Ayant acheté le roman (?) Tanganyka Project de Sylvain Prudhomme, j’en remettais depuis plusieurs semaines la lecture, mais pour mieux la savourer: cette tentative de lire le sens d’une parcelle de terre d’Afrique — Mwanza, en Tanzanie — sur les inscriptions qui la hérissent — panneaux, journeaux — m’apparaissait éminemment intéressante, non moins que l’insertion dans le texte de tant de documents épigraphiques ; je m’intéressais aussi à ce dernier procédé (que le premier à utiliser fut Doblin, dans Berlin Alexanderplatz ?) pour mon roman en gésine, La Bibliothèque des Sables.
Après une vingtaine de pages, ma déception a donc été d’autant plus vive. Mais comme ce projet suscite la curiosité, et que l’écriture en est honorable, je ne veux pas dans ce billet décourager d’éventuels lecteurs — je les encourage au contraire à se faire leur propre idée — mais remonter la pente de ma déception personnelle, pour cerner mieux mes propres idéaux littéraires.
Donc le roman m’a paru sympathique, mais dépourvu de la tension qui maintient le lecteur dans le fil de son attention et de son attente : le projet de lire une ville par ses signes, tel qu’il est énoncé au début, érige un horizon d’attente plus intellectuellement intéressant, que vraiment tentateur. Par surcroît le dépaysement attendu — le transport dans cet univers de signes où s’immerge le narrateur —, que l’on aurait espéré de la recopie dans le texte de ces inscriptions, ces pancartes, ces publicités, ne fonctionne pas, pour la raison qu’elles ne sont pas insérées, mais retranscriptes en caractères noirs muets et presque lugubres : on n’y trouve plus du tout le contexte, la couleur émotionnelle, la vie, le capharnaüm d’Afrique qu’évoque le narrateur en les citant.
À cet égard, j’avais éprouvé la même déception à la lecture de Berlin Alexanderplatz, et de The Tunnel, de W.H.Gass. Et je ne puis m’empêcher de comparer ce piètre résultat à la fascination que provoquent, en revanche, les photos en noir et blanc qui parsèment l’oeuvre du grand écrivain allemand G.W. Sebald. Je ne m’attarderai pas sur ce pouvoir de la photo, parce que d’autres en ont parlé et en parleront mieux que moi, piètre photographe que je suis, mais aussi parce qu’il ne s’agit pas d’en déduire que les écrivains actuels devraient simplement préférer Photoshop au catalogue de polices de Word.
Plus profondément, il me semble intéressant de relever les similarités et les dissemblances entre la manière de Sylvain Prudhomme, et celle, qui semble résulter d’un projet à maints égards similaires, de Sebald. Les deux oeuvres se rangent dans des genres littéraires contigüs (si l’on considère par exemple l’Austerlitz de Sebald ) : même mélange d’autofiction à la première personne, d’implication de l’auteur comme personnage, d’enquête de terrain, d’effort vers la restitution pointilleuse du réel, dans une lointaine filiation avec le nouveau roman (on aurait d’ailleurs pu aussi évoquer le Modiano de Dora Bruder).
Ce sont toutefois les différences qui m’instruisent. Chez Sebald, l’enquête est humaine, dialogique décentrée, du narrateur vers une ou deux voix (filtrées par la sienne) auxquelles sont donnés l’espace de s’exprimer et l’ampleur nécessaire à convaincre le lecteur de leur existence émotionnelle ; il en résulte un livre habitées de plusieurs présences empathiques, émouvantes. En revanche chez Sylvain Prudhomme les portraits sont de l’ordre du médaillon exotique, l’homme (et, au passage, pas la femme) n’existera que le temps d’un dialogue savoureux en pidgin ou gibberish anglais (souvent l’occasion de s’extasier, bizarrement, sur la plus grande saveur de l’Anglais comparé au Français, mais alors pourquoi ne écrire carrément en Anglais ?), ce sont plutôt des enregistrements de voyage, inscrites dans la tapisserie des paysages et des signes, que des présences réelles.
De même, alors que Tanganyka Project ne semble pas développer ou receler d’autres narration que la quête du réel, et du sens d’un lieu (ou de soi-même, probablement) à travers les signes, on trouve dans les romans et nouvelles de Sebald des diégèses (des histoires, pour le dire plus simplement) latentes, actualisables, qu’il appartient au lecteur de reconstituer en lisant entre les lignes de l’enquête humaine à laquelle le narrateur se livre, et en décryptant les vibrations des voix auxquelles la sienne fait place. Ces histoires naissent toujours, comme des plantes opportunistes et subreptices, du terreau de l’Histoire avec un grand H, des archives, des témoignages : notre patrimoine commun, ce domaine du passé qui n’existe que par le soubassement de l’empathie, de l’amitié entre les humains. Et les fleurs discrètes que les témoignages sébaldiens portent au jour dans les interstices de l’Histoire, ont d’ailleurs pour nom : amitié, émotion, amour.
(Notes, réflexions et injonctions, pour l’information d’un projet personnel.)
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lire également Dos Passos (The 42nd Parallel) qui, a un an près, emploie un procédé on ne peut plus semblable