À l’heure où la Francophonie vacille, et ne semble plus intéresser les Français — quand ils ne la bradent pas pour quelques barils de pétrole — il m’a semblé intéressant de reparcourir les notes qui suivent. Pourquoi écrire dans une langue, plutôt qu’une autre ? Beaucoup d’écrivains ont abandonné leur langue natale pour l’Anglais, ou plutôt l’Américain, et si ce phénomène ne touche pas encore les Francophones, qui ont leur propre espace de diffusion (de plus en plus restreint et fragmenté), combien de temps vont-ils encore rester à l’écart de ce phénomène ? Les librairies ferment, les éditeurs se concentrent sur quelques titres juteux, les enquêtes sur les pratiques culturelles montrent une baisse flagrante de la lecture, et en ce qui concerne la poésie ses lecteurs deviennent rarissimes, même dans le monde de l’éducation et de l’université. Alors pourquoi ne pas transiger vers un lectorat potentiel de près d’un milliard d’anglophones ? Je me fais bien sûr l’avocat du diable, mais il est urgent que la France cesse de liquider sa culture et ses arts, et se donne les moyens de soutenir la Francophonie. Enfin que les élites prennent conscience des enjeux culturel et renoncent à pervertir jour après jour leur langue en la mêlant de borborygmes sonnant comme de l’Anglais de chez Procter&Gamble (département marketing) : parce que c’est pas cool et pas top dans mon business plan, rapport au benchmark (ô mon lecteur idéal, je te demande pardon pour ces expressions qui t’ont donné un compréhensible haut-le-coeur). Le magnétisme d’une langue a toujours été un effet de puissance politique (à moins que nous ne fussions entrés dans une autre époque ?) Jean-François Courouau l’évoque en ce qui concernait, déjà, le choix d’une langue d’écriture à l’époque de Rabelais :
COUROUAU, Jean-François, « La plume et les langues : Réflexions sur le choix linguistique à l’époque moderne», L’Homme, 2006, n°177-178, pp. 251 à 278.
L’écrivain européen, au seizième siècle et durant la plus grande partie du dix-septième siècle, a le choix entre au moins deux langues — le latin et le vernaculaire — auxquelles s’ajoute fréquemment un idiome régional. Le choix linguistique n’est donc pas un acte neutre, ni culturellement, ni socialement, ni politiquement. Au seizième siècle, Évangélisme puis Réforme favorisent l’accés direct au Texte de la Bible par la promotion — restreinte au champ religieux — des langues vernaculaires. L’autre facteur d’émergence de certains vernaculaires étant la montée en puissance d’États dotés d’appareils administratifs : auquel cas la langue officielle choisie est, non pas celle des sujets, mais celle du roi et de sa chancellerie. Jean-François Courouau interroge alors, dans la genèse des identités nationales, la hiérarchie entre liens politiques et liens linguistiques.
Dans ces conditions, le choix linguistique d’un auteur est un arbitrage entre le capital symbolique des différentes langues — l’importance des corpus littéraires déjà constitués —, et leur capital social et politique. Dans chaque ensemble linguistique important se constitue alors une forme de vernaculaire haut dit « standard », qui est un artefact élaboré par les litterati, à la confluence de littéraire et de l’administratif — cette forme ne coïncidant jamais avec une forme parlée : le français ne tire pas plus son origine du Francien, que le toscan littéraire du dialecte de la Toscane. Corollairement, se constituent des idéologies linguistiques sous-tendues de jugements dépréciatifs. Le choix d’une « petite langue » comme véhicule d’expression (J.F. Courouau ne l’évoque pas, mais l’auteur de ce mémoire pense bien sûr à Rabelais) ne semble alors pas être un choix de résistance politique, mais linguistique, avec un désir de rehaussement, de « deffense » de la langue périphérique ; ce peut être aussi un choix éthique en faveur d’une langue mourante ou en tout cas dominée ; ce peut encore être un choix esthétique plus difficile à définir ; en revanche ce n’est jamais un choix « pour le peuple », les milieux lettrés ne manifestant aucune attention aux strates inférieures de la société. Un cas particulier intéressant est celui de la production parodique ou humoristique, en vernaculaire bas, d’une forme littéraire de la langue haute : il n’y a pas nécessairement refus d’un modèle dominant, mais jeu avec ses formes. À noter enfin que la croyance en un « génie de la langue », reflétant un mode de représentation du réel, n’apparaîtrait pas avant le dix-septième siècle (Mireille Huchon, dans l’article « La prose d’art sous François 1er: illustrations et conventions», donne toutefois des exemples précurseurs de cette notion pris en plein seizième siècle).
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