Nous avons tous lu à l’école la description de l’éruption de l’Etna par Pline le jeune. Le Latin excelle à la description des catastrophes par harmonie imitative : roulement des « r », martèlement des occlusives, accumulation des voyelles longues…
Dans le Chant I de l’Énéide, de même Virgile décrit le tsunami déchaîné par Eole, à la demande de Junon, sur le navire des survivants troyens : la mer est décollée de ses fonds et jetée sur les rivages, l’orage dérobe le jour à la vue, etc…
Insequitur clamorque virum stridorque rudentum.
Eripiunt subito nubes caelumque diemque
Teucrorum ex oculis : ponto nox incubat atra.
Intonuere poli et crebris micat ignibus aether;
Toutes sortes de traductions sont disponibles sur internet. Je voulais ici surtout signaler mon intérêt pour le choix du terme rudentum : il s’agit du génitif du mot rudens, cordage : « la clameur des hommes et le cri strident des cordages ». Mais comment le mot « rudentum », placé dans ce contexte cacophonique, n’aurait-il pas fait naître dans l’esprit du lecteur latin, en écho, son quasi homonyme rudentium, « de ceux qui hurlent » : « la clameur des hommes et la stridence de ceux qui hurlent » ? Ce mot, fruit d’un art qui reste, malgré les âges et les évolutions du langage, apparenté au nôtre, me semble exemplifier la richesse de lecture d’un texte poétique, et les strates, la profondeur des harmonies qu’il suscite. Chaque mot en effet s’accompagne, comme le sillage d’un navire, ou la traîne d’une étoile filante, de ses résonnances sémantiques, sonores, contextuelles, de ses homonymies et synonymies… Nous demanderait-on de résumer ce que nous venons de lire, bien sûr que nous sélectionnerions une ligne mélodique principale, et spécialiserions chacun des mots dans une continuité narrative cohérente… Mais cette univocité ne serait plus la poésie, ce n’en serait que son squelette.
Car c’est l’écho de chaque mot, chaque expression, dans la caverne du langage, sa réverbération sur les strates de notre mémoire et de nos dictionnaires intérieurs, qui est la poésie. Un vers allume, doit allumer, de multiples traînées de poudre parallèles, des lignes d’énergie, des feux d’artifice silencieux, dans les profondeurs de notre sensibilité. Aucune lecture n’est linéaire, aucune n’est simple déchiffrement de signes, mais la poésie est profonde par nature, elle se déploie sur plusieurs surfaces de sens et même de conscience, elle appelle une lecture différente de celle de la prose.
Et puisque je me suis amusé à scander ce passage, je recopie le résultat en marquant en gras les syllabes longues — et en demandant aux spécialistes de bien vouloir me signaler d’éventuelles erreurs :
Insequi/tur cla/morque vir/um//stri/dorque ru/dentum.
Eripi/unt subi/to nu/bes // cae/lumque di/emque
Teucro(rum)/ ex ocu/lis // pon/to nox / incubat / atra.
Intonu/ere po(li)/ et // cre/bris micat / ignibus / aether;
Note 1 : Ces remarques sont probablement inspirées par la lecture déjà ancienne du livre de Michael Riffaterre, La Production du Texte, qui déploie toute une théorie de la lecture poétique.
Note 2 : de même, dans ce début de Saint-John Perse, vents : « C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde, De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte… », ayant eu la curiosité de rechercher dans le Littré les différentes significations du mot « aire », j’ai constaté que toutes, toutes s’inscrivaient de manière cohérente dans le verset.
Ajout du 13/04/12 : je trouve un autre exemple de l’utilisation de l’équivocité d’un mot, au v.110 du Livre I de l’Énéide :
« …ubi tot Simois correpta sub undis
Scuta virum galeasque et fortia corpora volvit »
« …Où le fleuve Simois sous ses flots tant de boucliers et de casques et de corps puissants a fait rouler » (volvit) — ou « a requis » (voluit). Le second sens en filigrane complète l’évocation par une personnification du fleuve demandeurs de cadavres…
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