Pour finir, Trimalcio peignit un volcan. Dans notre région déjà criblée de légendes et comme percluse par le mythe de toutes parts, le volcan ne s’ajoutait à vrai dire qu’à la fin d’une longue liste de sites et attractions remarquables, parmi ceux offerts à la curiosité du voyageur érudit. Dans les guides de voyages, où il figura dès lors, le volcan ne prit d’ailleurs place qu’à l’extrémité d’une catégorie « Mérite un détour », elle-même très inférieure à celle des « Vaut le voyage », tant nombreux sont les phénomènes Phlégréens, les sources miraculeuses, les statues Paniques marmoréeennes, et les étagements somptueux de plans célestes qui ornent les coupoles réelles ou feintes de nos églises.
De même, pour la technique il ne se séparait pas du maniérisme habituel à son époque, dont on peut admirer la forme la plus achevée dans l’œuvre de son contemporain le Puisatiers (on recommande la visite, par exemple, de l’extraordinaire fresque en trompe-l’œil peinte par ce dernier sur les voûtes de la Sainte Ignace del Pancreazio). Et enfin le thème volcanique n’avait pas manqué d’inspirer des générations d’autres créateurs, dans notre région où l’on marche pour ainsi dire sur les toits de villes anciennes, conservées dans leur lit de lave.
Néanmoins le volcan de Trimalcio était différent. Et pas uniquement, comme on l’a écrit, en raison de son cratère imbu d’étoiles, dans les profondeurs duquel l’eau sombre d’un ciel nocturne, se reflétant perpétuellement, procurait un trouble étrange — mélange de fascination pour l’éclat magnétique des astres semés en rangs réguliers, et de vertige pour l’affolement temporaire du sens de gravité pris entre les deux cieux.
(Le contraste magnifique du bleu somptueux qui s’étalait au fond du cratère et de l’ocre des parois montre d’ailleurs à quelle maîtrise le peintre était parvenu au temps de sa maturité, et que peut-être fut injuste la relative obscurité dans laquelle ses contemporains le maintinrent.)
Et ce n’est pas non plus le dieu suspendu sur un nuage, au centre et à l’aplomb du cratère, qui distinguait éminemment l’œuvre de Trimalcio de celles de ses collègues — bien qu’on ne vît de ce Céleste, d’une manière inhabituelle, qu’un dos musculeux, les cheveux bouclés d’une tête à jamais tournée vers l’effarement d’un mystérieux prodige, et l’esquisse d’un bras et d’un index suspendus dans la désignation invisible, hors-champ de l’oeuvre (le reste — drapés de toge, chevilles puissantes — se perdait dans les volutes du nuage où le dieu prenait son assise).
Tout cela, donc, n’aurait pas suffi à assurer à son auteur une réputation plus grande que celle d’autres faméliques peintres de retables, dont l’identité est à peine connue, et qui avaient parcouru le pays en proposant leurs pinceaux à des curés épris de beauté mais avaricieux. Non, ce qui consacra la présence du volcan de Trimalcio dans les étapes facultatives du Grand Tour, ce fut l’extrême minutie qu’il mit à parfaire les parties en trompe-l’œil.
En effet si l’on ne pouvait évidemment hésiter plus d’un instant — le court instant de surprise où s’atermoie la raison — avant de conclure à la facticité du Dieu suspendu au dessus du gouffre — et si le ciel nocturne qui tapissait le fond du cratère était par trop immuable pour que le doute s’y accroche longuement — en revanche le peintre avait poursuivi jusqu’à la maniaquerie l’effet de réalisme pour tous les abords du cratère. Soit lui, soit une puissance administrative ultérieure et bienveillante, en tout cas quelqu’un avait complété la circonférence d’une bien réelle balustrade en fer. Laquelle — peut-être à dessein, et dans ce cas on voit mal qui d’autre que l’artiste aurait élaboré cet appareil —, en surplombant le gouffre de ses rails rassurants, à la fois indiquait au visiteur un parcours possible et sûr à sa déambulation, mais aussi condamnait à l’incertitude ce même visiteur quant à ce qui, dans le paysage qu’il découvrirait, serait relief ou serait surface peinte.
Cet empiètement mutuel de l’art et de la nature s’accentuait du fait que certaines roches, sur le bord de ce chemin que traçait la balustrade autour du cratère, certaines roches étaient réelles et projetaient leur ombre sur les pieds du visiteur, tandis que d’autres, peintes, n’étaient que vaguement esquissées comme pour souligner subtilement ce que toute cette production devait à la fantaisie. À y regarder de plus près, il n’était pas jusqu’à l’épaule du Dieu qui ne fût saillante —sculptée dans l’albâtre ou dans une autre roche aussi blanche—, ainsi qu’une partie de sa toge —un drap agité d’un souffle imperceptible— ; aucun volume ne paraissait enfler les boucles de sa chevelure.
Mais le trait de génie qui consacra Trimalcio (par l’attribution, au passage, d’un mérite qui peut-être aurait dû revenir en droit à l’anonyme bienveillante et ultérieure autorité administrative) dans la faveur des hommes et des guides de voyage, ce fut d’avoir pensé à laisser, sur le long du parcours qui ceint le cratère, quelques endroits où la balustrade s’interrompt soudain et ne devient plus qu’un simulacre peint sur le sol, tandis que la main qui la tenait avec précaution s’enfonce tout d’un coup dangereusement vers le vide, en tentant instinctivement de se ressaisir d’une ombre… Et que dire de ces rochers sur le chemin de crête, qui pourraient bien ne pas être de vrais rochers, qui pourraient bien n’être que de traîtres leurres peints au dessus du vide ? Enfin il est un recoin, aménagé dans un enfoncement de la barrière, qui effraie même les plus téméraires : cette plate-forme au dessus du cratère, dont le sol grillagé constituerait un parfait belvédère pour admirer à loisir le ciel étoilé qui compose le fond du volcan — s’il était certain que tout cela ne fût une ultime malice du peintre ? Il en est peu, parmi tous ceux qui depuis plusieurs siècles qu’il a été achevé découvrent le volcan de Trimalcio, qui s’aventurent à poser le pied à cet endroit pour en vérifier la véracité….
Si le nom de l’artiste a survécu et survivra sans doute toujours dans la postérité, en revanche on ne sait rien de ses destinées après la livraison de cette œuvre.