La réponse, exigeante, sera évidente à la clôture du livre, mais résistera toujours à la mise en mots — autrement que par les mots mêmes de la poésie. Fabrice Midal procède à une phénoménologie de la poésie, et la resitue comme expérience originelle de l’Être, avant la grande coupure entre philosophie et poésie qu’opère le Platon de la République (bifurcation encore plus précoce selon Mallarmé, qui l’attribue à Homère, autrement dit à l’oeuf de notre culture !)
Fabrice Midal s’inscrit malgré cela dans la tradition Platonicienne, ou plus exactement dans la recréation qu’en a fait, à la Renaissance, le néo-Platonisme, et sa doctrine de l’inspiration, ou Furor Poeticus : c’est l’enthousiasme du poète ou du prophète, du mystique, que les muses prodiguent librement et libéralement à celui qu’elles élisent. Qui, quoi parle à travers le poète ? Quel souffle, d’où ? « C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde »… et le reste appartient à une expérience individuelle, que Monsieur Midal se refuse heureusement à déflorer ou décortiquer, car elle est irréductible à la reductio ad conceptum…
Oui, l’on sait, au refermer du livre (qui ne se referme pas si facilement, et probablement restera ouvert longtemps dans l’arrière pays de celui qui l’a lu), pourquoi la poésie, même si on ne peut toujours pas le dire. Comme dans la théologie négative on sait dire en revanche ce pourquoi elle n’est pas : elle n’est pas dédiée au beau, au mignard, à la recherche formelle, et surtout pas à l’épanchement psychologique où nos contemporains se complaisent (résultat de la victoire totale de l’individualisme) ? Je me permettrais de dire, en espérant ne pas outrepasser la pensée de l’auteur, que l’onyx de ses purs ongles n’est non plus dédié aux choses qu’aux mots, mais à leur rencontre, ou à leur séparation, dans l’expérience vitale.
Fabrice Midal consacre tout un chapitre à la poésie au XXème siècle, la poésie après les camps et les goulags et les totalitarismes, voire la poésie des camps des goulags et des totalitarisme, et à ce nouveau besoin qui s’impose au poète de se faire le théoricien (et trop souvent l’apologiste, le plaideur ?) de sa propre fonction, de son propre poème : car la place du poète n’est plus réservée, elle ne peut plus être occupée comme autrefois les aînés nous tendaient leur tabouret encore chaud, qu’il ne nous restait plus qu’à repeindre à notre guise en pestant contre leur passéisme… C’est au poète de construire maintenant son propre paradigme, social, intellectuel, esthétique, et probablement de le vivre, d’en jouir et d’en souffrir, plus que de le théoriser. Tel est plus généralement le lot de l’artiste moderne, et Fabrice Midal rejoint là son propre paradigme de préoccupations (cf Comprendre l’Art Moderne, du même auteur).
Ce constat d’un combat titanesque conduit pourtant à une conclusion mélancolique, tant il semble perdu d’avance : notre époque hait la poésie, elle ne la comprend plus et prétend l’évacuer, dans une simplification sinistre de l’expérience du langage, rendu utilitariste et naïvement signifiant. L’ombre de la tristesse colore donc les dernières lignes, mais je me suis rappelé que Flaubert, il y a maintenant un siècle et demi, notait déjà que son époque haïssait la poésie, et que cela n’a pas empêché Rimbaud, Mallarmé, Claudel, Reverdy, Perse, Char… pour ne citer que quelques géants (fragiles). Au long de son itinéraire Fabrice Midal puise aussi largement dans les exemples étrangers, américains, est-européens, russes, tant pour citer leurs vers que leurs commentaires théoriques. Une ouverture sur une bibliographie passionnante donc, tant de nouveaux chemins, et un livre essentiel, salubre, revigorant, que tous les enseignants en tout cas devraient lire, et auquel on doit souhaiter la plus large diffusion. Pour la poésie.
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