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L’Écrivain Shaman III — Le LECTEUR Shaman

« Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’oeuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. »
Gérard de Nerval, Aurélia

Citation souverainement belle de Gérard. Mais l’inspiration est une vieille lune. Aux derniers arrivés au lieu du carrefour, le topos de la vaticination git dans la poussière, trivial depuis cinquante ou soixante ans. On ne le ressuscitera sans doute pas : close, la bouche d’ombre, profératrice de colombes… L’inspiration vécue comme une révélation convenait à des époques et des créateurs farcis de transcendance.
Le vieil Hermès usé a certes cligné quelquefois encore de l’oeil (malice de vieux trickster, après l’émasculation décrêtée par les papes): Perse, Anabase : « J’aviverai du sel les bouches mortes du désir« . 1920. Il faut par la suite accorder tout son prix à l’adjectif que les surréalistes accolèrent au mot si ancien d’écriture — « automatique ». Automatique comme les automates de Vaucanson, comme la machine de Türing, leur contemporaine. Le langage autonomisé, livré à ses propres règles ? Dans la lignée des surréalistes, et peut-être d’Antonin Artaud, la source oraculaire de l’inspiration a trouvé à se loger dans une fascination pour la folie, restaurée à ses fonctions sacrées archaïques. J’y ai cru aussi, lorsque j’embrassais Vérité, et qu’elle s’inventait une enfance passée à compter des os en Louisiane, ou bien comparait mon torse à une corbeille de cerises, ou bien qu’elle me réduisait en insecte — fascination pour sa parole fluviale et débordée, accidentée, imprévue, inouïe. Mais Vérité n’a pu enflammer qu’un carnet de poèmes géniaux avant de s’éteindre, et je défie quiconque de me dire sans mentir que le Journal de Nijinsky n’est pas un tissu d’ennui — schizophrénie n’est pas poésie.
Toutes ces précautions pour que l’on ne me croit pas trop naïf, mais je me garderais de conclure — « que savons-nous du songe, notre aînesse? ».

Dans mes entretiens précédents avec moi-même et avec quelques autres, j’ai déjà dit  ma vieille accointance pour les états de dépersonnalisation et de décollement de soi — nuits de danse, nuits de feu. Puis l’expérience de l’écriture de Plantation Massa-Lanmaux, et avec ces cérémonies vaudous et sadiennes que je devais décrire, la découverte de la nécessité d’un autre état de conscience comme condition d’une écriture, en quelque sorte, au-delà de moi-même. Depuis, les années antillaises se sont closes comme la porte d’une certaine maison aimée, dans les bois de Vieux-Habitants (ultime apothéose de mangrove et d’écume, découpées par le virement de l’aile et serties de givre dans le hublot), pourtant le motif de la transe, élargi au shamanisme, contre toute attente a continué à aimenter mes réflexions, pour plusieurs raisons qui me paraissent inhérentes à l’écriture. (Il se trouvait aussi que le nouveau pays d’accueil, le Canada, terre de shamanisme nordique, était aussi propice à la continuité de cet intérêt que les antilles vaudoues.)

Vous, comment écrivez-vous ?
Car un autre s’aiguisera peut-être à d’autres aigues-vives mais, en ce qui me concerne, l’inspiration (je parle de l’inspiration vécue,  subjective, pour le reste libre au lecteur de juger) s’avance sur deux côtés, avec la démarche insinueuse du crabe  (cette image me provient d’un réveil en sursaut, une nuit en Guadeloupe, un crabe sur la tête).

D’un côté, il y a le besoin de laisser parler le langage, de le laisser étaler sa superbe et aussi sa rouerie, en roue libre, si je puis dire. Conflagration des mots, crissement des sphères entrechoquées, désaxées. Des associations surgissent, et des archipels volcaniques de sons et de sens, qu’une activité souterraine relie, laquelle n’appartient pas au domaine de l’activité ou du besoin. Il y a des logiques spontanées à l’enchaînement des mots arrimés à leurs champs d’inscription, à leur tout venant, à leur habitus, leurs locutions et leurs affinités — sans parler de certaines de leurs constellations qui vous ont jadis sidéré, et se sont figées, parfois en tiares étincellantes, et parfois en pieuvres glaireuses. Mais bien sûr il ne faut pas exagérer, il y a aussi la logique extrinsèque que vous voulez leur imposer aux mots, votre propre harnachement dont il faut les couvrir, la livrée que vous leur avez dessinée, à ces valets rétifs, avant que de les avoir vraiment mesurés. Ainsi le double attelage du langage, comme celui de l’âme chez Platon, tourne autour de la signifiance en cercles malaisés, à la fois excentriques et concentriques, sur le fil du rasoir : un peu trop concentriques et c’est l’orbe refermée sur elle même, plate aveugle univoque (sans que puissent s’ouvrir, du langage, les yeux et les ouïes) ; un peu trop excentriques les cercles, et les étoiles alors de se faire étrangères, dissolues — l’on s’est perdu dans les espaces, ainsi que le disait Rousseau de Madame de Warens.

D’un autre côté, et lorsqu’il plaît au crabe désultoire de l’inspiration de s’y aventurer, d’un autre côté comme Gérard je hante et j’adore le trouble et beau pays des songes.
Ce n’est plus le domaine du langage, mais celui des images, des presciences informulées. La méditation, avec ses longues stations d’éclaireur sur les seuils de la conscience, n’a pas peu contribué à disposer ma pensée à être l’écran que viennent lécher les grandes ombres sans noms jaillies du pays germinal. Parfois je reste immobile sur mon faldestoed de méditant(-tricheur), et comme à Trapani l’arrivée par la mer des vierges syncrétiques, les caboteurs du rêve viennent me présenter les Visions (il est difficile de les rapporter intactes, cela est bien connu). Parfois ma passivité n’est pas rétribuée, et ce sont les lévriers de la conscience qui doivent étendre démesurément leur course à l’arrière d’un horizon obvie, et me laissent sans voix, jusqu’à leur retour avecques, dans leur gueules, les fragments d’ailes écarlates d’oiseaux que je ne connaîtrai jamais.
Et parfois les phénomènes sont purement intérieurs, sans que s’ouvre un autre espace, tout en synesthésies : sensation d’un corps différent, jeux de muscles, appartenance à d’autres espèces : le ploiement, par exemple, d’une grande nageoire caudale, qui serait presque tout mon corps, à la brisure d’une surface liquide — défilement des anneaux de l’onde glacée…

Que dire, maintenant, de nos jours, de la réalité des états rencontrés — au delà de la vieille doctrine de l’inspiration ? Une vulgate contemporaine un peu imprécise prétend en attester de la connexion de tout et tous, et ma foi pourquoi pas. Il est vrai que se sont parfois surimposées à ma conscience, dans des états d’immense fatigue, des tranches de vie et de pensée de gens très éloignés de moi, géographiquement et humainement, ce qui était très impressionnant. Un anthropologue comme Bertrand Hell voit dans le shamanisme la source d’un nouveau modèle anthropologique.
Contradictoirement, je ne doute pas des immenses ressources hallucinatoires de l’esprit humain, et même de la banalité de l’hallucination mêlée à nos vies.

Quoi qu’il en soit et en mettant de côté les éternels débats entre réalistes et nominalistes, il me paraît évident que, fonctionnellement, l’écrivain se doit d’être chamane. Car il est après tout celui qui doit comprendre, faire vivre et animer avec empathie toute une galerie de personnages, ou au moins d’instances narratives, de projections de consciences, grandes et petites. (À cet égard, je trouve au milieu du roman The Road Home, par Jim Harrison, une très belle mise-en-abîme du rôle de l’écrivain, dans les projections de conscience du shamane spontané Nelse vers les corps de différents animaux passant alentour). Et non seulement l’écrivain doit être chamane, mais il doit aussi permettre au lecteur de se faire shamane, il doit pouvoir lui offrir ce processus de transhumance, de dépersonnification. De même que, dans les rituels, les possédés à leur tour entreprennent les voyages et les incarnations de la conscience, les chevauchées par les esprits, après la préparation et les excursions spirites du shamane. Nous jouissons tous de sortir, peu ou prou, de nous même, nous souhaitons tous cet Ensorcellement du monde, pour citer Boris Cyrulnik. On peut exulter, comme je l’ai déjà évoqué, d’un dépaysement du langage et des mots, à travers les mots de l’écrivain. Mais aussi, et sans doute plus communément, de la catharsis permise par la projection dans d’autres vies, d’autres expériences, qui sont celles des personnages et des narrateurs. Avec la catharsis — Aristote — on n’est plus très loin de Socrate-le-Chamane, et la boucle est bouclée. C’est la belle collaboration entre l’écrivain-chamane et le lecteur-chamane qui leur permet à tous deux les plus belles échappées hors de la finitude d’un seul vivre humain.

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LE SANG DU CIEL, de Piotr Rawicz (article de Claire Laloyaux)

« Il marchait par les champs, songeur, lançant bien haut sa canne, d’un pas de somnambule, en suivant son étoile qui avait complètement disparu dans les tournesols, et il ne la retrouvait qu’au bout du champ, sur sa redingote noire défraîchie. » (Danilo Kis, cité par Claire Laloyaux)

Il y a quelques temps, j’écoutais avec fascination — admiration ! effroi ! — l’adaptation radiophonique, par France Culture, d’un livre totalement inconnu de moi, écrit par un Franco-Polonais rescapé d’Auschwitz, Piotr Rawicz : Le Sang du Ciel. Un livre terrible, désespéré et drôle, échafaudant au bord du brasier les fragiles contentions de l’humour absurde. Le style, à ce qu’il me semble par les épisodes adaptés sur France Culture (je ne l’ai pas encore lu !) est très influencé par les échappées et les percées libératoires du surréalisme. J’ai voulu en savoir plus et il s’est trouvé qu’une sympathique correspondante, Claire Laloyaux, avait travaillé sur Rawicz. Elle a bien voulu que je publie sur ce blog l’article qui suit, pour mon instruction et celle de tous ceux qui comme moi seraient passés à côté du Sang du Ciel.

Le roman de Piotr Rawicz, Le Sang du ciel, fait partie de ces romans sur la catastrophe juive dont l’esthétique monstrueuse met mal à l’aise autant qu’elle fascine. Largement acclamé par la critique littéraire française, anglo-saxonne et israélienne lors de sa parution chez Gallimard en 1961, le roman de Rawicz connaîtra cependant une longue éclipse jusqu’à sa réédition en 2011 aux éditions Suicide Season. La personnalité sulfureuse de son auteur[1] et son livre, déroutant par sa tonalité et par l’ambiguïté de son personnage principal, Boris, expliquent peut-être cet injuste oubli.

Né en 1919 à Lwow, Piotr Rawicz étudie le droit et les langues orientales dans l’université de sa ville natale, là où il rencontrera sa future femme, Anka. Déjà polyglotte avant la guerre –il parlait le polonais, l’ukrainien, le chochlis, le russe et l’allemand-  du fait de l’extraordinaire richesse linguistique de la Mitteleuropa, il apprendra encore d’autres langues sur le tard comme le français, l’anglais, le sanskrit, l’hindi, le yiddish et l’hébreu. Loin d’être anecdotique, ce don des langues semble annoncer sa maîtrise étonnante du français dans Le sang du ciel ainsi que le personnage de Boris, double fictif de Rawicz, qui sauvera sa peau grâce à sa parfaite connaissance  de l’ukrainien. En 1941 Rawicz s’enfuit de Lwow pour la Pologne où il est arrêté et torturé par la Gestapo. Soucieux de cacher ses origines juives par divers stratagèmes, Rawicz est finalement déporté en 1942 à Auschwitz en tant que « prisonnier politique ukrainien ». Comme Boris, il explique sa circoncision par une opération chirurgicale tardive et il est lui aussi interrogé par un ukrainien dans le camp afin de prouver sa nationalité ukrainienne. Jusqu’en 1945 Rawicz survivra aux camps d’Auschwitz et de Leitmeritz près de Theresienstadt. En 1945 il retourne en Pologne où il devient journaliste et poète. Puis il part avec Anka pour la France en 1947 où ils poursuivent tous deux leurs études. Grâce à ses connaissances linguistiques, Rawicz devient correspondant diplomatique et est chargé pour le journal « Le Monde » de commenter des auteurs d’Europe Centrale et Orientale. Coureur de jupons et personnage fantasque, Rawicz menait dans la capitale une vie de bohême. Après la parution du Sang du ciel en 1961 qui reçoit l’année suivante le Prix Rivarol récompensant la meilleure œuvre de langue française écrite par un auteur d’origine étrangère, il sort son deuxième et dernier livre, Bloc-notes d’un contre-révolutionnaire ou la gueule de bois en 1969 juste après les événements de 1968, férocement critiqués par Rawicz. Toujours animé d’une foi religieuse malgré ses écarts de conduite, Rawicz se suicide en 1982 peu de temps après la mort d’Anka, qui souffrait d’un cancer.

Le Sang du ciel est composé de 3 parties aux titres déjà provocateurs : « La queue et l’art de comparer », « Le voyage », « La queue et l’échec aux comparaisons ». Le roman raconte dans la première partie la vie dans un ghetto qui rappelle beaucoup la réalité de celui de Varsovie (sans que pourtant des noms de lieux soient précisés). On assiste progressivement à la disparition de ce ghetto par les massacres, commis par les Einsatzgruppen, et par les nombreuses délations motivées par l’appât du gain. Léon L., directeur du Judenrat, domine les souvenirs du narrateur Boris : grand ami de celui-ci, Léon tente de maintenir coûte que coûte la vie dans le ghetto, mais est finalement assassiné par les nazis. Le quotidien des Juifs est fait de cachettes, de fuites et de la recherche d’un emploi stable qui les empêcherait d’être déportés. Ainsi, Noëmi, compagne de Boris, travaille pour un temps dans l’Atelier Garine jusqu’à ce que les employés de cet atelier soient eux-mêmes menacés par les autorités. On retient de cette première partie la vie dans un ghetto au profond délitement moral et à l’air vicié par les assassinats et les trahisons. Même l’hôpital finit par être envahi par les nazis et y périssent au sous-sol, de la façon la plus barbare qui soit, un groupe d’enfants et leurs trois accompagnatrices, dont l’une est sauvagement violée. Rawicz ne nous épargne pas les détails du massacre : un garçon a la langue coupée parce qu’il parlait trop et a osé tirer la langue à un officier ; une fille aux yeux comme des diamants a les yeux crevés et arrachés de leurs orbites. La langue de Rawicz très imagée, bien qu’elle hésite constamment entre « l’art de comparer » et la haine de la littérature, en devient même poétique dans son esthétisation de la violence :

« Ça glissait. Ça dégoulinait. Des cris stridents remplissaient la pièce comme autant de petits animaux affolés. Des bâillements, des sons vagues, des bruits monstres et bâtards. Des déchirements de sens et de peaux. Des figures géométriques, toutes les géométries qui entraient en folie comme on entre dans un bain chaud. Quelqu’un qui dit : « La géométrie, cette preuve irréfutable que Dieu est fou, fou à lier… » Le ventre de l’Univers, le ventre de l’Etre était ouvert et ses tripes immondes envahissaient la pièce. Les dimensions, les catégories de la conscience, temps, espace, douleur, vide, astronomies se livraient à une mascarade ou à un combat, à une noce ou à une chevauchée et la chair des rêves s’étalait sur le siège de Dieu, évanoui, couché sur le ciment dans Ses propres vomissures.

La femme tranquille, la seule qui au début ne semblait pas croire à la vertu magique des documents officiels fut couchée et empalée. La masse immense du viol, fleur multicolore et exotique, s’épanouit dans la pièce. Ce qui peut être nommé restait modeste, gris, bassement soumis à la raison, à côté de l’innommable. La masse du viol s’écoulait entre les jambes écartées de la femme sans qu’elle profère un son. Une pantomime. Comme des statues blessées –songeait Boris que l’aimable caporal invitait à prendre part à la réjouissance commune. Boris ne dit pas s’il déclina l’invitation. A un moment donné, il sentit chez le bienveillant caporal quelque chose comme une menace voilée. Comme qui dirait : Le Monsieur ne daigne pas participer aux viriles réjouissances populaires. Ceci pourrait coûter à Monsieur. »

Boris tente alors de s’adapter à cette vie faite de traques en affichant un cynisme qui le fait parfois dangereusement basculer du côté des assassins. Pourtant, malgré son apparence physique qui semble le protéger de tout soupçon (grand blond à l’allure désinvolte), la menace pèse sur lui et sa compagne, et tous deux décident de fuir le ghetto.

La seconde partie décrit ainsi les pérégrinations des deux personnages dans une Pologne hostile aux Juifs et prête à tout pour récolter les faveurs des nazis. Boris et Noëmi manquent plusieurs fois d’être dénoncés. Seule la légèreté feinte de Boris leur permet d’échapper à la mort ou à la déportation. Un des épisodes les plus marquants de ce « voyage » est sans doute celui de la conversation entre Boris et un gradé SS dans une cabane près d’un camp de travail. Attiré par des têtes de choux dans un jardin, Boris comprend avec horreur que ce sont en réalité des têtes humaines que dévorent les cochons et sur lesquelles urinent les soldats. Le malaise progressif de Boris et son voyeurisme qui le fait regarder l’extérieur par la fenêtre sont également ceux du lecteur, longtemps hanté par la transformation d’un légume en tête humaine. Même médiatisée par la fenêtre, l’horreur passe par la position ambiguë de Boris, auquel le lecteur ne peut que s’identifier bon gré mal gré, et par la lourde atmosphère qui règne dans la cabane où discutent avec un brin d’appréhension Boris et Noëmi, toujours angoissés à l’idée d’être découverts. Ce qui pourrait les attendre n’est qu’à quelques mètres d’eux, par-delà cette fenêtre. Boris nous raconte avec un certain sens du suspense sa découverte progressive :

« Par un effort difficile et conscient, je me levai de mon siège en écartant la main de l’officier qui cherchait encore à me retenir. Je touchais de mon front ardent la vitre froide de la fenêtre donnant sur la cour. Et brusquement, comme un fouet de cirque, un réflecteur éclaira le décor. Le paysage minuscule et lunaire frappa mes tempes comme une massue. Je freinai une brusque envie de vomir. Ce n’étaient point des têtes de choux qu’étaient en train de lécher et de manger les porcs. Cinq hommes étaient enterrés debout dans le petit jardinet adjacent à la cantine. Leurs têtes salies, couvertes de poussière humide et de choses innommables, leurs têtes à moitié dévorées sortaient du sol telles de géants champignons. Une de ces têtes aux orbites vides venait d’effectuer un mouvement circulaire, nettement perceptible. »

Il est difficile de ne pas rester insensible dans le texte de Rawicz à l’omniprésence du corps et à un érotisme diffus au cœur même de l’horreur, sans que le texte verse pour autant dans le kitsch. Comparer ce roman à d’autres textes sulfureux où l’érotisation des corps n’évite pas les détails scabreux (ainsi des Bienveillantes de Littell) risquerait pourtant d’éluder et l’étonnante psychologie de Boris et la portée tant métaphysique que religieuse contenue dans la sexualité du roman. Ce seul passage, au début du roman, suffit à résumer ces deux dimensions tout en annonçant, par l’image du léchage des « vertes pommes » que sont les seins des jeunes filles, ce qu’il adviendra des « têtes de choux » :

« Il y avait des jeunes filles proprettes dont les hanches et les seins commençaient à s’arrondir. De vertes pommes qu’on s’apprêtait à cueillir. La jalousie m’a saisi de leur fin, de la flamme qui à ma place devait lécher à mort ces seins et ces hanches. Une jalousie plus forte que celle que je portais à leurs vies… De toutes ces filles en forger une seule, ôter un à un les voiles et les couvertures, boire le jus aigre ; le boire jusqu’à la lie… La pensée était pour sûr plus enivrante que le « Dépucelage d’Astéroth » -poème que j’écrivais ou plutôt que je n’écrivais plus depuis des années… C’était donc ça, la trouvaille : ces filles de ma jeunesse allaient devenir sur-le-champ aussi anciennes qu’Astéroth et aussi divines. La Grande Concavité qui allait les engloutir ne serait-elle pas aussi cachée aux mortels que la demeure de la Déesse ?« 

Nourri de poésie et de mythologie cosmique, le texte trouve sa puissance dans une érotisation des textes religieux, et en particulier de la Kabbale, dont le contenu mystique et messianique se prête bien à l’atmosphère du roman. Rawicz ne fait pas seulement appel à son imagination luxuriante, mais transpose encore la judéité problématique de ses personnages dans l’univers de la fable, voire de la mystification et du mensonge. Le monde du roman et celui de la Kabbale, que n’ignorent sans doute pas les habitants du ghetto, s’organisent ainsi autour de catégories sexuelles permettant étrangement que la vie, au plus près de l’extermination et de l’apocalypse, retrouve sa vigueur. Ce très beau passage, entre la désolation de la Catastrophe déjà en cours et l’appétit de vivre passant par l’exploration des chairs éprouvées par le pourrissement, illustre pleinement cette tension à l’œuvre dans le roman :

« La famine mortelle et la mort hantaient nos yeux. Au milieu de la rue on heurtait du pied des cadavres recouverts de vieux journaux. Les processus élémentaires, le pourrissement, la combustion, la transformation des sèves vivantes en liquides morts accaparaient nos sens. La cohabitation fraternelle avec les rats, les poux et les punaises ouvraient nos yeux à la nature universelle du grouillement –cette destinée commune et peu glorieuse de la matière vivante. La proximité du feu et de la pourriture qui avalaient déjà notre peuple, nous faisait plus directement participer au souffle de l’univers. Et puis, en cette période de siège, nous autres qui n’avions pas encore faim, nous avons fait l’amour comme des possédés. Chaque nouvelle journée était un dépucelage dans les chairs cachées du temps qui s’apprêtait à nous engloutir. »

La troisième partie enfin, est beaucoup plus centrée sur Boris, finalement arrêté par hasard. Il connaît des compagnons de cellule brutalement hostiles à sa judéité, mais aussi la torture et la confrontation avec des officiers déterminés à prouver qu’il mérite de mourir. Boris apparaît dans cette troisième partie beaucoup moins railleur et sûr de lui. Affaibli par les mauvais traitements et l’humiliation, il n’est pourtant pas prêt à céder à l’ennemi. Grâce à sa maîtrise parfaite de l’ukrainien et à ses talents rhétoriques, il parvient à prouver à un intellectuel ukrainien et à son bourreau qu’il n’est pas d’origine polonaise mais bien ukrainien. La dernière étape pour survivre est de prouver que sa circoncision n’est pas rituelle mais chirurgicale. Un médecin puis des chirurgiens se laissent convaincre que Boris n’est pas juif, mais qu’il a attrapé plus tard une maladie vénérienne, ce qui expliquerait cette circoncision prétendument tardive. Boris est libéré et retrouve sa vie de fugitif, mais, comme nous l’apprend le narrateur surplombant l’histoire, il sera ensuite déporté à Birkenau. La venue de Boris en France après la guerre indique qu’il a, comme Rawicz, survécu au camp et pu transmettre son expérience à un écrivain professionnel qui nous raconte et réécrit cette histoire. L’emboîtement de l’histoire de Boris racontée par un écrivain professionnel qui l’a en partie réécrite pour ensuite la raconter à un tiers dans un café parisien achève de brouiller les certitudes sur le destin de Boris. Participant d’une esthétique de l’affabulation, plutôt que du mensonge, le roman joue constamment avec les strates d’une vérité qui peine à devenir formulable tant les personnages et les narrateurs ont joué avec toutes les ressources du langage et du genre romanesque. Perdu entre un lointain réel historique[2] dont le roman n’est qu’un reflet imparfait et déformant, comme en atteste la postface parodique :

Ce livre n’est pas un document historique.

Si la notion de hasard (comme la plupart des notions) ne paraissait pas absurde à l’auteur, il dirait volontiers que toute référence à une époque, un territoire ou une ethnie déterminés est fortuite.

Les événements relatés pourraient surgir en tout lieu et en tout temps dans l’âme de n’importe quel homme, planète, minéral…

et la vérité de la Catastrophe intériorisée à l’extrême par le témoin Boris puis filtrée par les narrateurs successifs, Le Sang du ciel est plus qu’une œuvre de témoignage, même de fiction. Débordant l’esthétique de la modernité avec laquelle il s’écrit en multipliant les collages de textes aux genres et tonalités disparates, le roman frappe par son ingéniosité à poser de manière tant critique que poétique l’intégration de la violence génocidaire dans la littérature. Les renoncements du poète aux « procédés », qui ne sont pas autre chose que la plus puissante poésie, puis l’affection indéfectible que  Boris leur porte malgré toute leur « saleté » signifient certes que la littérature a elle aussi les mains sales comme l’écrivain-fossoyeur :

« Le « procédé littéraire » est une saleté par définition. Il l’est davantage de par ses éléments constitutifs : le procédé, le procédé, cette notion est comme un parcours quotidiennement rabâché, entre son bureau et son domicile, par un fonctionnaire souffrant d’hémorroïdes. »

Mais « la littérature : l’anti-dignité érigée en système, en une seule règle de conduite », cet « art, parfois rétribué, de fouiller dans les vomissures » apparaît pour le témoin comme le seul cénotaphe pour les disparus. En effet, les victimes, aussi énigmatiques que les vivants, aussi indéchiffrables que ce texte-testament, ne se rappellent à notre souvenir que par ces quelques traces de leur passé, redessinées en formes grâce aux mots, et par-delà le cimetière en ruines n’accueillant plus leurs sépultures :

« Après avoir regardé la mort des hommes, je me suis heurté, en sortant, à la mort des pierres. »

Dans l’allée centrale, sous la surveillance d’une sentinelle gris-vert, une douzaine de pantins desséchés agitaient leurs propres os et de lourds marteaux. Un autre groupe traînait des brouettes. On cassait de vieilles pierres tombales. Sous les coups de maillet, sourds et aveugles, s’éparpillaient les caractères sacrés des inscriptions vieilles d’un demi-millénaire, à la louange de quelque saint ou quelque philosophe. Un aleph s’en allait vers la gauche, tandis qu’un hei sculpté sur un autre morceau de pierre retombait vers la droite. Un guimmel épousait la poussière et un noun le suivait dans sa chute… Plusieurs shin, lettre qui symbolise l’aide miraculeuse de Dieu, venaient d’être écrasés et piétinés sous les marteaux et sous les pieds de ces ouvriers moribonds.

Oui, comme l’écrit en toutes lettres le cynique Boris, « navigare necesse est : il FAUT écrire ». Le magnifique conteur Danilo Kiš, dont la nouvelle « Youri Goletz » est un hommage explicite à Rawicz, dira ainsi dans un texte autobiographique, Jardin, cendre, en même temps que le deuil du père disparu pendant la guerre, son émouvant souvenir dans une langue où la métaphore atteste pudiquement de la présence de l’humain par-delà le destin imposé aux individus :

« Il marchait par les champs, songeur, lançant bien haut sa canne, d’un pas de somnambule, en suivant son étoile qui avait complètement disparu dans les tournesols, et il ne la retrouvait qu’au bout du champ, sur sa redingote noire défraîchie. »


[1] Pour mieux comprendre la provocation teintée de mélancolie de Rawicz, qui a même pu indisposer d’autres survivants, comme la très émouvante Anna Langfus, on dispose d’un rare entretien qui donne beaucoup à penser : http://biblioteka.teatrnn.pl/dlibra/Content/9897/rawicz_fr.pdf.

[2] Ainsi de cette allusion aux procès de Nuremberg glissée en note de bas de page comme si l’histoire et la justice étaient secondaires et ne pouvaient rendre un nom au peuple disparu : « Plus tard, beaucoup plus tard, dit mon client [Boris], quand la guerre fit place à l’accalmie factice de la terre, j’ai un peu réfléchi à la signification de la minute que je viens de vous conter [Boris évoque la mort de Léon L.]. En tirant son coup de revolver, l’ennemi croyait accomplir une besogne relativement banale, annihiler une cellule de plus parmi les millions de cellules de l’organisme qu’il s’apprêtait à tuer. Mais sans le savoir, il avait visé juste, il avait visé juste, il avait visé au cœur du danger. Lorsque après des années, dans une des villes antiques de l’ennemi, on essaya de prononcer un jugement sur les avatars de l’époque, les voix de bien des peuples pliés naguère à la domination du vaincu se firent entendre. Avant d’aller à la potence les accusés eurent à subir, de leurs bancs, les réquisitoires émanant de ces peuples blessés. On parla aussi –bien sûr- du laboratoire par lequel nous fûmes passés, nous autres, membres du peuple assassiné. Mais de cette salle solennelle, notre peuple était absent. »

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L’ÉCRIVAIN SHAMAN (?) I/III

Lien vers L’Écrivain Shaman II (cliquer)

Transe et possession, une émission de France Culture (cliquer sur le lien)

Après avoir été négligés par l’anthropologie structuraliste des années 1970, les rituels africains, asiatiques, nord ou sud-américains, de possession et de communication avec un autre monde, non seulement ont retrouvé la faveur des chercheurs, mais aussi celle du public occidental — au point qu’un « tourisme shamanique » se développe, plus ou moins naïf, plus ou moins respectueux, plus ou moins dévoyé.

Que vont chercher ces occidentaux, dans les cérémonies gabonaises associées à la prise d’iboga, ou au festival des « divinités noires » (vaudous) du Togo, ou lorsqu’ils vont quémander leur adoption par des plantes totem en Amazonie (le vaudou haïtien semblant hors d’atteinte actuellement, du fait des grandes difficultés à voyager dans le pays) ? L’explication habituelle est celle de la perte de sens dans nos sociétés modernes : des routards jeunes ou vieux, fortunés ou sans le sou, dans tous les cas précipités par leur vide à l’âme sur les chemins de ce que nous avons délaissé sans nous en rendre compte, à un moment inconnu de notre parcours. (Moment lointain, à en juger par l’incroyable nostalgie civilisationnelle suscitée, dès le début du XVIème siècle, par la découverte des « sauvages » : de Montaigne à Rousseau en passant par La Hontan).

Explication indéniable, néanmoins il me semble que s’ajoute une affinité élective supplémentaire de notre époque pour le shamanisme. Elle relève à mon avis de la difficulté à conserver le sens de la continuité de soi-même, de la cohérence de soi, en notre temps d’identités changeantes, de mutations, et de grands bouleversements qui vous balaient d’un bout à l’autre de la planète en rendant caduque les structures rassurantes de votre vie, avant que vous ayez eu le temps de dire Jacques Robinson.
Par ailleurs, « mondialisation » aidant, retrouve-t-on partout un peu du même — et qui ne s’y trouvait pas avant — en même temps que partout s’est perdu un peu ou beaucoup de ce qui s’y trouvait avant.
Enfin, sans faire preuve d’humanisme béat et d’irénisme, les signes se multiplient d’une nouvelle conscience planétaire de l’humanité — conscience tourmentée et en lutte avec elle-même, mais tout-de-même, qui réactualise la grande intuition prophétique d’un Teilhard de Chardin (le Point Omega…).
Or le shaman, s’il est délicat de donner une définition générale d’un personnage, d’un phénomène multiple et divers, paraît en tout cas toujours être celui qui relie les mondes, les consciences, les êtres, et autorise les transmigrations : il peut-être celui qui s’adresse aux instances qui sont en vous tout en vous étant inconnues ; être celui qui fera fondre les barrières entre les moi-s individuels, et vous donnera accès à la synesthésie, à la perception, ou à la sagesse d’un autre vivant, animal ou plante. À ce titre, s’il ne soigne pas les disruptions identitaires de l’occidental contemporain, le shamane les apaise en montrant que, loin d’être des anomalies, elles sont des crevasses par où passe un peu de la vraie nature du monde. Il déligitime le moïsme, désormais souffrant, de l’occident, et encourage l’acceptation que la vie n’est pas si monolithique. (Au coin de nos rues le psychanalyste est peut-être le shaman rationnel… ou le shaman de l’esprit de raison ?).
Il y a par exemple à Toronto un « shamanic centre » qui propose aux curieux des expériences de dépersonnalisation assez simples : se promener dans la ville en prétendant être quelqu’un d’autre que celui que l’on est. (Des étapes ultérieures d’initiation sont plus coriaces, comme de passer quelques nuits seules dans la forêt du nord.)
La pensée de l’occident se heurte ainsi depuis longtemps au problème de l’identité, de l’autre et du même, ainsi que Pascal l’a illustré dans ce texte magnifique, son Discours sur la condition des grands. Plus récemment, le Notturno Indiano du regretté Antonio Tabucchi, ou bien au cinéma le Monsieur Klein de Josef Losey, remettent en question les illusions de l’identité, de la singularité et de la séparabilité de l’individu conscient.

Quant à moi je me suis d’abord rencontré au shamanisme à travers quelques petites manifestations voudouïsante en Guadeloupe ; il n’y est actuellement que peu présent, tout juste soupçonné dans les communautés d’immigrés haïtiens, mais les témoignages anciens des voyageurs et des habitants de l’île, à partir du moment où l’on y a apporté des esclaves d’Afrique de l’Ouest, affirmaient des cérémonies fréquentes et importantes. C’était l’époque — du XVIe au XVIIIe siècles — à travers laquelle se déployait mon Plantation Massa-Lanmaux, et du fait de mon exigence documentaire  j’ai dû entreprendre des lectures et approfondir ma connaissance des rituels vaudous caribbéens. Pourtant, que les lecteurs ne prennent pas mes différentes descriptions de cérémonies au pied de la lettre : je les ai syncrétisées, si l’on m’autorise le terme, avec des rituels, également animistes, de la Grèce ancienne ! En particulier les prières qui sont dites par le prêtre, « le vieux Candio », ne sont pas une langue africaine ou ésotérique, mais sont des prières conservées de l’antiquité grecque.
Lisant cela, les contempteurs de la « globalisation culturelle », du nouveau « gloubi-boulga planétaire », s’il en est parmi mes lecteurs, vont vouloir immédiatement monter sur leurs grands chevaux de frise : qu’ils sachent toutefois que je n’en ai pas procédé ainsi pour les irriter, ni pour illustrer une idéologie du « tout se vaut, tout se mélange », mais pour suggérer qu’il n’y avait pas loin, des nobles religions antiques de l’occident, aux rites des « sauvages » d’hier et d’aujourd’hui. (Même Socrate, Socrate le fondateur de notre radicalité discursive, aurait bien pu exercer des fonctions thaumaturgiques et shamaniques, au sein de sa cité : voir Le Secret de Socrate pour Changer la Vie, de François Roustang, chez Odile Jacob, et Socrate le Sorcier, de Nicolas Grimaldi, aux PUFs.) L’occident, en redécouvrant ces danses et ces transes, transportées dans les Antilles et les Brésils de la déportation, se mirait, sans le savoir, au miroir de ses origines, et ne les reconnaissait nullement (…croiser son double et ne pas le reconnaître… beau thème littéraire… appel vers une histoire à écrire…): les voyageurs et les « habitants », comme on appelait les colons antillais, ne voyaient dans le vaudou qu’une sorte de danse, à laquelle les esclaves se livraient avec une frénésie particulière, en accordant une étrange importance au sacrifice concomitant d’un poulet ou d’un autre animal ; de nos jours encore beaucoup pensent, en Europe et aux États-Unis, que le vaudou est une sorte de sorcellerie résiduelle, et sont surpris d’apprendre que les anthropologues et les fidèles le considèrent tout simplement comme une religion. Ultérieurement, le vaudou est devenu l’une des premières fixations identitaires des esclaves dépouillés de leur culture d’origine, et comme un ferment de résistance : Boukman, le premier chef rebelle haïtien, était un hougan, un prêtre vaudou, et c’est au cours d’une cérémonie qu’il a lancé la première révolte.

C’est donc l’importance de cette religion issue de l’Afrique de l’Ouest, pour mon sujet, qui m’a amené à m’intéresser au shamanisme. Mais aussi m’a t-il fallu réaliser que je ne pourrais pas écrire Plantation Massa-Lanmaux sans avoir recours moi-même à la transe — et que l’écrivain est toujours au moins un peu shaman… Dans l’immédiat, cet article commençant à dépasser les limites d’un billet de blog, je suspends, et poursuivrai prochainement ce fil de pensée.

Lien vers L’Écrivain Chaman II (cliquer)

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Au coeur des ténèbres françaises : la Mission Voulet-Chanoine, 1899

Déjà, au cours de mes recherches pour La Bibliothèque des Sables, il m’était advenu une première fois, avec étonnement, de croiser la route mémorielle sinistre et romantique de la Mission Voulet-Chanoine. Je maintiens l’adjectif « romantique » par honnêteté pour les émotions induites, à cette époque pas trop lointaine, par cette première découverte; il m’en coûte de conserver maintenant ce terme, après qu’un autre hasard a porté à ma connaissance le passionnant entretien que Chantal Ahounou, auteure d’un livre sur la question, a accordé au site Dormira Jamais.

Je rappelle brièvement les faits, décrits plus en détail dans l’entretien de Chantal Ahounou : en 1899, pour faire pièce à l’expansion anglaise en Afrique et compenser l’échec final de la Mission Marchand à Fachoda, le ministère français des colonies décide la conquête du Tchad, et pour ce faire l’envoi d’une expédition dirigée par les capitaines Paul Voulet et Julien Chanoine. Rapidement devenus berserks, les deux capitaines se livrent  à des massacres, en particulier la destruction totale d’une ville de 10000 habitants, qui créent le scandale jusqu’à Paris. Une colonne est envoyée pour les rappeler, dirigée par le colonel Klobb : au contact des deux expéditions, Voulet brûle ses vaisseaux en ordonnant le feu contre ses compatriotes et son supérieur : le colonel Klobb est tué. Quelques jours plus tard, c’est au tour de Voulet et Chanoine d’être exécutés par leurs hommes. La mission se poursuit sous un nouveau commandement.

Cette série de drames est oubliée jusqu’en 1976, et la parution du livre de Jacques-Francis Rolland, Le grand capitaine, Un aventurier inconnu de l’épopée coloniale. Mais même alors, fait remarquer Chantal Ahounou, c’est le romantisme colonial qui domine encore la perception et l’interprétation : »le Capitaine Voulet est perçu comme un personnage romantique. C’est un héros ou anti-héros qui part à la conquête d’un espace inconnu et hostile. Il représente la figure coloniale de l’aventurier qui laisse tout derrière lui ». Chantal Ahounou développe aussi le point de vue suivant : le scandale causé par la mission Voulet-Chanoine, c’est en quelque sorte le scandale du scandale, car sinon, ses exactions ne se distinguaient que par leur caractère arbitraire et leur intensité, des méthodes habituelles de la conquête coloniale. (Qu’on pense seulement aux 15 000 victimes au moins, de la répression de la révolte malgache, en 1947, ou aux massacres d’Algérie, ou à ceux des tirailleurs de Thiaroye, ou plus récemment à la tuerie de Pointe-à-Pitre en 1967).

Sur ces deux points qui appartiennent en propre à l’historienne, je laisse le lecteur migrer vers son entretien. Je voulais quant à moi ajouter une réflexion personnelle née du croisement — pas tout à fait aussi fortuit que celui de la machine à coudre et du parapluie sur la table de dissection — du croisement avec mes lectures Celaniennes. Paul Celan dénonce les immenses falsifications, et aussi les crimes illocutoires dont le langage peut se rendre coupable, à coups d’emportements et de déportements, d’habillages romantiques, de mises en transe : illocutions susceptibles de conduire toute une nation au crime (voir Todesfuge, ici en Français, ou ici lue par le poète en Allemand). Il me semble en effet que l’on trouve dans la persistance de l’épisme colonial en France un bel exemple de ces enrubannements de prestige, de cette romanticisation des vérités les plus sordides ou les plus cruelles, dont est susceptible la littérature.  (Et pourtant, et pourtant, me souffle mon démon, toujours prompt à se laisser séduire par les appels de langue putanesques du Style, et pourtant l’épisme toujours a su sourdre des éventrations et fumer des bûchers, nulles Lumières n’extirperont Dionysos du Discours)

Post scriptum de juin 2013 : j’ai depuis écrit une pièce, à la fois burlesque et tragique, à partir de ces événements  ; elle est en attente d’un éditeur ou d’un metteur-en-scène, les bonnes volontés sont bienvenues.

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Que faire de Paul Celan ? Deux poèmes sublimes…

Que faire de Paul Celan ? La question n’a rien de rhétorique, elle s’impose à moi à chaque lecture, à plus d’un titre. D’abord, que faire de cet excés de beauté ? La sensation s’en tend comme un nerf, et je pèse mes maux. Malgré l’opposition de Jean Bollack (Poésie contre Poésie) à ce qu’il perçoit comme un alibi visant à ne pas éprouver les insuffisances de certaines théories sur un texte qui les démasquerait pour ce qu’elles sont — des théories —, malgré donc, il y a dans la poésie de Paul Celan une mise en tension du langage à la limite de la communication : langage éployé sur l’arc de la signification, jusqu’à ce qu’il nous échappe, ou qu’on ne sache plus ce qu’il nous dit, qu’on ne sache plus de quel monde il nous ramène ce qu’il nous dit, bien qu’il nous le dise. Martine Broda (Dans la Main de Personne) n’était pas la plus mal placée pour cet aveu d’incertitude.

Puis, pour un romancier, Paul Celan, c’est une mauvaise lecture ! Durant des années, j’avais nourri mon écriture de Plantation Massa-Lanmaux par la lecture de Saint-John Perse — et de bien d’autres, mais enfin la puissance langagière propre de Saint-John Perse, qu’on a beau jeu facile de caricaturer en emphase, prédominait. (car c’est je crois chez les poètes, et non chez les romanciers, qu’on trouve la recherche sur les atomes de la littérature, le mot, le rythme, le son ; au roman l’exploration des structures, du discours et des perceptions.) De Saint-John Perse j’ai retiré de fortes influences pour mon style, l’abandon au lyrisme, la rutilance du monde dans les inflexions du verset. Rien de tel chez Celan, mais une destruction des prestiges du langage, une mise-en-garde contre ses mensonges, et les âmes accusatrices des morts dans les larmes des mots. Comment écrire après Celan ?

EN BAS

Rapatrié dans l’oubli,
le dialogue convivial de nos
yeux lents.

Rapatrié syllabe après syllabe, réparti
sur les dés aveugles le jour, vers quoi
se tend la main du joueur, grande,
dans l’éveil.

Et le trop de mes paroles :
déposé sur le petit
cristal dans le fardeau de ton silence.

In  Grille de parole, Traduction Martine Broda

 

 

Tu es couché dans la grande ouïe

Tu es couché dans la grande ouïe,
embuissonné, enfloconné.

Va à la Spree, va à la Havel,
va aux crocs des bouchers,
aux rouges pals des pommes
de Suède* —

Vient la table avec les étrennes,
elle tourne autour d’un Éden —

L’homme, on en fit une passoire, la femme,
elle a dû nager, la cochonne,
pour elle, pour personne, pour tout —

Le canal de la Landwehr ne bruissera pas.
Rien

ne s’arrête

*Schw-eden, en Allemand

(Traduit et cité par Jean Bollack, dans son formidable Poésie contre Poésie)

En ce second poème, terrible mise-à-nu de la barbarie sanglante derrière les éléments traditionnels d’un noël Berlinois. L’homme et la femme, ce sont Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, assassinés, avant que le cadavre de « la femme » ne soit jeté dans la Spree. Extraordinaire condensation d’image, de sensation, de vision, dans les « rouges pals des pommes de Schw-Eden » : la pomme de la connaissance, la croix du christ, le sang, un pays de neige, l’eden, la chute… Tout cela sur l’étal d’un marché de noël… L’histoire vibre encore dans le présent faussement pacifié.

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(Re)découverte d’un écrivain remarquable : C.-A. Cingria, cyclopédiste de la langue

Les bouquinistes sont à la littérature ce que les greniers à une maison de campagne ancestrale : les seconds offrent des occasions de découvrir, dans une malle poussiéreuse, l’assemblage surréaliste d’une machine à coudre, d’un parapluie, d’un appareil photo, d’un vieux costume de mariage, d’un album de photos prises en Égypte… et les premiers une collection de grands écrivains au bord de tomber dans l’effacement définitif des oeuvres non rééditées. L’imagination désordonnée et géniale, les ruptures et les trouvailles de style surprenantes et géniales,  les digressions, les collations d’époques, les théories délirantes et géniales, et enfin le quasi-oubli, de Charles-Albert Cingria, apparentent son écriture à la malle baroque inventée et retrouvée ci-avant…

J’ai acheté Bois sec Bois vert au petit bonheur la chance chez un bouquiniste d’Avignon, et allais ensuite le relivrer pour quelques années à une nouvelle disparition dans ma bibliothèque itinérante (triée seulement aux moments de changer de pays), s’il n’y avait eu — quelques semaines plus tard, étonnant hasard ! — ce texte sur Cingria dans le Trois auteurs de Pierre Michon. Je lisais Trois auteurs, à la nuit, surtout intéressé par ce que Michon dirait de Faulkner, lorsque je me suis avisé que …attendez ! Cingria ! ça me dit quelque chose… Et je reretrouvai Bois sec Bois vert, déjà perdu de vue depuis son achat fortuit… Ce qui est encore plus étrange, est que Cingria lui-même s’étonne de ce que, pensez-vous à acquérir un certain livre et vous promenez vous sur les bords de Seine, ne voilà-t-il pas — ça ne manque jamais ! — que le livre désiré va se présenter dans la boîte du premier bouquiniste rencontré !  Cingria, jamais en manque d’une théorie bizarre, attribue ces hasards à la véracité des miracles, lesquels ne seraient toutefois que des phénomènes explicables par quelques initiés qui gardent secrètes des découvertes scientifiques, etc… Quand à moi, qui suis plus rationnel, je crois plus simplement que c’est la courbure de l’espace-temps, qui fait apparaître dans ma bibliothèque un livre dont justement me parlait un autre livre.

Cette contextualisation laborieuse pour dire qu’avec Cingria j’ai découvert un grand maître de la langue française, et un styliste hors pair. Tous les mots, toutes les expressions semblent avoir été constamment présents en même temps à cet esprit inquisitif, observateur et associatif. Un esprit auquel on accorderait volontiers l’architecture rompue et défiant les lois communes de la géométrie d’un dessin de Maurits Escher,voire les propriétés vertigineuses d’un dictionnaire troué dont les articles se mélangeraient et se recomposeraient au cours de la lecture… Se promener avec cet homme là devait être un calvaire, ou un enchantement : il n’y a pas de spectacle ou de situation, même les plus communs, qui ne l’arrêtent le temps d’une histoire, d’une digression, elle même interrompue de considérations sur sa machine à écrire ou les interjections des éboueurs kabyles… Ainsi d’une touffe de roseau dans une rue à Rome, un bateau, une odeur, une passante, une ballade de troubadour, une idée d’idée… Ce devait être un piétinement permanent, des perplexités, des catalepsies méditatives ! Ou plutôt ce piétinement, plus que le sien, devait être celui des myriapodes de mots et de sentences qui se pressaient à sa rencontre, défilaient, paradaient… Rarement  avant de lire Cingria avais-je rencontré d’auteur qui donne autant le sentiment d’arpenter la langue et la littérature française, suscitant d’un pied poétique des appels de phrases, de paragraphes, de  syntaxes nouvelles, de pages inouïes, à chacun des accidents du monde d’idées et de mots qu’il passe son temps à entreprendre. Les choses s’absentent presque dans la continuité du langage, des livres et des histoires. (Par ailleurs, cette métaphore pédestre ne sert qu’à traduire mon impression, car il fut en fait inséparable de sa bicyclette : personnage ubique de ses récits, en général réduite à l’impuissance par la matière du sol ou un pneu crevé, et qu’il doit traîner dans des labours boueux, tout en reconnaissant des mousses, comptant les cache-pots aux fenêtres d’hôtel, dissertant sur Cicéron ou sur Hadrien.)

Mais enfin, me direz-vous, mais de quoi ça parle !? Ah mais c’est difficile à dire, de tout et de rien, avec ses digressions, ses remarques-en-passant, ses coq-à-l’âne, ses brûle-pourpoint, parfois il paraît qu’il perd lui même le fil. Toute une esthétique de la surprise, et du coq-à-l’âne ! Il est question, ainsi, d’une villégiature à la campagne, à proximité d’un lieu-dit, « le camp de César », qui donne son titre au récit. Cingria plante le décor pendant plusieurs dizaines de pages, un décor fabuleux et captivant de voyous de cabanes, de fille enamourée du chef de bande, d’alcools forts pris dans des bistros honnêtes et de spaghettis mémorables, et bien sûr de bicyclettes en rade… Quant au « camp de césar », que l’on attendait comme objet primordial, il n’apparaît presque jamais (contrairement à Cicéron, qui aurait eu la tête tranchée sur les toilettes), dans un texte qui se conclut sur « l’amour immense » ! Il y a aussi un pastiche hilarant du Phèdre de Racine, où Hippolyte serait un hippocampe, et sa belle-mère une lamproie, et Thésée aurait été retenu par des filets au large…

Tout est dans le clavier prodigieux de son style. Avant de disparaître pour laisser la place à quelques extraits, une conclusion : les événements de la littérature sont des événements de langage, pas des ficelles de scenarii.

CHARLES-ALBERT CINGRIA : BOIS SEC BOIS VERT

« Une ample étoile musquée domine les mers et les terres et ses temples. Elle descend — elle y est obligée — veille à tout, puis se couche.

Une fine étoile, la 105e des cartes, qui vient de naître, vibre et scintille sur l’eau rouillée d’une conque située sur une rocaille. […] Elle roule alors longtemps, puis s’arrête, se métamorphose en coquille produisant un petit spectacle. Oui, un véritable groupe pittoresque : une personne avec des arbres et une lumière comme ceux d’une ampoule de poche, pour essayer d’introduire une adepte de volontés autres que les siennes. Mais elle y renonce. Elle est moindre. Elle salue alors et, lointainement, éperdûment, fait des promesses d’une consolation relative à d’autres états que la vie. C’est bien inconsistant. »

« C’est épouvantable d’avoir affaire à une humanité privée d’opinion, ou la hiérarchie bancaire ou militaire ou ferroviaire domine tout ; ou un poète est un déséquilibré, un aquarelliste, un saltimbanque. […] vous tous dont les pinceaux d’aquarelles allègres tintent contre les verres sur vos humbles tables tandis que se commet la poésie la plus tendre qui se puisse situer dans les tresses d’or d’amour des archipels phosphorescents ! »

« L’acétylène vocifère sur les doux mats visages des tendres et des tièdes corps qui contemplent des bicyclettes. On crie. »

« Commence alors le glas infernal […] l’argent bouillant vif coulé dans le crâne. […] La cruauté — ce coefficient jamais avoué de la suavité de Rome — donne à ce moment son plein. C’est infini et savant. On meurt, on ressuscite. »

« voir les immenses statues des vieillards pirouettant sur la façade. […] Et c’est étonnant aussi cette participation de l’atmosphère : ces nuages qui continuent le panégyrique de leurs draperies qu’instituent en rond leurs barbes, leurs têtes, leurs bras, tandis que la lumière arrive à plat derrière et qu’on voir reluire leur calvitie de marbre et leurs chevilles également de marbre qui se soulèvent et dansent sur ce haut fronton qui ne danse pas. »

Enfin, cette dernière extraction, peut-être une clé de son art ou de sa pensée : « Étonnez-vous de ce soleil-ci avant d’en réclamer un autre ; mais étonnez-vous aussi de la vie, de cette vie, de la vôtre. Des miracles, vous en voulez tout le temps. […] si le soleil s’arrêtait ou s’il y avait deux soleils, pourquoi n’y en aurait-il pas trois, puis cinq, puis cent ? Votre étonnement n’augmenterait pas. Ce qu’il y a de positivement désarçonnant, c’est qu’il en y ait un et que celui-là jamais il ne s’arrête. »

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Brève réflexion au sujet de Noam Chomsky et de la petitesse de notre cerveau d’anacoluthe

L’un des arguments de Chomsky en faveur d’une grammaire générative innée, est l’apparente impossibilité pour l’être humain, de faire pratiquement l’acquisition sémantique et syntaxique de sa langue dans le temps si prodigieusement restreint imparti au petit enfant pour l’acquisition du langage.

Il est au moins douteux que la grammaire précède l’acquisition des mots (voir le sémioticien Danesi, Messages, Signs and Meanings), mais ce contre-argument n’explique pas la génialité du quasi-nourrisson dans l’appréhension de sa langue maternelle.

Il me semble donc aussi que vouloir déposer dans l’individu la somme de ses ressources , c’est en faire une fois de plus, idéologiquement, cet anacoluthe enfermé dans sa coquille mentale. Nous avons, pour penser et apprendre, toutes les ressources lentement accumulées, les aides les perches et les ficelles, de la culture autour de nous. Pourquoi la langue, la culture, ne se seraient-elles pas élaborées pour permettre cet apprentissage rapide (de manière similaire à la sélection darwinienne pour les organisations biologiques) ? Dans les voix de ses parents et de ses frères et soeurs, et par la nécessité pragmatique de les comprendre et de leur signifier ses besoins, son existence, le petit humain puise dans les ressources préexistentes de la langue : il n’a pas besoin de savoir à l’avance, puisqu’elle sait pour lui. Il en va de même plus tard pour nous, adultes, dans les livres : ce monde étrange des livres qui dédouble le monde, l’approfondit, et nous aide à lui donner sens. Notre pensée est plus vaste que notre cerveau, potentiellement nous pouvons penser sur toute l’étendue de l’arc électrique de la culture.

Il me plaît de voir en chacun de nous les co-utilisateurs, en différents points, du même continuum mental. Que reste-t-il de nous, en dehors de ces mots communs ? Pas grand chose, que l’angoisse du sujet né incomplet et perdu, perdu dans les autres et leurs langages…

Que serions-nous sans la littérature ?

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ET SI LA LITTÉRATURE NE SERVAIT QU’À FLINGUER LES MONSTRES QUI SURGISSENT SUR NOTRE CHEMIN ?

Tableau d'Alexandre Suzana

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LE DIVIN MARQUIS DE SAPIDUM

Le célèbre portrait imaginaire de Sade par Man Ray

LA PROVENDE MÉDIÉVALE DU WEEK-END, prévisible et hebdomadaire comme le retour du marché, fraîche comme l’étal aux poissons ! Le divin marquis portait bien son nom : « sade », jusqu’à la fin du XVème siècle, est un adjectif, dérivé du latin sapidus, qui signifie », à la fois « qui a de la saveur », mais aussi « gracieux, doux, gentil, charmant, agréable »… Qui oserait dénier aucune de ces qualités au gentil marquis ? N’écoutez point les mau-ssades (eh oui ! même origine, mais inversée par la névrose !) puritains, n’oubliez pas qu’il fut condamné par la Terreur pour modération, qu’il s’opposait aux peines capitales — et pourquoi, maussades puritains, si ce n’est par haine de la vie, lui confisquiez-vous à Charenton les chandelles qu’il remodelait en godemichés, derniers et innocents réconforts d’un vieil homme ?

Quant au verbe dérivé « sadaier », il signifiait « caresser », « flatter », tous gestes que DAF nous prodigue encore par le truchement de ses livres voluptueux… Le « sadaiement », c’est l’ensemble des caresses et des baisers…

Donatien Alphonse François eut-il connaissance du sens de son nom dans la vieille langue ? On peut en douter, car sinon son esprit génial et obsessionnel se serait emparé de ces étymologies pour élucubrer les variations les plus provocantes et les plus drôles. Mais toi, sympathique et hypocrite lecteur, toi qui par la supériorité de ta modernité, jouit d’une superbe vue plongeante sur le décolleté de la langue française, mon semblable mon frère, porté aux plaisirs des mots ET des choses : je te souhaite les meilleurs sadaiements dominicaux !

(Aux lecteurs intéressés, j’en profite pour recommander très très vivement la biographie passionnante et formidable du regretté Maurice Lever : Vie de Sade)

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La littérature comme langue sacrée

Nous sommes nombreux à regretter la disparition du passé simple et des temps du subjonctif, dans la langue écrite et parlée (merci à la correspondante qui m’incite à ce billet par sa remarque).

« Il ordonna qu’on la foutît en cul » (Manuscrit de Sade)

Je ne veux pas m’arroger le droit de parler au nom de tous les nostalgiques, mais en ce qui me concerne c’est évidemment la déperdition de beauté, de raffinement, qui me navre, et non la transition des choses, le « panta rei ». Toutes les langues se simplifient, et ceux qui ont étudié les langues antiques savent que la complexité est un signe d’archaïsme.

Néanmoins, on peut déplorer l’aplatissement des langues modernes de communication, au moins dans leur usage quotidien et commun. Face à cela, deux attitudes sont possibles, correspondant à deux conceptions de la littérature. La première conception est de considérer qu’elle doit faire corps avec toutes les autres expressions de son époque, et ne pas s’en distinguer par une langue qui lui serait propre.Il y a une logique, presque une sagesse à cela : pourquoi s’arc-bouter derrière l’imparfait du subjonctif, si ce n’est pour se retrouver presque seul dans la tranchée, exposé aux accusations de snobisme ou de passéisme ?

Un autre conception est la mienne, dans la lignée d’un Pierre Michon, d’un Richard Millet (qu’ils me pardonnent de me placer sous leur patronage sans leur demander leur avis) : la littérature n’a pas à parler comme son temps, la littérature ne doit pas hésiter à se séparer du langage commun et à accepter le sort et les servitudes d’une langue autre, plus haute, d’une langue sacrée, pas nécessairement plus pure, mais vouée à un culte — qui l’oblige — de la beauté et de l’essence. Une langue « rutilante » (j’ai entendu Pierre Michon utiliser cet adjectif) et ornée, dorée, prête à la pompe — et pourquoi pas ? comme pour beaucoup de choses, tout est dans les proportions — ou à la louange, à la flêtrissure ou à l’invocation des dieux, des hommes, du divin dans l’homme et dans la vie. Par surcroit, que donner au lecteur de plus précieux, sinon le décollement de sa propre langue, comme je l’ai déjà écrit dans un autre article ?

Quant à moi, je voudrais être capable d’une langue qui parcourrait toute la gamme du trivial, de l’argotique ou de l’onomatopéique, jusqu’au formes sophistiquées du grand siècle. On y travaille. Mais, comme disait Borges, « on lit les livres que l’on veut, on écrit les livres que l’on peut »… Advienne que pourra…

Pour illustrer ma recherche : le prologue de mon roman Plantation Massa-Lanmaux (cliquer)

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