever (je consultai les journaux sur internet pour vérifier qu’aucune explosion n’avait eu lieu, tant l’hallucination avait été convaincante), toutefois je restais très éprouvé par le moment délirant, et paniqué devant l’éventualité de perdre le chemin de la réalité, de finir emporté – en tant qu’esprit conscient, structurant, de mon individualité et garant de son juste rapport avec la réalité sociale et matérielle – emporté dans la confusion de tout – tout ce qui était en moi, tout ce qui était hors de moi– c’est-à-dire emporté dans la folie. (C’était sans doute une crainte naïve, on ne sombre pas d’un instant à l’autre – on traverse sans doute des phases de dérangement, mais qui ne durent pas, dans les premiers temps de la maladie mentale ?…) Dans mon journal j’écrivais: « toutes les préoccupations précédentes sont dépassées ».
Puis j’envoyais un courriel à mon directeur lequel, pour élusives que mes explications eussent été, me rappela immédiatement (peut-être n’étais-je pas le premier à mal tourner et commençait-il à reconnaître les symptômes alarmants)… Je passe sur les péripéties des heures suivantes, les choses s’enchaînaient très rapidement… En début de soirée une spécialiste m’aidait à reconnaître ce qu’il se passait en moi depuis des jours, et à réaliser comment tout une histoire préalable, une identité construite sur toutes les décennies de ma vie, en strates successives, dont certaines portaient les stigmates des crises anciennes, et remontant très loin dans le temps, comment toute cette histoire me conduisait à ce que je vivais, aux modalités de ma réaction… Les questions précises de ce médecin éclairaient les liens qui auraient dû m’être évidents entre le passé et le présent, voire frappaient de nullité la séparation artificielle de ces deux dimensions… Il est étrange que nous nous pensions, et même que nous pensions les autres, comme n’existant que dans un présent perpétuel. Il n’y a qu’aux personnages de fiction, et aux êtres réels passés du côté de la mort (je veux dire les morts, qui deviennent pour nous des objets de narration ainsi que les personnages de fiction), que nous donnons droit à une existence historique, une évolution… Mais nous, occidentaux modernes, il nous semble que nous ne faisons que hanter la crête du temps de notre présence incertaine et diffuse, que nous nous déplaçons pour ainsi dire avec elle en chevauchant le néant sur une étroite plate-forme de l’être, négligents d’une plus vaste conscience ; et nous supposons de même que nous ne rencontrons nos semblables que dans la brièveté de ce lieu précaire et éphémère toujours en train, à peine né et à peine effleuré par nous, de refluer et s’effondrer dans le non-être. D’où peut-être l’urgence du jouir, du prendre.
(Il est même curieux et contradictoire que nous déployions en même-temps des efforts surhumains pour obtenir des biens ou des états qui ne se concrétiseront pour nous que des décennies plus tard, au bénéfice d’un autre nous-mêmes qui n’est, au moment où nous travaillons pour lui, qu’un être de fiction – dont la venue à l’existence n’est même pas garantie !)
La doctoresse, forte de son expertise, décela presque immédiatement, parmi ce que je lui disais ce qui, dans ma vie, avait préparé mon implosion, l’avait rendue inéluctable. Journal du 26 mars: « Le confinement nous renvoie à nous mêmes, à ce que nous sommes, décompose nos failles, nos lignes de crête, nous remontre les ressorts qui nous ont faits… Ces images dont nous ne nous défaisons pas… L’enfance, la construction… Comme si le Moi ébranlé exhibait ses fragments pour crier: Si ! Si ! Je suis ! « 
Muni d’un justificatif médical m’autorisant à continuer mon travail à distance, dans la nuit je réservais une place sur l’un des derniers vols pour le Canada, et je trouvai un lieu de quarantaine. Ce serait Waubaushene, à trois heures de route au nord de Toronto, sur un bras du lac Huron.
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