Petite note de lecture : Super Sad True Love Story, de Gary Shteyngart

Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate qui… car vous ne quitterez pas ce livre avant de l’avoir achevé, malgré ses cabotinages et autres clins d’oeil séducteurs au public. Je n’avais pas lu Absurdistan, mais face au buzz entourant en Amérique du Nord chaque parution de cet auteur, je me suis décidé à entreprendre l’ascension par la face la plus récemment exposée au soleil médiatique, celle du dernier opus. Avant que d’exposer mes quelques objections à ce brillant best-seller, disons tout de suite qu’il s’agit d’une vaste et convaincante dystopie, et d’une oeuvre qui parvient à embrasser plusieurs genres : ceux de l’anticipation (mais à peine), de la satire sociale (la plus réussie, souvent hilarante), de l’épopée historique (chute des États-Unis et leur dépeçage au profit des fonds souverains des pays pétrolifiques), de la bluette, et peut-être du roman picaresque (à débattre).
Tout commence à Rome, où l’anti-héros Lenny Abramov, fils d’émigrants russes de la côte est, tombe amoureux d’Eunice Park, fille d’émigrants coréens de la côte ouest. La psychologie amoureuse à la petite semaine se déploie dans un univers d’internetisation universelle, où tout est su de tout le monde par un simple coup d’oeil à votre apparat (une espèce de super-iphone), et où chacun est calibré est classé en une série d’indices — de la fortune à l’état de santé et à la « baisabilité » — au vu et au su de tous les autres. Les personnages ne se révoltent guère contre cet état de fait et songent surtout à améliorer leurs indices — en particulier Lenny, plutôt bien loti en terme d’indice de fortune, mais affligé d’un indice de baisabilité qui le place toujours parmi les mâles les plus pitoyables des endroits qu’il fréquente. Néamnoins durant toute la première moitié il est clair que le fil narratif du livre est dans la tension entre la pression techno-sociale qui pèse sur les personnages, et leur humanité résiduelle et inconsciente , manifestée par le malaise qui ne peut que filtrer entre les chiffres de la quantification permanente à laquelle ils sont soumis (dans les bars où il arrive à Lenny de retrouver ses amis, les filles se fondent sur son indice de baisabilité pour le mépriser, sans jugement indépendant). Il s’agit de l’aspect le plus brillamment réussi du roman, et Gary Shteyngart excelle à n’exagérer qu’à peine les travers de notre société technologique et connectée, avec un génie et un humour digne d’un Thackeray, et une extrapolation de l’avenir à partir du présent, d’une ambition comparable à celle du 1984 d’Orwell (en bien plus bouffon). Ainsi de ces soirées entre amis dont chacun retransmet en live, sur son propre apparat, l’intégralité. Ou bien de cette machine sécuritaire qui interroge le pauvre Lenny à l’aéroport : a t-il rencontré des étrangers, à Rome, lui demande t-elle ? « Some Italians » répond Lenny, et le voici « flaggé » : « SOMALIANS » comprend la machine, qui évidemment n’a pas besoin de plus pour vous classer parmi les suspects. L’hyper-sexualisation est
également banalisée, avec des enseignes commerciales portant des noms tels que « chatte juteuse » ou « cul de luxe » ; un célèbre talk-show télévisé  mélange considérations politiques et scènes de baises en direct du présentateur.
Un tel monde va manifestement à sa perte, sous les assauts des « Low Net Worth Individuals », les pauvres, humiliés en permanence par leur bas indice de crédit. Encore la révolution n’aboutit-elle qu’à accélérer les évolutions en germe puisque, l’inutile gouvernement pseudo-démocratique liquidé parmi les troubles, les grandes sociétés peuvent ensuite s’en donner à coeur joie dans l’accaparement et la mise à l’encan, littérale, de l’Amérique. S’ouvre la partie centrale, épique, du livre, et la moins convaincante, néanmoins dans ce contexte la disparition des réseaux de communication pendant plusieurs mois conduit tout de même à de nouveaux sommets d’humour noir, commce ces vagues de suicides de jeunes gens qui ne peuvent survivre sans leur apparat : en l’absence de l’omniscient « ranking » qui les dissèque en série numérique, ils ne savent plus qui ils sont, ni quelle est leur place dans le monde ; l’un d’eux laisse comme message posthume sur son apparat devenu inutile « j’ai essayé d’atteindre la vie, mais je n’ai rencontré que des murs, des visages et des idées, ce n’était pas assez. »
Quant à ce qu’il advient, au cours de ces bouleversements, des amours d’Eunice et de Lenny, je laisserai le lecteur le découvrir, en disant tout de même que la fin balance entre grand moralisme désillusionné devant la nature humaine, lieux communs sur les tropes culturels des femmes asiatiques, d’autres clichés sur l’Europe restée pure et rustique, et enfin réflexions putassières sur la victoire finale des livres, à l’intention du lectorat intello.
So witty, Gary Shteingart, que l’on espère qu’il affinera les réglages de la lunette qu’il braque sur le monde, et trouvera l’angle de vue idéal, pour que se déploie dans toute son ampleur son génie satirique et comique. Car — c’est le plus important — ce livre est littéraire en chacune de ses phrases, ce qui est une gageure quand on écrit pour un si vaste public.

(ps de l’écrivain après les réactions du lecteur : pour qui écrit-on ? Le pacte lecteur-auteur a bien changé au cours du temps — que l’on se rappelle des dédicaces à de grands personnages qui formaient le pronaos de toutes les oeuvres avant le XVIIIème siècle.  Dorénavant prévaut une vision romantique de l’auteur mu par une nécessité interne, et écrivant dans un silence, extérieur, qui fait fi de toute considérations sur la future réception. Kafka, Lautréamont, John Kennedy Toole… Les défauts du roman de Shteingart sont sans doute nés d’un trop grand souci de plaire, néanmoins il faut sans doute aussi se garder du fantasme de n’écrire que pour soi, alibi potentiel de dérives égotistes, fuite devant la confrontation avec tous les porteurs de jugement qui rôdent de par le monde sur leurs deux pattes : on compte 6 milliards de cerveaux sur cette planète.)

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