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La provende médiévale du jour (trésors de langue)

Le glaïeul vient du gladium, glaive ! N’est-il pas magnifique qu’une arme se fût émoussée en fleur ? Autre découverte : l’origine de arroi (et de son cousin disparu conroi) : des formations latines probables arredare, conredare, basées sur la racine germanique red : préparatif, arrangement (ready). D’où il appert que, ainsi que nous avons, malheureusement, notre franglais, nos anciens eurent leur germalatin ! On n’utilise plus guère arroi, il faut le reconnaître, et à vrai dire la seule fois que je l’ai trouvé chez un auteur de notre temps il s’agissait d’une traduction du Grec (Eschylle ?) par Saint-John Perse… Le mot signifie « équipage », « matériel », « train », « suite » : j’ai vu ce matin passer dans mon quartier, une voiture de mariés suivis de tout leur arroi…

Pour finir, cette belle nuit d’amour, nuit de noces d’Érec et Énide, chez Chrétien de Troyes :

Quant vuidiee lor fu la chanbre,

Lor droit randent a chascun manbre.

Li oel d’esgarder se refont,

Cil qui d’amors la voie font

Et lor message au cuer anvoient;

Que mout lor plest, quanque il voient.

Aprés le message des iauz

Vient la douçors, qui mout vaut miauz,

Des beisiers qui amor atraient.

Andui cele douçor essaient,

Et lor cuers dedanz an aboivrent

Si qu’a grant painne s’an dessoivrent;

De beisier fu li premiers jeus.

Et l’amors, qui est antr’aus deus,

Fist la pucele plus hardie,

De rien ne s’est acoardie;

Tot sofri, que que li grevast.

Einsois qu’ele se relevast.

Ot perdu le non de pucele;

Au matin fu dame novele.

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Entre les mots

     Langue, pensée : plus n’errerez ! Marc-Aurèle prône dans son cahier d’exercices spirituels — cahier baptisé Pensées pour moi-même par la postérité — un usage dirigé et utile, lucide, de nos pensées… Exercice mental qui n’est pas sans similitude avec l’exercice de la méditation…

       » Il faut donc éviter d’embrasser, dans l’enchaînement de tes idées, ce qui est aventureux et vain, et beaucoup plus encore ce qui est superflu et pernicieux . Il faut t’habituer à n’avoir que les seules idées à propos desquelles, si on te demandait soudain : « A quoi penses-tu maintenant? » tu puisses incontinent répondre avec franchise : « A ceci et à cela . » De cette façon, on pourrait voir aussitôt et avec évidence, que tout en toi est simple, bienveillant, digne d’un être sociable, indifférent aux idées de volupté ou, pour tout dire en un mot, de jouissances ; insensible encore à la haine, à l’envie, à la défiance et à toute autre passion dont tu rougirais, s’il fallait avouer que ton esprit la possède « , nous enjoint le bon Empereur…

     Je me repose à cette idée d’une pensée linéaire, signe pur déposé sur un fond clair et tranquille, nuée nulle au lointain et pas un trouble au profond ni au proche. Mais en vérité, il faut savoir espacer les mots, pour que puisse transparaître et naître l’événement, venu de leurs interstices… Notre participation n’est pas requise : notre convoitise sourde suffit à pincer les cordes de silence, entre les mots !

      Une ondulation, l’ombre de la beauté, un fin plissement de la lacune, suffiraient bien sûr à notre joie demeurée souveraine ; hélas ! dans l’événement percent la peur, l’angoisse, la tenaille menaçante de l’angoisse ! C’est nous que ce bouquet regarde : l’espace de vie, entre les mots, est aussi l’espace de notre mort.

(sur Marc-Aurèle et le stoïcisme, voir le précieux livre  de Pierre Hadot, La Citadelle Intérieure)

(Une pensée subreptice et corollaire : le Dieu en nous, depuis Marc-Aurèle, depuis le stoïcisme, et jusqu’au XIXème siècle peut-être, c’était la Raison… Désormais, sauf erreur de ma part un espèce de vitalisme, récemment new-agisé, l’a remplacée, et le Dieu serait le désir, la vie, l’impulsion… Ce changement de paradigme légitime bien des choses, et pourrait contribuer à expliquer notre époque…)

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Robert le Diable, une histoire d’horreur et de rédemption, du XIIIème siècle

     C’est la chanson de Jean Ferrat au sujet de Robert Desnos et de sa mort en camp de concentration, Robert le Diable, chanson émouvante à pleurer, qui m’a amené à me souvenir d’une notice lue dans un livre d’histoire littéraire ; j’ai voulu en savoir plus, en allant voir aux sources. J’ai trouvé l’édition bilingue d’Élisabeth Gaucher, Robert le Diable, chez Champion, coll. Classiques, 2006.

     Robert le Diable s’est avéré être l’oeuvre d’un clerc anglo-normand, anonyme, du début du XIIIème siècle, qui comme d’habitude a fondu une série de thèmes et de formes plus anciennes pour créer une oeuvre nouvelle, puissante, à valeur d’exemplum — et inscrire un nouveau mythe littéraire dans notre littérature. Le mythe littéraire, selon les mythologues, ne devient consacré et pérenne qu’à la condition de se greffer sur des thèmes anciens et puissants, peut-être ancrés dans la psyché humaine (ou au moins dans celle des participants de la culture où s’ente le mythe).

     Tel est le cas de l’histoire de Robert le Diable, fils du Duc de Normandie (que plusieurs érudits ont voulu identifier à un personnage historique réel, sans qu’aucune solution ne fît consensus parmi les savants). Sa mère la Duchesse est restée 17 ans brehaigne après son mariage ; en vain a t-elle prié Dieu assidument. Furieuse, elle reproche à la divinité de ne pas répondre à ses prières : malheur au chrétien qui veut enchaîner Dieu, que ce soit par des prières ou des serments ! La duchesse en appelle au « Diable ailé » pour remédier à la stérilité de son union, puis s’effondre, et ne revient à ses sens qu’à l’entrée du Duc dans sa chambre ; elle est alors d’une beauté surnaturelle, et son époux n’y résiste pas :

« Dont eut li Dus si grant desir

Et tel talent d’a li gesir

Que, plus tost qu’il peut, sor le lit

L’emporte et en fait son delit (délice)« 

Je ne traduis pas, pour ne pas offenser mes chastes lecteurs, et pour conserver les sonorités de cette langue de nos ancêtres. Mais on peut néanmoins se demander si le moyen-âge, à l’apogée de la courtoisie, avait une conscience élaborée du plaisir féminin… Je laisse la question aux spécialistes d’histoire sexuelle. Quoi qu’il en soit un fils naîtra de cette nuit de feu maligne, ce sera Robert. Tout enfant il tourmentera ses nourrices ; adolescent il frappera ses maîtres, au point qu’il sera impossible de lui enseigner à lire ou écrire ; adulte il attaquera et tuera les serviteurs de Dieu, et même les nobles amis de son père ; adoubé chevalier, au mépris de la loi chevaleresque il ne laissera pas vivant un seul de ses adversaires de tournoi. Le pape, alerté de ces ravages parmi son troupeau d’hommes, s’entremet et menace d’excommunication le Duc, s’il ne met fin aux désordres de son fils ; le Duc, faible et craignant que ne se retourne contre lui la violence de sa progéniture, préfère exiler Robert. Celui-ci part donc dans la forêt, accompagné d’une bande de brigands violents, et ses exactions ne font qu’empirer. Un horrible point d’orgue conclut cette première partie : Robert a connaissance d’un couvent peuplé de femmes de haute noblesse (et de haute beauté) qui ont choisi de se consacrer au Christ ; il y entre par la force, et à lui tout seul massacre tous les vivants qui s’y trouvaient, avec une prédilection pour le meurtre des nones les plus angéliquement belles. La scène qui s’ensuit a la précision de l’hallucination et la cruauté des visions auxquelles atteindront les surréalistes des siècles plus tard — les modernes amateurs de « gore » ne la renieraient pas non plus : Robert, couvert de sang au point d’en rougir entièrement la robe blanche de son cheval, entre dans la capitale de son père, tandis que les gens fuient et se calfeutrent devant ce retour démoniaque.

« Del fier et de la glaive toute

Est si sanglente qu’en degoute

Li sans a ses piés contreval ;

Et tous li chiés de son cheval

Est si chargiés trestout de sang

Que poy y pert partout de blanc. »

(Traduction Elisabeth Gaucher : « [la lame de son épée et toute sa lance] étaient recouvertes de sang, dont les gouttes tombaient à ses pieds ; même la tête de son cheval en était si imprégnée qu’on n’en distinguait presque plus la couleur. »)

     Un étrange brouillard obscurcit la conscience de celui qui est l’objet unanime de la haine et de l’effroi… La grâce s’insinue dans l’obstination auparavant aveugle de l’insigne pécheur : « pourquoi moi » ? Il se rend auprès de sa mère, qui lui avoue le pacte diabolique auquel son désir d’enfant l’a conduite. Terrassé par la connaissance de son origine impure, Robert abandonne tout et se rend auprès du Pape, pour le supplier de l’absoudre… Le Souverain Pontife, dépassé par la démesure des fautes du misérable, le renvoie à un saint ermite, qui saura quelle pénitence lui infliger : l’épreuve, pour Robert, sera de ne plus parler, de passer pour un fou furieux, de ne se nourrir que des restes de la pitance donnée aux chiens. Robert gagne la cour Impériale (seul endroit où la populace n’ose le poursuivre pour l’écharper, puisqu’il doit jouer la démence) et y reste dix ans comme fou de l’Empereur ; cependant les Infidèles menacent Rome…

     Il est inutile que j’en dise plus, et à vrai dire la narration dans sa seconde partie prend un tour plus attendu, et un peu répétitif (à tel point que je me suis interrogé sur la possibilité d’interpolations de copistes, mais Élisabeth Gaucher n’en fait pas mention). Inutile aussi que je commente la signification allégorique de l’histoire, dans le contexte religieux médiéval : ce n’est pas que je sois partisan d’une critique dés-historicisée, mais Élisabeth Gaucher dans sa préface évoque en spécialiste les significations médiévales de la folie, les considérations patristiques sur les accès du corps au monde et à la connaissance puis à la grâce, les valeurs illocutoires de la parole dans la pensée du moyen-âge… Je renvoie à son édition, et à sa bibliographie. Ce qui m’intéresse à titre personnel et pour faire connaître ce texte important de mon patrimoine, ce sont les échos, les répercussions qu’il éveille dans l’esprit du lecteur moderne. Car je crois à une signification de cette légende qui, si elle ne saurait être universelle et intemporelle, enjambe néanmoins les siècles, et demeure étonnante et presque perturbante, pour une conscience moderne. Il s’agit du mythe de l’origine, et de la part maudite, ou sacrée, en tout cas de la part de mystère initial : celle ou celui qui se penche en elle-même ou lui-même, qui remonte toujours plus vers l’amont de ce qui la ou le fait, des sources de son désir, s’expose au vertige d’une anamnèse et d’une analyse infinies. « Je ne peux pas ne pas vouloir ce que je veux », ainsi que le disait Schopenhauer.  Nos canaux n’ont pas de fin, nos vaisseaux sanguins pompent un sang de provenance, en définitive, inconnue, notre psyché trempe dans un bain aux contours indistincts. Il s’agit du grand mystère du parlêtre, que rencontre métaphoriquement Robert, et auquel le moyen-âge assignait cette origine parfois divine, parfois démoniaque. La pulsion nous occupe, nous négocions continuellement avec elle, comme une puissance qui nous identifie, ou parfois nous est étrangère, lorsqu’elle ne ravage pas une vie de même manière que Robert dévaste le duché paternel. (Autres échos psychanalytiques ici, mais il revient à chacun de donner son sens au texte).

Une autre écho, enfin, de ce texte — et j’ai conscience de m’aventurer ici sur un terrain piégé, aventureux et subjectif — serait celui des recours extrêmes et des compromissions auxquelles peut conduire le désir d’enfant, envers et contre tout : procréations d’êtres sans pères, pari immense dont sera éventuellement redevable un autre que celle ou ceux qui l’ont pris, vocation d’un être futur et pourtant aimé, aux tourments de l’absence et de l’inconnaissable.

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Archéologie du texte : contre une littérature immémorieuse (Manifeste du Passéisme)

     Le langage nous dépasse. Étant nés, nous y entrons comme dans une mer ancienne… Je suis fasciné par la survivance des mots, des racines : notre français si latin, mêlé d’un peu de celte, de germanique, et puis de tous les reflux de notre Histoire : italien, arabe, espagnol… Il me semble que chaque mot scintille de ses origines et de sa vie passées, comme une petite crête de la vaste mer langagière. Je ne voudrais pas que ce souvenir se perdît. Je voudrais être capable d’une langue chargée de son héritage comme le charroi des indo-européens, emportant leurs hauts faits, leurs croyances et leur société à travers la Turquie ; comme les navires de Phocée, dans leur giration erratique sur la méditerranée ; comme les épaules d’Énée soutenant Anchise et les Lares familiales ; comme l’Émile Bertin, la Jeanne d’Arc et le Pasteur, croiseurs qui soustrayaient l’or de la Banque de France, hors de portée de l’occupant, à l’orée de la guerre (mettant ainsi à l’abri des îles créoles la fortune de la métropole classique : belle parabole sur notre littérature). Je voudrais être capable d’une langue qui s’étendît des courtes vocables indo-européens que nous connaissons, jusqu’à l’extrême contemporain du texto, de l’anglicisme.

Car la langue est vivante, mais Le sentiment de la langue, ainsi que le désigne Richard Millet, se perd. Un Anglais rudimentaire et inconscient règne à tel point, qu’il faut être sorti du pays pour le voir et l’entendre, yeux et oreilles équartillés. Chers amis Français de France, votre presse vos villes vos débats vos media sont désormais recrus de scories angloïdes mal prononcées et superfétatoires, pétatoires ! Allez vous donc liquider l’hoir, sans même l’honneur de l’inventaire funèbre ?

Notre langue, notre littérature, ont douze siècles pour leur écriture, pour ne pas parler de leur oralité : les Serments de Strasbourg, premier texte écrit en langue romane, 842 ; le Cantilène de Sainte Eulalie, plus ancien texte littéraire connu, 882. C’est une longue histoire, qui est nôtre tout en étant souvent étrangère. (Certains siècles nous sont particulièrement lointains : la langue et le merveilleux médiéval, la religiosité du XVIIème, sont plus éloignés de nous que la latinité, à ce qu’il me semble.) Cette longue phrase française court sur douze siècles, enluminée de tout son long de chefs d’oeuvre, de percées d’horizons nouveaux, d’explosions créatrices, de déplorations des maux du temps et d’oraisons funèbres, de débats ardents, d’élégies de chansons de rondeaux, de cantiques, de prose nombrée et de prose atomisée, de vers de comédie et d’alexandrins tragique : des poètes ont illustré la langue, des philologues l’ont repensée, des démiurges  y ont fait apparaître des mythes devenus universels… Nous qui sommes au bout de cette phrase qui se continuera après nous, il nous appartient d’honorer ces grandes oeuvres, de les conserver vivantes dans les arts et les mémoires. La Bibliothèque des Sables, le livre sur lequel je travaille depuis déjà deux ans, est consubstanciel de cette anamnèse. D’où ces lectures, cette rubrique « d’archéologie du texte », pour faire partager mes trouvailles tandis que je reparcours à rebrousse-temps la longue phrase française, et ses déclinaisons caduques, et ses saints enterrés sous des forêts de mots nouveaux. Nul nationalisme : j’ai quitté la France avant que certains de vous ne naquissiez. Mais ma patrie est la langue française, et je la partage avec tous ceux, dans le monde, qui l’aiment. [Ce n’est plus le cas de ceux qui nous gouvernent. (Phrase caduque, espérons-le).] En ces temps où l’amnésie menace de couper court à nos horizons, honneur à ceux qui nous ont faits ! Je nous crois tous comptables de tous les états de la langue qui nous ont précédé, et des chefs-d’oeuvre du passé, mais il est normal que chacun vaque à ses occupations : je sens en revanche comme une obligation morale de mon boulot d’écrivain, de conserver et de défendre et de revivifier ce passé.

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CultureWok ou le stir fry culturel

Plantation Massa-Lanmaux est désormais sur CultureWok.

CultureWok est un intéressant projet d’indexation culturelle, où chaque « objet » est classé selon une série de curseurs (profondeur, poésie, amour, récit, histoire, violence, policier, etc.), permettant ainsi des recherches « par quantités d’ingrédients » pour fournir à l’internaute des propositions correspondant au cocktail artistique de ses rêves ! C’est amusant à faire, et original. Si cela vous dit de « pondérer » Plantation Massa-Lanmaux, je serais curieux du résultat : soyez sévère mais juste !

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Émission Tropismes du 07/05/2011, Laure Adler, France Ô, RFO

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Bibliographie et sources de Plantation Massa-Lanmaux

À l’origine du livre il y a le fait de voir, en Guadeloupe, le film de Benoît Jacquot, Sade. À la même époque, je lisais le Marquis lui-même (Justine, Juliette, Les 120 journées, les lettres…), et  Pierre Guyotat (Tombeau pour 500 000 soldats)

Ensuite, mes sources sont :

-Avant tout et fondamentalement : DEBIEN Gabriel, Les esclaves aux Antilles françaises, XVIIe-XVIIIe siècles, Société d’histoire de la Guadeloupe & Société d’histoire de la Martinique, Basse-Terre & Fort de France, 1974

Puis, par ordre d’importance décroissante (pour mon roman, non pas dans l’absolu !) :

-DE SAINT-MÉRY Moreau, Description de la partie française de l’île de Saint-Domingue, À  Philadelphie 1798

-CAUNA Jules, Au temps des îles à  sucre : Histoire d’une plantation de Saint-Domingue au XVIIIème siècle, Karthala, 2003

-MÉTRAUX Alfred, Le vaudou haïtien, Gallimard 1959

-ENTIOPE Gabriel, Nègres, Danse et Résistance, L’Harmattan, 1996

-LACOUR Jules, Histoire de la Guadeloupe, 1855

-GIROD François, La vie quotidienne de la société créole (Saint Domingue, XVIIème siècle), Hachette 1972

-BALLET, Jules, La Guadeloupe, 1896

-HURBON Laennec, Les mystères du vaudou, Gallimard 1993

-GRILLON-SCHNEIDER Alain, Canne Sucre et Rhum aux Antilles et Guyane Françaises du XVIIIème au XXème siècle, Éd.du Ponant, 1987

-EQUIANO Olaudah, The interesting narrative of the life of Olaudah Equiano, 1789

-LEVILLOUX J., Les Créoles ou la vie aux antilles, Éd des horizons caraÏbes, Martinique 1977

-CÉSAIRE Aimé, Toussaint Louverture, Club Français du Livre, 1960

-PRÉVOT DE SANSAC Auguste, Les amours de Zémédore et Carina, Paris, 1806

-HATZENBERGER Françoise, Paysage et végétation des antilles, Karthala, 2001

-VILLAVERDE Cirilo, Cecilia Valdes, 1812

-FAIRBANKS Arthur, A handbook of Greek religion, 1910

Et le film : FLEISCHER Richard (réalisateur), Mandingo, 1975

Et le site internet australien sur la décomposition des mammifères : http://australianmuseum.net.au/Stages-of-Decomposition

Quant aux sources des pastiches littéraires, ou des imitations de style, ce sont principalement Sade, Rousseau, le Système de la nature de D’Holbach, Camoes (Os Lusiadas) aussi André Chénier, Robespierre, Longus (Daphnis et Chloé), Hésiode, Théocrite, Virgile… Sans oublier Saint-John Perse, mon Dieu en littérature.

J’ai eu heureusement accès à la Médiathèque Caraïbe de Basse-Terre, Guadeloupe, spécialisée dans les livres sur les antilles, et, pendant deux ans, à la bibliothèque de Bowdoin College, Maine, riche d’un million de volumes en toutes langues et de toutes époques, et où je faisais venir tout ce dont j’avais besoin, des autres bibliothèques américaines.

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Entretien entre Gilles Nadeau et Yann Garvoz (La Quinzaine 1037, du 1er au 15 mai 2011)

Tout livre doit être un forfait – Entretien (filmé *) avec Yann Garvoz

Gilles Nadeau — Vous venez de publier aux éditions Maurice Nadeau votre premier roman Plantation Massa-Lanmaux. Un titre en forme de jeu de mots. « Mas a lanmo » signifie en effet « masque de la mort » en créole, un masque traditionnel du Carnaval. Maurice Mourier vous a consacré un article assez élogieux dans le numéro 1033 de la Quinzaine littéraire. Que peut-on dire pour mieux vous situer ?

Yann Garvoz – j’avais donné deux CV à Maurice Nadeau. Le premier est un CV professionnel assez classique d’élève doué en mathématiques qui a fait une grande école en France et a passé une agrégation. Ensuite pour mon plaisir, j’ai fait une licence de lettres classiques puis une maîtrise de lettres modernes. J’ai voulu apprendre le latin et le grec, j’ai voulu travailler sur la Renaissance, pour poursuivre mes intérêts littéraires et l’exploration du langage qui m’était nécessaire pour écrire. Ensuite peut-être ai-je mal tourné si je me compare avec mes camarades des grandes écoles en France qui sont tous devenus des cadres très supérieurs dans les banques, ou professeurs d’économie dans des universités américaines. J’avais un rêve d’aventures et un besoin de dépaysement. Je suis parti vivre une vie différente, aux Antilles surtout, mais aussi en d’autres régions du monde, ce qui a donné lieu à un deuxième CV fait d’explorations, d’aventures parfois inhabituelles, de rencontres avec des personnages hauts en couleur. J’habite maintenant en Amérique du Nord.

G.N. — Ce double CV ne reflète-t-il pas la structure de votre écriture, comme en témoigne le découpage fait dans votre livre, de ce récit à plusieurs voix qui compose l’histoire d’une plantation des Antilles à l’époque de l’esclavage au dix-huitième siècle ?

Y.G. — Ce double mode d’existence, je pense qu’il est universel, qu’on en soit conscient ou non. Moi, j’aime explorer cette tension. Je pense que l’être humain est partagé entre une tension vers la raison, en tout cas une tentative de raison pour certains, et le monde des pulsions. On essaie de concilier une vie de règles, une vie provenant d’un langage préexistant à la naissance, un langage structuré avec des lois, une organisation sociale et, d’un autre coté, des envies, des espoirs, des idéaux qui parfois entrent en conflit avec les structures d’ordre. En effet je crois que mon double CV et ma double structure dans le livre c’est ça. Il y a la structure des maîtres. Les maîtres ce sont bien sûr, dans un premier sens, les maîtres des esclaves dans les plantations. Mais le maître c’est aussi le discours logique qui s’impose et puis derrière, il y a toute la prolifération des autres discours, souvent non structurés, qui viennent parfois contredire le discours-maître. Cela m’intéresse beaucoup. Cela représente la perturbation de la pensée. Quand le lecteur me lit, il est parfois perturbé par ces allers-retours entre ces deux voix, surtout quand ces deux voix se recoupent à quelques lignes d’intervalle. Moi j’aime cette perturbation. Je pense que notre pensée, notre discours, sont souvent perturbés par des sortes de résurgences intérieures qui viennent le parasiter. L’exemple type est celui du lapsus. Donc voilà en effet une dichotomie assez simple — on pourrait évidemment raffiner tout ça — de l’existence, donc de la voix, donc de la littérature que j’ai essayé de transcrire dans le roman.

G.N. — Il faudrait aborder le sujet de votre roman. Comment le présenter ?

Y.G. — je n’ai pas écrit un roman à thèse, avec une idée préétablie selon un plan strict, pour aboutir à une conclusion éventuellement démonstrative. J’ose espérer que c’est un roman pris d’un bloc dans l’existence, avec toute sorte de pistes qu’on puisse trouver. C’est un roman qui se déroule sur deux périodes ; il débute au XVIe siècle, avec un conquistador qui arrive dans une île des Antilles indéterminée. Cela pourrait être un des voyages de Christophe Colomb. Il part chasser dans la forêt, le bateau s’en va et ce conquistador est oublié sur cette île. Il essaie d’en faire le tour et tombe sur des Amérindiens. Il espère de l’aide mais il est tué immédiatement parce qu’il représente une espèce de barbare velu, qui n’a d’autre effet sur eux que de susciter la peur. Donc il est tué dans un ruisseau, et son corps en se décomposant devient l’île elle-même jusqu’à ce qu’une seconde arrivée sur cette île-cadavre, cette île qui est le cadavre du colonialisme européen, ouvre la seconde partie du roman. L’île est devenue une île de production de la canne à sucre, qu’on peut supposer française. Ce lieu où le conquistador est arrivé est devenu une plantation régie de main de maître, comme elles l’étaient toutes, avec des esclaves, des employés blancs, « les nègres à talents ». Et sur cette plantation, revient le fils du planteur qui était parti faire des études, porteur de certains idéaux, ceux des Lumières, qu’il veut mettre en œuvre sur la plantation. Mais, c’est plutôt le système qui va le reprendre dans ses rets, et le recapturer dans une série de relations perverses entre les maîtres et les esclaves dans un enfermement réciproque et collectif. Voilà les grandes lignes du livre pour un néolecteur.

G.N. — On est frappé par les descriptions du début extrêmement séduisantes, la beauté de l’île et le futur enfer qu’elle va engendrer. Ce contraste est-il volontaire ?

Y.G. — J’ai vécu des années dans une île des Antilles françaises. J’y ai une partie de ma famille. Je suis tout à fait séduit et encore bouleversé, vingt ans après la découverte de cette région, par la beauté de la nature, de sa géographie. De même que mon Dieu en littérature, Saint John Perse, disait « je parle dans l’éloge », moi aussi j’aime retransmettre au lecteur le sentiment de la beauté que je puis éprouver et j’ai ce rêve de pouvoir véhiculer le réel, en particulier un réel splendide comme celui-ci, par l’écriture. C’est évidemment une illusion. C’est une question d’artifice, mais si l’artifice fonctionne et si j’arrive à communiquer aux lecteurs mon enthousiasme et mon amour des Antilles, alors j’en serai ravi. Quand à cette nature, la nature est neutre. Nous projetons sur la nature nos propres inquiétudes. La nature extérieure peut servir de métaphore très facilement pour notre nature intérieure, qui peut être tout aussi proliférante, sombre et parfois dangereuse.

G.N. — Dans l’exposition des mécanismes économiques qui structurent une plantation, l’esclavage c’est avant tout une sorte de contrat social au désavantage évidemment des esclaves. Comment définir cette logique implacable de la rentabilité du système, et son retournement qui va aboutir à un déchaînement de violences. Maurice Mourier dit que la fin du livre le perturbe…

Y.G. — C’est du grand guignol…

G.N. — Moi j’ai pris cela comme une douche froide avec la mise à nu du système. Vous paraissez être très documenté.

Le colonialisme comme phénomène majeur de l’histoire française

Y.G. — Tout part d’une documentation datant du XVIIe et XVIIIe siècle. J’ai fait deux années complètes de recherches sur place en Guadeloupe, pour rassembler les documents. J’ai voulu arriver à une précision sur le système esclavagiste et ce qu’on a appelé la société de plantation. En France on enseigne peu notre système colonial, en particulier le système esclavagiste. Il est résumé en général à une formule : on a envoyé des esclaves venus d’Afrique cultiver le sucre dans les îles. C’est à peu près tout. Moi j’ai été bouleversé parce que j’ai appris de ce crime historique de déportation de gens, de privation de leur identité, de leur langage. On séparait les familles, les peuples. Les gens se retrouvaient avec d’autres esclaves qui ne parlaient pas leur langue. Les conditions de transports étaient effroyables. Beaucoup mourraient dans les fers des bateaux négriers. À l’arrivée, on leur donnait d’autres noms. Les noms africains étaient simplement balayés, méprisés. On reconstituait des familles, on mettait des enfants avec des femmes qui n’étaient pas leur mère. Cela donne la mesure du crime colonial dans l’histoire française, surtout de nos jours où il y a une volonté revancharde de nous parler des bienfaits de la colonisation française, ou bien de nous affirmer que la France n’a pas à rougir de son passé, pour citer un candidat à l’élection présidentielle de 2007. Eh bien lisez mon livre. La France a tout à fait à rougir de son passé colonial, non seulement aux Antilles où il y avait le système colonial, mais aussi en 1947 quand l’armée française a tué 70 000 personnes à Madagascar, ou quand on a assassiné les tirailleurs Sénégalais venus se battre pour nous en Allemagne, ou encore à Pointe à pitre en 1967 — pas besoin d’aller au XVIIIe siècle — quand les CRS tirent sur la foule : 70 à 80 morts. Donc le point de départ c’était ça. C’était ce sentiment d’avoir dans mon héritage français de grands crimes de plus en plus refoulés, quand on n’aboutit pas à les nier.

Ensuite, j’ai approfondi mes recherches. J’ai découvert que le système colonial avait évolué. Il y a eu une grande rationalisation au 19e, dans le but de mieux nourrir les gens. Parce que tout simplement il y avait beaucoup de gens qui mouraient, c’était la force de travail qui disparaissait. Le bilan comptable d’une plantation, c’était principalement la valeur des esclaves, comptés parmi les « biens meubles ». D’autant plus que la traite était en train de se tarir après son interdiction par les Anglais. Il fallait qu’ils vivent mieux, plus longtemps et qu’ils procréent, parce que le taux de natalité était très bas, comme il était naturel pour des gens sous-alimentés et écrasés d’un travail inhumain.

Cette rationalisation a abouti, de manière étrange, à une sorte de fordisme du système esclavagiste qui conduisait presque à une aliénation supplémentaire pour les esclaves. Avant, ils avaient le droit de construire leur petite maison un peu comme ils l’entendaient. Certains le faisaient à la manière des cases africaines dont ils avaient eu l’habitude dans leur première vie avant la déportation. À la fin du XVIIIe siècle, c’était terminé. Après on a fait venir d’Amérique les éléments préfabriqués de grands bâtiments, en fait des chambrées, qui ressemblaient de manière frappante aux futurs camps de concentration du XXe siècle. Des chambrées étaient cloisonnées par foyer, dans lesquelles les esclaves habitaient, avec une mise en série, une standardisation du mode de vie, standardisation de leur alimentation. On les privait de leur petit jardin personnel, pour assembler les « jardins à vivre » à l’extérieur. Il y avait aussi une rationalisation agricole, la manière dont la canne était cultivée. Cette rationalisation reproduit les ambiguïtés fondamentales des Lumières françaises dans un but apparemment philanthropique. Peut-être l’esclave était mieux nourri et survivait plus longtemps. Mais cela aboutissait à des vies dont la part de liberté était encore plus réduite. Cela ne peut que me faire penser à ce que sont devenus le capitalisme industriel et la rationalisation du travail par la suite.

Il y avait une vie toute souterraine qui échappait aux règlements des Blancs

G.N. — Dans ce processus de production, on va assister dans le roman, à l’irruption de la sexualité avec ses conséquences. Au début, il y a une scène dans le bateau qui donne le ton.

Y.G. — Ce que je trouve parfois terrible, parfois admirable, c’est que l’être humain a un désir de vivre irrépressible, un désir d’aimer, un désir de poursuivre ses pulsions, incoercibles, comme l’art est incoercible. La situation esclavagiste fait que certains ont tout pouvoir ou presque. Et il y avait de très grands abus de pouvoir. Ils établissaient des lois sur mesure dans les plantations. D’un côté une très grande domination, de l’autre une très grande sujétion. Mais le désir circule dans tous les sens. Dès les bateaux de la déportation, les marins imposaient leurs désirs aux femmes et quelquefois aux hommes esclaves. Beaucoup de femmes arrivaient fécondées sur les rives de l’île. Ensuite on le sait, les abus se poursuivaient surtout avec les femmes qui travaillaient à la Grand Case. Mais il y avait une vie toute souterraine qui échappait aux règlements des Blancs. Dans tous les interstices de l’oppression, le désir va sourdre et se réaliser autant que possible. C’est cette évolution du système qui m’a intéressé. La période où je me situe, est celle de la tourmente révolutionnaire qui fait que le système craque de tous côtés. Je ne dis jamais dans le livre dans quelle île se déroule mon roman. La topographie est celle de la Guadeloupe que je connaissais et je me suis inspiré des mouvements révolutionnaires de Haïti. Comme le système craque, l’ordre apparent devient moins convaincant, avec toutes sortes de possibilités d’abuser des fissures et des espaces de liberté qui s’ouvrent. Et en ce qui concerne mon personnage principal, Donatien, il tombe dans une sorte de licence illimitée. Il faut dire que c’est aussi un roman d’aventure, avec une histoire d’amour, un duel. Le personnage principal, Donatien, subit un traumatisme qui le fait tomber dans un désir effréné, renonçant à toute décence vis-à-vis des femmes esclaves qui lui sont soumises. Ensuite, dans la progression du roman, cette machine à broyer, cette machine coloniale, cette machine déréglée, finit par broyer bien des gens sur la plantation, noirs comme blancs.

G.N. — Tout ceci va conduire à une sorte de paroxysme de violences sexuelles. On pense à une mise en scène inspirée de Sade. Votre héros porte d’ailleurs le prénom du Divin marquis.

Y.G. — Le système va sombrer. Donatien voit disparaître ses espoirs amoureux relatifs à sa cousine Charlotte, qui était une des raisons pour lesquelles il était revenu dans l’île. Ce choc le fait sortir d’une certaine réserve sexuelle dans laquelle il était retranché. Les autres Blancs lui disaient qu’il devrait tirer avantage des servantes, il répondait qu’il ne se prêterait pas à telle ignominie… Finalement il s’y prête et va au-delà de ce que les autres pouvaient faire. Derrière tout roman, il y a une vision anthropologique. Je suis persuadé que le cœur de l’individu c’est la folie, Nous sommes des structures, des membranes, des interfaces très fragiles entre un cœur de folie et la nature extérieure qui peut-être aussi chaotique qu’une nature intérieure. Le roman peut se voir comme l’effondrement de Donatien dans sa propre folie. Je me suis demandé moi-même, tous ces événements sont-ils réels ou sont-ils la folie de Donatien. ? Ces dérèglements, je les ai décrits en étant très inspiré par le Marquis de Sade. Ils pourraient correspondre à la fantasmagorie d’un sadien des Antilles dans les années 1780. C’est le moment où le système colonial s’effondre, c’est peut-être aussi une manière de symboliser les craquements de cet ordre impossible, qui était un ordre de folie. Tout comme l’ordre nazi, dans les années 1930 et 1940 qui, en réalité, est le déferlement de la folie dans l’histoire. C’est un ordre qui a l’apparence de l’ordre mais qui est fondé sur une perversion de la raison. C’est le grand dérèglement de cet ordre qui révèle qu’il n’était là que pour justifier des pulsions qui finissent par se donner libre cours.

J’ai payé ma part à cette descente aux enfers pour m’autoriser à l’écrire

C’est l’occasion de parler de ma propre démarche. J’ai fait des années de psychanalyse au moment où j’écrivais le livre en Guadeloupe. J’explorais ma propre folie, que j’explorais comme folie humaine essentielle. J’y ai vu une convergence avec ce que, en littérature, on appelle une catabase, une descente aux enfers. Si je revendique ces scènes infernales, je revendique d’avoir payé ma part à cette descente aux enfers pour m’autoriser à l’écrire. Historiquement il y a eu aussi cette descente aux enfers des idéaux français, des idéaux de la Révolution française, une fois qu’elle a eu lieu. Et aussi une descente aux enfers littéraires. La littérature française c’est Sade, Mirbeau, Bataille, Guyotat, et plus récemment Littel… Yann Garvoz peut-être… Il y a un fil rouge et atroce dans la littérature française qui est unique au monde. Je me suis demandé pourquoi et ma réponse, c’est le colonialisme. Ce colonialisme, qui est le fait majeur de l’histoire de France, nous a marqués et Sade peut-être, n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu cette exploitation cynique des colonies et de leurs habitants.

G. N. — On comprend donc que l’écriture de ce roman, Plantation Massa-Lanmaux, a accompagné un processus personnel de recherche et de découverte. Cette écriture a-t-elle eu un coût moral, psychologique, pour vous, Yann Garvoz ?

Y. G. – Certainement. D’un point de vue social, dès que j’ai commencé à faire circuler le manuscrit, j’ai perdu des amis, qui ont été choqués et dérangés parce qu’ils y lisaient ; et cela a continué depuis que le roman est paru, il y a même des membres de ma famille qui ne m’adressent plus la parole.

Sur un plan plus profond, j’ai voulu aller là où ça fait mal. Je crois qu’une oeuvre d’art doit refléter une expérience de vie. En ce qui concerne la littérature, ce qui est fascinant c’est qu’elle touche à la texture intime de notre être, puisque nous sommes des puits de mots. Ce qu’il y a au fond de ces puits on ne le sait pas : un lieu indistinct, où dérivent des lambeaux de mots, de phrases, d’idées, d’histoires, susceptibles d’associations infinies… C’est bien sûr une métaphore ! Il s’agit du lieu mystérieux où doit puiser la création, où l’on cherche la vérité : au fond des mots, comme au fond de l’expérience sexuelle ou au fond d’une bouteille de rhum… C’est aussi pourquoi j’accorde une grande importance à la prosodie de la phrase, à la poésie, à l’envoûtement par les sonorités. Par la littérature, on touche en définitive à l’Être : c’est l’expérience sacrée, impossible, qui remet en question toutes évidences acquises… C’est la frontière interdite que l’on enfreint : tout livre doit être un forfait, et l’on est souvent puni, pour ses forfaits…

G.N. — Ce qui frappe dès les premières pages, c’est le style, c’est l’écriture. J’ai été étonné de ces emprunts à Rousseau, à Sade. Ce style comment le travaillez-vous ?

Y.G. — Je crois, comme un certain nombre d’écrivains, pas tous, que l’écriture littéraire doit être une écriture sacrée. Je n’ai pas envie d’écrire avec les mots de tous les jours. Ou alors si je le fais, c’est en étant conscient et en ayant un projet précis. Ce n’est pas que je méprise cette langue de tous les jours, mais j’ai ce rêve d’une langue qui serait liturgique, qui serait magnifique, rutilante, enchanteresse. La littérature c’est aussi la musique, la musique de la phrase. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir de littérature sans une dimension poétique. C’est beaucoup de travail mais c’est aussi un état de transe. Quand j’écris, je passe deux, trois heures non pas à écrire, mais pour me mettre dans cet état de transe. S’il faut se saouler, je le fais. S’il faut se jeter dans la mer, puisque j’ai écrit ce livre au bord de La mer des Caraïbes puis de l’Atlantique, je le fais. S’il faut se mettre dans un état d’effervescence érotique ou pornographique, je le fais. Tous les coups sont permis pour obtenir sur moi-même un ébranlement ou le langage se libère de ses structures habituelles, pour que je puisse arriver à une sorte d’écoulement des mots qu’on pourrait appeler l’inspiration. C’est cette vieille tradition du poète inspiré, du ça à travers le moi.

J’ai incorporé de-ci de-là, une citation de Rousseau dont je me moque finalement, pas de Rousseau, mais de l’univocité du discours du XVIIIe siècle qui était ce discours de volonté rationnelle, éventuellement sentimentale, d’un sentimentalisme qui ne remettait guère en question les apparences ou les évidences. Il faut arriver à tenir les deux bouts : du laisser-aller, du dérèglement, de l’inspiration, et aussi de la rigueur. D’un côté, il faut que le langage ne m’appartienne plus, que je sois surpris par le langage, que moi-même je ne m’appartienne plus. Flaubert parlait du bal masqué de l’imagination, mais lui, il le réprouvait plutôt. Peut-être le connaissait-il que trop bien. D’un autre coté, il faut une grande rigueur stylistique, il faut tenir la phrase, il faut savoir où on se trouve dans la progression des récits. Parfois il faut un pastiche du XVIIIe siècle, parfois puisque je parle en termes symboliques, de tensions entre raison et pulsions, je me laisse aller à ma propre hallucination avec une part d’écriture automatique. Peut-être est-ce cette dimension qui a plu à Maurice Nadeau, comme par exemple lors de la scène du viol des esclaves qui ne forment plus qu’une seule masse, y compris avec ceux qui sont morts parmi eux, comme une masse de chair insécable, avec des bras des jambes partout, et puis les marins descendent. Ce sont des créatures réduites à leur phallus, qui vont brancher dans tous les trous qu’ils peuvent trouver dans cette masse. J’espère que c’est une belle scène poétique. Ce n’est pas une scène pornographique, c’est une scène écrite dans un état d’automatisme.

G.N. Vous avez me semble-t-il, fort bien rendu les voix intérieures de tous, Blancs comme Noirs. Comment avez-vous fait ?

Y.G. — Je n’ai pas voulu endosser trop fortement la voix des esclaves. Moi, je suis Français, avec toutes sortes d’origines comme tous les Français, avec une identité multiple et plurielle. J’ai été très influencé par les Antilles, parce que j’y ai vécu longtemps avec une partie de ma famille, mais je reste un Français qui a grandi en France. Je n’ai pas mis beaucoup de créole dans le roman, j’ai pensé que cela aurait été factice. Déjà les gens n’auraient pas pu le lire, il aurait fallu mettre des traductions, des notes en bas de page. J’ai juste mis quelques mots que je trouvais particulièrement beaux et intéressants. Cette voix des esclaves, elle est présente comme celle d’un être humain opprimé, qui cherche comment s’en sortir. Certains ont pu recréer la voix des prisonniers des camps. Je pense que l’écrivain, dans des moments d’exacerbation égotiste, croit avoir accès à une sorte de vérité universelle. En tout cas, l’écrivain doit avoir le droit d’endosser les voix de tout un chacun. Ces voix seront inaccessibles à jamais. Quand à savoir si j’ai été réaliste en essayant de reconstituer ces voix du XVIIIe siècle, comment pourrions-nous le savoir ?

G.N. — Vous avez affirmé votre conviction sur le colonialisme comme phénomène majeur de l’histoire française. Avez-vous fait d’autres découvertes dans vos recherches ?

Les Blancs ont projeté sur les Noirs leur propre part maudite

Y.G. — Une de mes découvertes, c’est l’hypocrisie des Blancs qui vivaient au contact des Noirs et prétendaient pour justifier l’esclavage, une différence de statut, de raison, de hiérarchie entre le Blanc et le Noir, alors que dans la vie courante, dans la spontanéité de la perception du Noir par le Blanc, il est manifeste que l’égalité s’impose comme une évidence. En même temps, on conservait un discours de naturalisation du Noir. Le Noir avec ce caractère « animal, spontané ». Même les gens de l’avant-garde éclairée de l’époque, n’étaient pas très éclairés parce que le Noir est resté enfermé dans des clichés qui ont persisté très longtemps, on n’ose pas dire jusqu’à maintenant : clichés « du bon enfant, de celui qui aime danser, de celui qui est excité par la chair, qui a le sang chaud ». En faisant la synthèse de tous ces clichés que les Blancs se racontaient pour se rassurer, pour se justifier, pour éviter une possible mauvaise conscience, ce dont j’ai fini par être convaincu, c’est aussi que les Blancs ont projeté sur les Noirs leur propre part maudite, leurs propres fantasmes, leurs pulsions non assumées. Le Noir était décrit comme la part de leur inconscient. Le Blanc projetait son inconscient sur le Noir, et c’est pour ça que, dans mon roman, cette dimension Blanc-Noir manichéenne finit par se brouiller, parce qu’en fin de compte, c’est la folie, c’est le désir déréglé, qui finit par investir tous les dimensions et tous les aspects de la vie.

G.N. – Vous avez tout juste quarante ans et manifestement la maîtrise de plusieurs langages qui coexistent dans votre roman.

Je suis fasciné par la permanence des langages. Le créole de base française qui est parlé dans les Antilles, va véhiculer beaucoup de la langue française, mais aussi à travers le français, les racines grecques et latines, et à travers les racines grecques, les racines indo-européennes. Je crois que nous sommes faits de langage, et ma vision du monde est un monde de langages parcourus par les énergies érotiques du désir. Dans le but d’écrire, j’ai appris le grec et le latin pour explorer mon propre langage français et aussi parce que je crois qu’on est arrivé d’un point de vue stylistique à une situation mortifère pour la langue française. Le classicisme s’est imposé, on est arrivé à cette magnifique simplification, d’une langue devenue formidable pour véhiculer tout ce qu’on veut lui faire dire. Moi je veux revenir à la Renaissance, je veux revenir à un chaos ou le latin pourrait servir à recréer des mots comme je l’ai fait dans mon livre ou certains mots sont à prendre dans leur sens étymologique, sinon on ne comprend pas, ou alors on comprend mais ce n’est pas la même chose. Je pense qu’il y a tout un courant littéraire de gens qui sont en train de vouloir pulvériser le langage. Et de reprendre les différentes briques pour le recombiner d’une manière intéressante, intelligente, structurée, qui aboutit à plus de liberté de style. Donc j’ai appris les langues anciennes, ça prend quelques années, c’est un investissement en temps. Quand j’étais plus jeune, je voulais avoir une vie d’aventures — que j’ai eue en partie. Mais finalement un écrivain c’est quelqu’un qui a un bureau et travaille. On peut explorer les volcans, on peut se jeter dans la mer, les sources, les chutes d’eau, partir dans le désert, la forêt. Mais quand il faut écrire, comme le disait Le Clézio récemment, je ne suis pas un aventurier. J’ai besoin de mes livres ou de mes dictionnaires. Il y a un travail du langage. On a beau être en transe, on a beau se mettre dans un état de déchaînement sexuel ou alcoolique ou consommer différentes substances, au total à la fin, il faut aller voir si l’usage de ce mot est attesté. Il faut pouvoir entraîner le lecteur et le convaincre. Tout un travail est nécessaire. J’ai une curiosité pour tous les domaines du savoir et de la vie. Je ne suis pas du tout un rat de bibliothèque, mais j’adore demander un vieux livre qui n’a pas été ouvert depuis deux siècles et le parcourir pour essayer d’y trouver ma provende. En même temps, j’adore danser, ou rejoindre une île à la nage ou encore jouir des potentialités de mon corps. Je suis un jouisseur multiforme, je pense que l’intellect ne s’oppose pas au corps et vice versa.

G.N. — Cette volonté de maîtrise de la langue, n’est ce pas justement pour canaliser ce bouillonnement intérieur que l’on sent chez vous, que vous avez décrit si bien, dans une sorte de dichotomie, pour ne pas dire schizophrénie ?

Y. G. – Vous m’inquiétez… Il y a dans ce travail d’étymologie, peut-être, un double fantasme, peut-être schizophrène, qui serait d’une part celui de la maîtrise d’une langue qu’on connaîtrait au point d’en connaître les racines, de savoir dans un mot en reconnaître les différentes composantes, donc une sorte de connaissance totale — je ne sais pas si un linguiste en consacrant sa vie peut parvenir à une connaissance aussi absolue et précise de la langue, peut-être – et d’autre part, on aboutit paradoxalement à une désagrégation de cette langue que j’éprouve parfois douloureusement. Il m’arrive de perdre le langage, en particulier parce que je vis dans un pays anglophone, où je passe parfois des journées entières à parler anglais. Le français devient alors pour moi une langue étrangère. Et peut-être ce travail sur l’étymologie, fait qu’automatiquement, je décompose le français, dans ses préfixes, dans son origine, dans son étymologie, et qu’il m’arrive de créer des mots français, dont je ne suis plus sûr que ce sont des mots français. J’ai bien conscience que ce travail, à la fois travail de la maîtrise de la langue et à la fois travail d’atomisation de la langue, est comme peut-être la sagesse, un travail sur soi, qui échoit à tout un chacun.

Le travail de renforcement est aussi un travail de perte et d’affaiblissement. L’affaiblissement est une perte mais aussi une sagesse dans la vie, au fur et à mesure que l’on vieillit, et de la même manière pour l’écrivain la perte du langage est un gain du langage. Il y a une lettre d’Antonin Artaud, je ne saurais plus la citer exactement, que j’éprouve tout à fait avec douleur, où il dit : « il y a des moments où je ne peux plus parler, il y a des moments où le langage m’échappe ». Moi c’est pareil, mon langage devient rudimentaire, j’ai un sens d’une perte du langage, et à d’autres moments, au contraire, dans la transe de l’écriture. J’ai le sentiment euphorique, sans doute factice, de cette maîtrise du langage dans ses racines et dans la moindre de ses significations, connotations et sonorités. Mais il y a un vertige, un vertige douloureux, comme pour beaucoup d’écrivains, de la peur de perdre la langue sacrée de l’inspiration et d’être réduit à un langage de communication.

G.N. – Tout ça pour un premier roman. Est-ce vraiment un premier travail d’écriture ?

Y. V. – J’avais écrit des nouvelles (**) mais il s’agit de mon premier roman. C’est mon premier projet littéraire, puisque pendant quasiment toute ma vie, j’ai refusé d’être écrivain. Comme enfant, je dévorais des livres, mes enseignants, mes parents me disaient que je serai écrivain. C’était une tentation pour moi, mais qui me paraissait déplorable, à côté des satisfactions intenses que peut fournir la vie dans les expériences du corps, des voyages. Donc j’avais ce refus d’être écrivain, depuis très longtemps. C’est la psychanalyse qui m’a conduit peut-être à apprivoiser mes monstres, à accorder plus de vérité au langage, et à en faire quelque chose de ces monstres, un roman, Plantation Massa-Lanmaux. C’était donc mon premier projet. Je me suis dit : commencer par un roman c’est difficile, surtout un roman assez complexe avec plusieurs niveaux de lecture, se situant à plusieurs époques. J’ai commencé par écrire une série de nouvelles, dont plusieurs ont remporté des prix littéraires, donc c’était prometteur. Ce fut mon premier travail. Ensuite est venu le roman, lorsque j’ai quitté la Guadeloupe. J’y retourne régulièrement mais j’ai cessé d’y vivre pour le moment, j’avais fait les recherches là-bas. J’ai finalement écrit ce roman dans le Maine aux Etats-Unis dans une vie très différente, mais qui restait une vie dans la nature.

* Prochainement sur le Blog de la Quinzaine littéraire

(**) À paraître aux Éditions Maurice Nadeau

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Recension du roman de Yann Garvoz, Madinin’Art mai 2011

Par Michèle Bigot, CIEREC UJM Saint-Étienne

Plantation Massa-Lanmaux est le premier roman d’un jeune écrivain qui ne manque pas de verve. La dimension romanesque de cet ouvrage le dispute à sa fibre poétique et à sa force réaliste.

L’originalité de l’ouvrage consiste avant tout dans le contexte qu’il met en place ; l’univers est celui d’une plantation dans une des îles de Guadeloupe à la veille de la révolution. Dans ce cadre propice à tous les débordements, vont s’affronter les idéologies progressiste et conservatrice autour des enjeux moraux et matériels spécifiques de l’exploitation des esclaves dans une économie de plantation. Chacun de ces courants de pensée est incarné par les deux protagonistes, père et fils, M de Massa et son fils Donatien. Celui-ci est le digne héritier du divin marquis dont il porte le prénom, épigone aussi ambigu que son maître, comme lui philosophe des lumières, anticlérical, athée, porteur des idées de progrès et comme lui porteur d’un érotisme associé à des actes impunis de violence et de cruauté (fustigations, tortures, meurtres, incestes, viols, etc.). Celui-là incarne une figure de maître débonnaire et hypocrite, surtout versé dans un scientisme mathématique (nouveau d’Alembert exploitant les données du calcul infinitésimal) qui fait bon ménage avec le clergé tant que celui-ci protège ses intérêts d’esclavagiste. Les deux figures représentent avec justesse les contradictions de la morale chrétienne dont le verbe philanthropique est au service d’une pratique inhumaine, en totale contradiction avec la morale de l’Évangile.

La dynamique du récit est efficace, quoique très simple : elle progresse d’un état initial stable : la colonie est relativement prospère et calme quand le fils Donatien, mandé par son Père revient au pays. Une intrigue amoureuse assez convenue va servir de déclencheur au bouleversement narratif : Donatien s’est séparé de sa dulcinée, la belle Charlotte en quittant son pays. Mais à son retour, il ne rencontre que déception et trahison ; Charlotte épouse un propriétaire plus riche que lui. Amer et désespéré Donatien se laisse emporter sur la pente d’un libertinage de plus en plus brutal en profitant de la licence dont jouit l’esclavagiste. Il se livre désormais sans retenue à ses instincts les plus sauvages. Sa dépravation est alors sans limite, jusqu’au viol, jusqu’à l’inceste et au meurtre.

Parallèlement à cette trajectoire démoniaque, les commandeurs, économes et autres petits chefs responsables de l’administration des esclaves se livrent à des abus de toutes sortes et se vautrent dans des orgies dont la férocité et la barbarie n’ont d’égale que la stupidité.

Voilà comment petit à petit la vie de la colonie se dégrade, dans l’indifférence d’un maître irresponsable, retiré dans le confort de ses études mathématiques, jusqu’à la révolte finale des esclaves. A cet égard la scène de nécrophilie finale, lors de laquelle le commandeur noir Mamzelle s’accouple à Charlotte inerte, la maîtresse blanche qu’il idolâtrait en silence, résume toute la violence symbolique dont l’histoire est porteuse. La femme alors « dans sa matrice morte l’interfécondation des races. »

En dépit de quelques facilités imputables à la jeunesse du romancier (baroquisme des descriptions, outrance dans l’obscénité, maniérisme de l’écriture, académisme des décors dans le style naïf) la recherche formelle est indéniable et heureuse. Celle-ci suit d’ailleurs l’évolution générale de l’histoire, partant d’une novation audacieuse et quasi révolutionnaire pour aboutir à une sage régularité classicisme.

La nouveauté de cette écriture consiste en une polyphonie systématisée. Dans la dialectique du maître et de l’esclave, le parallélisme des points de vue est rendu par une alternance des voix et des styles, soutenue par une graphie différenciée. La voix de l’esclave, quel qu’il soit, est transcrite en italiques tandis que celle du maître est rendue en caractère romain classique. Cette opposition des graphies symbolise à lui seul la différence de statut des paroles. L’étrangeté de la parole servile et sa dimension puissamment poétique s’oppose à la régularité stylistique quasi académique de la parole du maître ou de celle du narrateur. Le même procédé peut servir à opposer le rêve et le souvenir du jeune Donatien à la voix du narrateur.

L’audace dans le procédé culmine dans la deuxième parie (p. 122) quand les deux voix s’entremêlent ligne à ligne, la différence de caractère typographique permettant seule d’identifier chacun des deux discours.

On l’aura compris, le grand mérite de premier roman est de tenir l’équilibre entre la dimension réaliste, servie par une documentation de premier ordre et une invention poétique nourrie par une écriture lyrique puissante ; on lui pardonnera donc de s’égarer parfois dans des métaphores alambiquées et ténébreuses.

Les références permanentes à l’épopée (Homère et Virgile) ou à la tragédie grecque, les allusions à Longus sont ici plus que des prétextes culturels. Heureusement placées, elles soutiennent l’inspiration, et enlèvent le récit en lui donnant un souffle poétique.

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Classé dans Plantation Massa-Lanmaux, Presse

VIOLENCE : MISE-AU-POINT

Une aimable correspondante m’explique avec gentillesse qu’elle ne saurait lire mon livre, à cause de la violence annoncée de son contenu. Je respecte tout à fait cette sensibilité et cette position, qui sont celles aussi de l’une de mes amies parmi les plus chères. Mais j’ai pensé que ce serait l’occasion d’une petite mise au point sur la cruauté de certaines scènes du roman. D’abord débarrassons-nous tout de suite de l' »argument faible » : « l’horreur est dans la vie, elle est donc légitime dans l’art » ; ceci est vrai, mais la beauté est aussi dans la vie, il n’y a pas plus de raison de se focaliser sur l’une plutôt que sur l’autre. D’ailleurs, je ne l’ai pas fait, et il faut signaler que les scènes « sadiennes » ne sont que dans les derniers chapitres du livre, qui s’ouvre par un long prologue, que j’espère beau et poétique (isolé, il a remporté le prix de la nouvelle du Matricule des Anges en 2008), et ne glisse que très progressivement vers… autre chose.

La présence de la violence dans mon livre est en fait plutôt inhérente au projet : je suis parti d’une interrogation sur le « fil rouge de la cruauté » dans la littérature française : pourquoi Sade ? Mirbeau ? Bataille ? Guyotat ? Littell ? Pourquoi dans NOTRE littérature ? Qu’est-ce qui dans notre histoire explique ce « fil rouge » ? Je vivais aux Antilles alors, entouré des vestiges monumentaux et sociaux et politiques de l’esclavage, et la réponse un jour m’est apparue crûment : tout a commencé avec Sade, et Sade a écrit au moment où le « commerce triangulaire » et l’exploitation esclavagiste battait son plein, et enrichissait notre pays plus qu’aucun autre au monde (Saint Domingue seule produisait plus que toutes les colonies anglaises). Le système sadien, avant d’être littéraire, était en acte dans nos colonies : distillant en sucre, puis en argent, les futurs plaisirs de ses bénéficiaires. Ce qui m’a donné l’idée d’un livre exploratoire de cette coïncidence entre les Lumières, Sade, et l’exploitation coloniale. Exploration qui est devenu un roman d’aventure, historique, psychanalytique, érotique… Pour éclairer quelques unes des fractures de l’âme humaine.

Mais je ne crois pas pour autant que Sade fût un monstre (en tout cas pas plus que ceux qui à Paris mettaient leurs capitaux dans la Compagnie des Indes). Sade était un écrivain. C’est ainsi que j’ai voulu rappeler dans le livre que la violence littéraire n’est que littérature, qu’agencement et manipulation de mots… Dans un article critique, on m’a reproché une violence qui allait jusqu’au « grand guignol »… Eh oui, bien sûr ! Mais ce n’est pas accidentel, je le revendique ! Cette violence, il m’a parfois coûté, psychologiquement, de la créer, mais j’en ai ri aussi parfois, et en tout cas je l’ai voulu assez extrême pour que le lecteur décroche, n’y croie pas, reprenne ses distances, réalise la scission entre les mots et les choses… FANTASMAGORIE ! J’ajoute aux pages statiques du blog un extrait, « l’art du tonnelier », qui je l’espère illustrera cette démarche.

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