Festival International du Film de Toronto : L’ORDRE ET LA MORALE (REBELLION), de et avec Mathieu Kassovitz : sanglante déraison d’état

On sait que les petits échassiers qui nous gouvernent sont affublés d’appétits énormes, disproportionnés et qui les corrompent, et que pour arriver au faîte de leurs ambitions il leur a fallu tuer à vue d’oeil : tuer symboliquement (dans le meilleur des cas) leurs concurrents, tuer ceux qui se mettaient en travers de leur route, tuer ou laisser tuer ceux dont la mort servirait leurs intérêts. La saloperie règne et a toujours régné, néanmoins on voudrait toujours se flatter que le cynisme fût plus prévalent et plus brutal « ailleurs » ; la tristesse est immense devant la mort salope et superflue d’être humains ; et la honte lorsque ce sont ceux qui officiellement nous représentent qui l’ont décidée.

« 21 cadavres pour une ambition présidentielle », c’est-à-dire pour la satisfaction d’un ego boursouflé, tel pourrait donc être le sous-titre du dernier film de Mathieu Kassovitz, consacré aux dix jours qui ont mené au déplorable assaut de la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, entre les deux tours de l’élection présidentielle de 1988. Je ne rappellerai que succinctement les événements, tant ils sont connus et facilement accessibles : une occupation de gendarmerie, organisée par des indépendantistes kanaks sur la petite île d’Ouvéa, tourne mal et aboutit à la mort de quatre gendarmes ; les indépendantistes se retranchent alors dans une grotte de la forêt, avec le reste des gendarmes emportés comme otages ; leurs revendications sont sans doute impossibles à satisfaire, cependant des négociations semblent progresser, lorsque Chirac pour en finir avant le deuxième tour et agrémenter sa candidature d’une image d’homme fort (propre à plaire aux électeurs du FN) commande à des forces militaires importantes de donner l’assaut (l’ordre est contresigné par le président Mitterand) ; dix-neuf indépendantistes perdront la vie, ainsi que deux otages, atteint par des « tirs amis ».

Le film est rythmé par le compte à rebours des dix jours qui précèdent le dénouement brutal, et il suit les efforts du Capitaine du GIGN Legorjus pour éviter le pire : Kassovitz incarne avec talent Legorjus, et il a construit son film à partir des mémoires rédigées par celui-ci, ce qui doit rester à l’esprit dans la juste estime des événements : Legorjus pourrait avoir voulu se disculper de ce qui est apparu comme une trahison aux yeux des indépendantistes qui lui avaient accordé leur confiance. En tout cas la puissance d’évocation du cinéma, et la parfaite maîtrise d’un réalisateur qui a atteint sa maturité artistique, transportent le spectateur à la hauteur historique et morale qui convient à cette histoire, dont les protagonistes sont tous emportés dans un drame qui les dépasse, et obligés pour plusieurs d’entre eux d’agir à l’encontre de leurs convictions — soit par fidélité aux serments donnés, soit parce que, lorsque le désastre est programmé, l’échec devient la base de calcul à partir de laquelle on essaye de sauver ce qui peut encore l’être.

On pourrait regretter quelques éléments sensationnalistes — enchaînement rapide des scènes, surprises visuelles, conversations trop souvent criées et bande son oppressante —, ainsi que l’incarnation trop héroïsée de Legorjus par Kassovitz, mais l’héroïsme prend ici la forme d’un humanisme et d’un calme inaltérable dans les moments les plus difficiles, ce qui est à mille lieues des habituels jeux de muscles du film de guerre barbare à la  Hollywoodienne. Je dirais que Kassovitz a trouvé son sujet, et qu’il a signé là son meilleur film depuis La Haine : un film essentiel et non plus de simple divertissement comme ceux qui l’avaient précédé. Un petit chef d’oeuvre, qui se confronte aux soubresauts cruels de l’Histoire, aux impasses de la Morale, aux différentes mesures par lesquelles est évalué le poids d’une vie humaine. Le remontage et on pourrait dire la réorchestration du débat Mitterand-Chirac 1988 de deuxième tour, vu d’une gendarmerie de Nouméa, aboutit à une scène d’anthologie, où les deux concurrents apparaissent comme deux redoutables sauriens, aux prises dans un combat de titans où l’on ne compte pas les victimes collatérales. Et quant à la scène de bataille  — l’assaut sur la grotte —, elle est la plus forte que j’aie jamais vue au cinéma, tant elle démystifie la guerre et dévoile ce qu’elle est : la plus immense bêtise qui soit dans l’univers. Mais en serons-nous toujours exempts, de cette atroce bêtise ?

Pour ma part j’ai été grandement ému, et accablé : contrairement aux spectateurs canadiens, je me sentais partie prenante de ce qui s’était joué, comme flétrissure intime de ce que c’est que d’être français, sur cette minuscule île du Pacifique. Un même sentiment de honte m’avait affligé à la projection du film Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembene, dans une salle de cours de l’Université du Minnesota où j’étais le seul français présent. Je sais que l’on va me reprocher ce commentaire, comme on m’a reproché ce que j’ai dit lors d’une interview tv que j’ai enregistrée avec Laure Adler : à savoir que, partant vivre en Guadeloupe, j’avais découvert, avec l’histoire esclavagiste et criminelle des antilles françaises, le sentiment d’avoir « du sang sur les mains ». On m’a objecté l’habituel argument de l’impossibilité juridique et morale d’une culpabilité collective. Je ne suis pas sûr que cet argument soit aussi raisonnable qu’il en ait l’air… La vérité marche toujours sur deux jambes, et si la solidarité clanique est une régression barbare, la conception moderne d’un individu dénoué de tout engagement collectif, et donc de toute participation à une action conduite sans son assentiment explicite, me paraît être celle qui nous a conduit à la société où nous vivons, qui ressemble toujours plus à une simple juxtaposition sans lien. Dans toutes nos fibres, dans toutes nos paroles, nous sommes faits de notre culture, de notre éducation, des valeurs qui nous ont été données, de l’histoire de ceux qui nous ont précédés et nous ont transmis ces legs, avec leur part sombre : vouloir ensuite ne garder de cet héritage que l’utile, en se prétendant délié du passif, délié du coût moral de nos châteaux et de nos encyclopédies et de nos tableaux et nos arts et nos sciences, me paraît légitimer le narcissisme instinctif de l’enfance : écueil en miroir de celui de la solidarité clanique. « Le peuple est souverain », nous dit notre constitution, et lorsque le souverain élu qui le représente signe un ordre meurtrier, c’est malheureusement le peuple qui signe.

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6 Commentaires

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6 réponses à “Festival International du Film de Toronto : L’ORDRE ET LA MORALE (REBELLION), de et avec Mathieu Kassovitz : sanglante déraison d’état

  1. remy

    cher yann,

    tellement de remarques me viennent a l esprit a la lecture de ton texte que je ne sais par ou commencer ; si ce n est que manifestement tu n as pas eu de bas ES et que tu aurais beaucoup appris (aime?) du cours de SES.

    tout d abord, si la solidarite clanique que tu evoques est une forme de « solidarite mecanique » (drukheim) elle ne saurait etre alors une « regression barbare ». tout comme l essor de l individualisme ne saurait  » conduire la societe ou nous vivons… a une juxtaposition [ d individus ?] sans lien.  »
    pour une introduction a durkheim: http://www.ac-grenoble.fr/ses/Content/telecharger/EDS/EDurkheim.pdf

    mais ou ton affirmation devient indefendable, « j ai du sang sur les main [car je suis blanc (ou francais ? peux tu preciser ?)] » , c est quand tu taches d imaginer les consequences d un tel propos car tu supposes une responsabilite individuelle de chacun des membres de la communaute. le mot important de ta phrase etant le JE.
    une responsabilite de l etat me parait deja plus defendable comme en temoigne par exemple le tres louable discours de chirac au vel d hiv.

    quelle sanction proposes tu pour les coupables ? ou ne serions nous que des meurtriers virtuels et sans consequence ? que devrais je faire pour payer ma dette ou est ce comme le peche originel ? et si je suis coupable de tous les crimes de mon peuple je suis aussi victime des tous les crimes qu il a subi ? et si je suis metis, je suis moitie coupable, moitie victime ?

    et comme je te l avais dit oralement, je ne suis pas fier d etre francais, je n ai ni choisi ni merite cet fait, meme si par ailleurs je me sens privilegie de beneficier de cette chance relative, mais pour cette meme raison je ne vais certainement pas en avoir honte.

    bien amicalement
    et au plaisir de prolonger cette conversation de vive voix
    devant une biere si possible

    remy

  2. Maria

    Je ne serai pas des votres lorsque vous poursuivrez votre conversation autour d’une bière. Je me permets toutefois d’ajouter mon petit grain de sel, ou de sable, à votre débat. Je dois dire que j’ai moi aussi sursauté au « j’avais le sentiment d’avoir du sang sur les mains » en vous écoutant chez Laure Adler (ce qui ne m’a pas empêchée de lire et de fort apprécier Plantation Massa-Lanmaux) et la réponse que vous donnez ici à d’autres m’a donné envie de réagir. Je suis sûre que vous excuserez mon ton polémique, et peut-être de déformer votre propos, mais cette phrase me paraît être le symptôme d’un problème plus général qui m’irrite.
    Ainsi, nous, Français, sommes coupables des crimes perpétrés il y a plusieurs siècles dans les Antilles françaises. Alors, rassurez-moi, les Anglais le sont pour ceux du même genre commis à la Barbade et les Néerlandais à Aruba ? Si les Français sont coupables pour la torture en Algérie, promettez moi qu’ils sont par contre blancs de ceux du nazisme dont n’ont à se flageller que nos voisins allemands… Voici venu le temps du nationalisme de la culpabilité : à chaque nation ses crimes, dont elle est la seule comptable. Jusqu’à il y a peu, les nations se construisaient autour de victoires militaires et de héros positifs, que les peuples commémoraient avec ferveur. Il semblerait qu’il faille aujourd’hui plutôt dresser la liste des crimes nationaux à commémorer. Est-ce bien différent ?
    Mais encore, ces victoires et ces héros : le choix en revenait à quelques hommes, capables, à chaque génération, d’instrumentaliser le passé. A qui comptez vous confier la tâche de sélectionner ces crimes ? Qui devra choisir parmi les horreurs françaises celles qui sont dignes de figurer au Panthéon de l’indignité nationale ? A quelques historiens officiels choisis par ceux qui nous gouvernent pour donner satisfaction, en vue des prochaines élections, à certaines communautés ? Nous pourrions, pourquoi pas, demander à nos députés de légiférer sur la question, comme sur le « rôle positif » de la colonisation. Que ferons nous alors des crimes dont personne ou presque ne se réclame plus aujourd’hui ? Les bûchers cathares ? La Saint-Barthelemy ? Les pillages, viols et tortures des dragonnades ? Les 400 Espagnols fusillés le 3 mai 1808 ?…
    Je me demande aussi quels Français sont coupables : tous ? Ou doit-on exclure les Français descendants d’esclaves de la responsabilité des crimes de la traite, les Juifs français de la responsabilité de la Rafle du Vel d’Hiv’, les enfants d’immigrés algériens des exactions commises par l’Armée française pendant la guerre d’Algérie ? Et moi, dont les grands-parents n’etaient pas Français, suis-je aussi coupable pour les crimes français ou dois-je seulement porter le poids de ceux de Mussolini ? A moins qu’il me faille culpabiliser pour les deux ?
    La France doit certes assumer ce qui a été fait en son nom : comme l’écrit Rémy, la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des Juifs par le Président Chirac, permet, par exemple, à la France de regarder son passé en face. Plus simplement, ce sont la recherche, l’enseignement et les publications historiques qui permettent de connaître et de faire connaître à tous le passé, y compris sa « part sombre ». Il ne s’agit donc pas de « vouloir […] ne garder de cet héritage que l’utile ». Il ne peut pas pour autant être question de culpabilité personnelle et individuelle, sans fondement juridique. Et il ne doit pas être non plus question de honte. Vous cherchez, en faisant du passé de tous la faute morale de chacun, en personnalisant, en sentimentalisant, à porter le débat dans le champ des émotions, là où au contraire devrait régner la rationnalité. Je ne veux pas refaire ici le débat histoire-mémoire, mais, si comme historienne, même modeste, je sais que l’histoire degagée des émotions et de l’affect est un leurre, je ne peux toutefois supporter les injonctions mémorielles fondées sur l’empathie. Comme le dit C. Prochasson, dans l’Empire des émotions. les Historiens dans la mêlée. (2008) « L’important, […] est de savoir passer du compassionnel à l’intelligence. »
    Bien cordialement,
    Maria

    • Chère Maria, cher Rémy, merci pour ces commentaires. La grippe qui pour l’instant enserre mon cerveau dans sa poigne fiévreuse va m’empêcher de vous répondre aussi extensivement que vos remarques intelligentes et pertinentes le requerraient, aussi je devrais me contenter de jeter quelques éléments sur l’écran pour m’expliquer :
      —Je milite pour la complète acceptation, et même exhumation, de notre passé national, non pour battre notre coulpe, mais au contraire pour resaisir la grandeur tragique, parfois criminelle, de cette histoire. Nous en serons plus grands, et plus honnêtes, et plus justes. Au lieu de ces médiocres calculs qui nous tiennent lieu de politique étrangère, par exemple. Il y a une manière de porter la culpabilité, qui est un sursaut au delà de la moral compassionnelle, et non un naufrage dans celle-ci.
      —Peut-être exagérai-je, et il n’est pas question de culpabiliser tout le monde pour les crimes de leurs arrière, arrière, etc… Mais le balancier est parti bien trop dans le sens contraire, ces temps-ci : racisme ambiant et politique, déportations, discours de Dakar essentialisant « le noir »… Il m’a fallu voyager à Madagascar pour connaître les massacres de 46 (20000 à 70000 morts selon les calculs), rencontrer des types en Guadeloupe qui avaient été traduits devant la cour suprême de la République pour savoir qu’en 67 les CRS ont tiré à bout portant sur une foule surtout composée de lycéens (sans doute 70 ou 80 tués ; « ce jour là j’en ai fini avec la France », m’a dit un ami Guadeloupéen plus âgé), et assister fortuitement à un cours de cinéma au Minnesotta pour savoir qu’à Thiaroye l’armée française d’Afrique, celle qui s’était ralliée à Vichy, avait massacré les tirailleurs sénégalais de retour d’Allemagne où ils étaient allés combattre pour nous. Je crois que ce qui nous menace en ce moment, c’est peut-être la compassion bébête, mais surtout l’amnésie et le nationalisme aveugles et dangereux. Pour ma part je continuerai à enfoncer le clou dans l’autre sens, quitte à frapper trop fort. Ce que vous appelez culpabilité, je ne le ressens pas vraiment ainsi, mais comme une reconnaissance plus complète de ce que je suis, de ce que nous sommes, et qui me permet, à moi en tout cas, de me sentir plus digne de serrer la main d’un algérien, d’un malgache ou d’un indépendantiste antillais.
      —Il me semble encore que vous négligez l’importance de ce que nous avons avalé de pernicieux, avec le lait de la patrie (n’est-ce pas un étrange mot, « la patrie » ? Un père féminin…). Je me souviens de ces repas de famille où un oncle ancien militaire se vantait en racontant comment on torturait les noirs en Afrique, ou de ces blagues racistes de mon enfance auxquelles personne ne trouvait à redire, ou de ces explications sur la cruauté « des jaunes » par des anciens d’Indochine. Enfin, à mon premier séjour aux Antilles ou au Maghreb — j’étais très jeune — j’ai découvert que je portais en moi ce racisme, qu’il m’avait imprégné. Je l’ai accepté et c’est ce qui m’a permis de le dépasser. Mais ce n’est pas le cas de tous : des parents travaillant dans le tourisme sont outrés du comportement des Français à l’égard des antillais ; et des amis antillais m’ont dit que je ne pouvais imaginer le mépris avec lequel les cadres blancs les traitent. Bref, je crois qu’on est très loin du compassionnel et de la culpabilité.
      —Un mot pour toi, Cher Rémy, mais vraiment mes forces m’abandonnent et je ne sais si le rakoon qui me regarde par la fenêtre est réèl où sort de mon imagination enfiévrée, un mot pour te dire, mais nous en reparlerons autour de la bière, que le lien social calculé, ou rationnel, d’utilité, en définitive un lien basé sur la relation d’interdépendance, que ce soit celle de Durkheim ou des penseurs anglais des lumières, me semble en défaut par rapport à une adhésion affective de l’individu à ce à quoi il participe : c’est de la philia grec, l’affection pour le projet collectif, que je regrettais la disparition. Sinon, la société fonctionne, après tout, avec tous ses rouages.

      Je me doute que ces quelques remarques ne vous satisferont pas, et je rediscuterai avec plaisir lorsque la nature le permettra.
      Très amicalement à vous,
      Yann Garvoz

  3. Bonjour à vous Maria et Rémy. J’avoue ne pas avoir prolongé la discussion, faute disons de plus de précision sémantique et conceptuelle. Mais pour répondre à l’affirmation du lien social, et presque de son inévitabilité, par Rémy, je trouve cette belle expression, pour dire que nous ne parlions pas de la même chose, dans l’émission de poésie dont le lien figure ci-dessous : « un lien social fondé sur le symbolique, et non sur l’intérêt ». Ceci à propos de l’utopie politique de Mallarmé, illustré dans son Jamais un coup de dé… Tout de même 30 min de discussion poétique avant que n’apparaisse cet élément de sciences sociales… YG
    http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-splendeurs-de-mallarme-2011-09-30.html

  4. revenez à vos moutons … on va faire comment pour sortir la France de cette mièvre tyrannie ultra libérale …??

  5. revenez à vos moutons, ces balivernes sont inquiétantes car nous perdons , nous, citoyens, un temps fou…alors , on va faire comment pour se débarrassser des taxeurs , des usurpateurs au pouvoir …???

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