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La provende avant-médiévale de l’avent : TOUS DES ANACOLUTHES !

À la veille d’une fête ancienne, et qui flotte un peu congelée désormais, sous les frimas du temps qui a passé (à moins que l’on ne soit un bon chrétien, comme c’est mon cas, voir ma religion), ma provende se fait  carrément antique. Au marché de noël je trouve en effet ce vieux mot grec, « anacoluthe »… qui ne déparerait pas une bordée d’injure à la Capitaine Haddock : « bachi-bouzouks, anacoluthes ! »

L’anacoluthe s’est rabougrie depuis quelques siècles dans un sens grammatical, que je vous laisse vérifier, mais elle avait dans l’antiquité tardive la signification plus générale de « incohérent, inconsistant, qui ne fait pas suite »… Le « a » initial était privatif, et ainsi l’anacoluthe s’oppose à l’acoluthe, l’acolyte, le compagnon… Et l’on passe des mots aux hommes. M’interrogeant sur l’étymologie de l’acoluthe, akolouthos en Grec, je trouve qu’il vient de keleuthos, la route, et aussi la manière de vivre : l’acolyte, c’est celui qui marche avec vous, sur les chemins, éventuellement celui de la vie.

Évidemment je veux aller plus loin, remonter à la source vive, au verbe originel tremblant dans la nudité de son énergie première, etc… Las ! Mon Magnien-Lacroix, acolyte jusqu’à un certain point, ne m’emmènera pas plus avant : l’origine de keleuthos est incertaine, plusieurs possibilités ont été envisagées, renvoyant soit à l’idée d’avancer, soit à celle d’arriver.

Mais, dans une rêverie étymologique que je me permets depuis longtemps, rêverie propice à l’invention et à la littérature, je veux voir dans le « th » de keleuthos une passivation, et dans « leu » une forme liée au verbe paradigmatique « luô », que les étudiants en Grec connaissent bien, et qui veut dire « lier » : le chemin, ce serait ce par quoi ont été liés deux cités, deux points, deux états… L’acolyte serait alors celui qui parcourt en votre compagnie ces liens que les hommes ont tissés entre leurs différents lieux. L’anacoluthe, ou anacolyte (pas -colique, attention !), c’est celui ou celle qui n’a pas ou n’a plus cette compagne ou ce compagnon de voyage.

D’où j’en viens au titre de cet article : depuis déjà belle lurette, l’individualisme croissant qui fait figure de modernité, nous a déliés de nos engagements, de nos copains, de nos ordres et de nos partis, de nos fraternités et nos syndicats, nous devons désormais cheminer seul — les chemins, que relient-ils alors ? (Ceci pour faire une anacoluthe…)

Joyeux noël à vous, chers lecteurs, acolytes anonymes !

Pour la suite de la réflexion anacoluthique (et une réponse à l’empereur Marc-Aurèle), cliquer ici

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LE DIVIN MARQUIS DE SAPIDUM

Le célèbre portrait imaginaire de Sade par Man Ray

LA PROVENDE MÉDIÉVALE DU WEEK-END, prévisible et hebdomadaire comme le retour du marché, fraîche comme l’étal aux poissons ! Le divin marquis portait bien son nom : « sade », jusqu’à la fin du XVème siècle, est un adjectif, dérivé du latin sapidus, qui signifie », à la fois « qui a de la saveur », mais aussi « gracieux, doux, gentil, charmant, agréable »… Qui oserait dénier aucune de ces qualités au gentil marquis ? N’écoutez point les mau-ssades (eh oui ! même origine, mais inversée par la névrose !) puritains, n’oubliez pas qu’il fut condamné par la Terreur pour modération, qu’il s’opposait aux peines capitales — et pourquoi, maussades puritains, si ce n’est par haine de la vie, lui confisquiez-vous à Charenton les chandelles qu’il remodelait en godemichés, derniers et innocents réconforts d’un vieil homme ?

Quant au verbe dérivé « sadaier », il signifiait « caresser », « flatter », tous gestes que DAF nous prodigue encore par le truchement de ses livres voluptueux… Le « sadaiement », c’est l’ensemble des caresses et des baisers…

Donatien Alphonse François eut-il connaissance du sens de son nom dans la vieille langue ? On peut en douter, car sinon son esprit génial et obsessionnel se serait emparé de ces étymologies pour élucubrer les variations les plus provocantes et les plus drôles. Mais toi, sympathique et hypocrite lecteur, toi qui par la supériorité de ta modernité, jouit d’une superbe vue plongeante sur le décolleté de la langue française, mon semblable mon frère, porté aux plaisirs des mots ET des choses : je te souhaite les meilleurs sadaiements dominicaux !

(Aux lecteurs intéressés, j’en profite pour recommander très très vivement la biographie passionnante et formidable du regretté Maurice Lever : Vie de Sade)

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Pourquoi une phrase est belle ? Mastication de Paul Valéry.

« NOUS AUTRES, CIVILISATIONS, NOUS SAVONS MAINTENANT QUE NOUS SOMMES MORTELLES »

Qu’est-ce qui fait qu’une phrase est belle, mémorable, intègre ? L’écrivain, sauf à se jeter dans le vide avec une belle confiance envers les parachutes occultes de son arrière-pensée, doit s’interroger — et le lecteur, s’il a l’amour de comprendre ce qu’il entend (l’entendement d’aimer ce qu’il comprend, la compréhension d’entendre ce qu’il aime).

Retrouvant par hasard cette phrase de Paul Valéry (1919, La crise de l’esprit), je me suis donc interrogé sur ce qui lui conférait sa perfection formelle et significative, ce caractère de maxime frappante.

Il y a d’abord la portée du discours, le drame philosophique et historique : on pourrait dégager dans cet incipit, toute une réécriture du récit biblique de la Chute (connaissance et chute dans la caducité) ; aussi une extension du drame actanciel, élargi aux mesures démesurées de l’histoire humaine.

Mais ceci, le sens, serait vite oublié — aussi vite que le sera le paragraphe que je viens d’écrire pour le commenter — si une rhétorique puissante et surprenante ne le soutenait et lui donnait voie (voix). La prosopopée d’abord, qui se double d’une connivence héroïque créée entre le locuteur et l’auditoire : car enfin, les civilisations ne peuvent parler, il faut donc que ce soit Paul Valéry qui s’exprime, et « nous », c’est donc lui et nous, qui sommes les civilisations, qui sommes porteurs du feu tout entier des civilisations : et « nous » voici participants au drame historique. Puis ce « nous », qui s’est attaché, dans le cadre exigu mais grandiose de la phrase, tout l’écheveau flottant des significations et des résonnances que la frappe de la première touche n’aura pas manqué de faire surgir dans l’esprit du lecteur, ce « nous » est répété deux fois, et sert de scansion à la déclaration, dans des conditions rythmiques que l’on voit ci-après. Chaque « nous », détermine un membre de phrase, rapproche l’échéance (des « civilisations » au « maintenant » au « mortelles »), enfonce un clou du cercueil qui nous est promis.

Bon, mais tout ça tout le monde l’a compris. Alors j’en viens à ce qui vraiment m’intéresse, à ce à quoi moindre nombre font attention, à ma militance. Pourquoi, en effet, « nous autres » ? On pourrait gloser tout un panier de significations secondaires et tertiaires, de connotations. Mais je crois que le souci de l’auteur fut avant tout prosodique : ce fut pour le rythme, cet effet essentiel, cette dimension de la beauté, qui malheureusement est en train de se faire oublier de la littérature française, et même de la poésie, et avant tout (chronologiquement) de l’école. Le décompte prosodique de la phrase est en effet : 2-6-6-6. Il est sans surprise, mais contient plusieurs alexandrins possibles, et efficace, bien adapté à la sentence ou la sagesse ; nul besoin de montrer ce qu’il en resterait après l’ablation du « autres ».

Enfin, si l’on descend encore d’un cran dans les soubassements de la phrase, loin de l’idée « pure comme un rétiaire » (Perse), loin de l’essor du sens, en dessous encore du rythme, il y a le son. L’allitération en « s » donne le ton de tout le milieu de la phrase : murmure ou susurrement. Le retour des mêmes occlusives, « t », est parallèle à la répétition des « nous ». Surtout, le choix des voyelles (qui dans les langues indo-européennes ont si peu d’importance pour le sens, et qui presque ne constituent qu’une mélodie d’accompagnement du sens) : si vous relisez, en prêtant attention à la position et aux mouvements de vos lèvres et de votre langue, vous percevrez la MASTICATION propre à cette phrase : après les [i] de civilisations, apparaissent presqu’uniquement des voyelles d’arrière, graves — pour finir, soudain, sur le [e] de « mortElles », qui vient frapper d’un accent qui n’est plus sémantique, mais sonore, de hauteur, le mot, et le détache, fatidiquement. Même phénomène, un peu atténué, si l’on considère la nasalisation, et en revanche accentué pour l’arrondi de la bouche : après une série de voyelles rondes, le [e] de mortElles sonne comme un clairon, comme un coup d’éclat qui vous oblige à sourire ou brailler, en tout cas à vous réveiller la mâchoire. Le langage, avant l’écrit, c’est la parole, c’est à dire des organes phonatoires, un corps. Et même lorsque l’écriture fut établie, longtemps la lecture se pratiqua à voix haute. Les textes se mastiquent. La poésie se goûte en musique et en bouche.

Pour finir, l’envoi, clôture du texte dont je viens de mastiquer l’incipit :

« Les circonstances qui enverraient les oeuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux. »

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PROVENDE MÉDIÉVALE : TOUCHEZ PAS AU RIBLIS !

« Riber », jusqu’au XVème siècle, c’était se livrer à la course nocturne, à la débauche, au vol ! Par dérivation, le « riblis », c’était la débauche elle-même, ou le larcin, le butin ; « riber » nous a légué ribaud, ribaude, que l’on comprend encore, même si on ne les utilise plus. Comme le AAA, nous devons tout ça aux lubriques Teutons : plus précisément, à l’ancien Allemand « riban », « être en chaleur, se frotter ».

Peut-on soupçonner « riban » d’être issu de la même racine indo-européenne (donc jamais attestée, mais reconstituée) « *trib » que l’on trouve dans le verbe Grec ancien « tribein », « frotter » ? Je ne suis qu’un étymologiste du dimanche et me garderais d’être catégorique, mais, dans le cas favorable, le riblis serait alors aussi apparenté, par d’autres glissements de sens et de muqueuses moites,  au très Sadien « tribades », qui désigne par métonymie les individus du beau sexe amatrices (oui : ah ! matrices !) de leur même beau sexe… De *trib à tribein, riber, ribaud, riblis, tribade, il me plaît d’imaginer la mèche du désir forer  tous ces chemins parallèles dans la nuit des temps et l’insu des langues. Je ne puis m’empêcher d’accorder aux racines indo-européennes une aura magique, l’énergie du big-bang.

(Post scriptum du 06/03/13 : un éminent professeur américain, le Dr R… C………., confirme la probable justesse de mes inférences éthylico-étymologiques)

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La littérature comme langue sacrée

Nous sommes nombreux à regretter la disparition du passé simple et des temps du subjonctif, dans la langue écrite et parlée (merci à la correspondante qui m’incite à ce billet par sa remarque).

« Il ordonna qu’on la foutît en cul » (Manuscrit de Sade)

Je ne veux pas m’arroger le droit de parler au nom de tous les nostalgiques, mais en ce qui me concerne c’est évidemment la déperdition de beauté, de raffinement, qui me navre, et non la transition des choses, le « panta rei ». Toutes les langues se simplifient, et ceux qui ont étudié les langues antiques savent que la complexité est un signe d’archaïsme.

Néanmoins, on peut déplorer l’aplatissement des langues modernes de communication, au moins dans leur usage quotidien et commun. Face à cela, deux attitudes sont possibles, correspondant à deux conceptions de la littérature. La première conception est de considérer qu’elle doit faire corps avec toutes les autres expressions de son époque, et ne pas s’en distinguer par une langue qui lui serait propre.Il y a une logique, presque une sagesse à cela : pourquoi s’arc-bouter derrière l’imparfait du subjonctif, si ce n’est pour se retrouver presque seul dans la tranchée, exposé aux accusations de snobisme ou de passéisme ?

Un autre conception est la mienne, dans la lignée d’un Pierre Michon, d’un Richard Millet (qu’ils me pardonnent de me placer sous leur patronage sans leur demander leur avis) : la littérature n’a pas à parler comme son temps, la littérature ne doit pas hésiter à se séparer du langage commun et à accepter le sort et les servitudes d’une langue autre, plus haute, d’une langue sacrée, pas nécessairement plus pure, mais vouée à un culte — qui l’oblige — de la beauté et de l’essence. Une langue « rutilante » (j’ai entendu Pierre Michon utiliser cet adjectif) et ornée, dorée, prête à la pompe — et pourquoi pas ? comme pour beaucoup de choses, tout est dans les proportions — ou à la louange, à la flêtrissure ou à l’invocation des dieux, des hommes, du divin dans l’homme et dans la vie. Par surcroit, que donner au lecteur de plus précieux, sinon le décollement de sa propre langue, comme je l’ai déjà écrit dans un autre article ?

Quant à moi, je voudrais être capable d’une langue qui parcourrait toute la gamme du trivial, de l’argotique ou de l’onomatopéique, jusqu’au formes sophistiquées du grand siècle. On y travaille. Mais, comme disait Borges, « on lit les livres que l’on veut, on écrit les livres que l’on peut »… Advienne que pourra…

Pour illustrer ma recherche : le prologue de mon roman Plantation Massa-Lanmaux (cliquer)

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Exhumateur de mots : Talent et Mautalent de l’artiste/ la provende médiévale du jour

Baptême de Clovis Roi des Francs, BNF

Certains mots dextres ont perdu leur senestre comparse, je veux dire leur contraire, qui nous manquent et dont nous aurions bien besoin pour qualifier quelques sinistres individus de nos connaissances. Par exemple le mot losangier, « faire la louange de quelqu’un », outre sa beauté géométrique, se doublait de laidangier, « outrager, insulter ». Attaque verbale qui peut se justifier si elle s’adresse à un sire deputaire, soit l’exact opposé d’un debonaire (lequel renvoyait originellement autant à la noblesse qu’à la douceur de caractère).

À noter que deputaire, debonaire, se sont construits respectivement sur les latins bonus et putere, puer (lequel nous vaut toutes les variations sur « pute »), alors que la laide laidange convoie jusqu’à notre époque un adjectif francique, « laid » ! Faut-il en croire que le noble gallo-romain losangiait ses amis debonaires du milieu de sa maison carrée, alors que le barbare envahisseur franc laidangeait sans vergogne sa cohorte deputaire? Ceux-ci, les Francs, dévalant dans le pays auquel ils donneraient leur nom, ne devaient en effet pas être dépourvus de mautalent…

Car le talent, avant d’être le rêve de l’écrivain fut son désir : le « talent » c’était en effet, jusqu’à la Renaissance, l’humeur, puis le désir, la volonté ! Le mot a ensuite désigné une aptitude technique spécialisée — d’où les « nègres à talent », tonneliers ou charpentiers ou sucriers, de nos plantations antillaises — avant de nous parvenir, pourvu de sa signification moderne quelque part au XIXème siècle. Au départ, et avant que la Bible ne s’en mêlât et métaphorisât cette riche matière, le talent était une unité grecque et romaine, de pesée et de richesse… Aussi je vous le demande, chers confrères écrivains, préféreriez-vous l’or de votre talent, ou un talent d’or fin ? En tout cas, pour en revenir aux Francs, ils ne devaient pas en manquer, de mautalent ou maltalent, c’est-à-dire d’irritation, de colère, de fureur ! lorsque chassés à coups de pieds aux culs par d’autres germains encore plus maltalentueux qu’eux, ils débordaient sur nos ancêtres gallo-romains… Rome était devenue bien lointaine, et un bien vain recours. Elle est encore plus évanescente, à notre époque que Dieu est mort, et l’écrivain, lorsque son talent ne lui suffit plus, doit parfois recourir au maltalent pour y retremper sa plume… C’est le vieux pacte de l’artiste avec le diable, et un autre débat, qu’illustrent de nos jours les Guyotat, Littel… et auquel s’est modestement mêlé votre serviteur par son premier roman. Le talent et le maltalent sont deux miroirs qui ne se réfléchissent pas, et pour toute la naïveté du talent, le maltalent enrôle l’Homme dans une drôle de définition.

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Le travail de la langue

Un saint stylite menacé par le serpent de l’ignorance

« Desoz Beaucaire ont le Rosne trové

Et a doutance l’ont-ils outre passé

—A l’aviron se nagierent soëf—

Puis passent Sorge… »

(La prise d’Orange, Chanson de geste du XIIème siècle, vers 401-404.)

« Sous Beaucaire ils trouvent le Rhône, et le traversent avec précaution — par voie d’eau tranquillement, à l’aviron — puis ils traversent la Sorge… »

Au delà du plaisir éprouvé à l’archaïsme de cette langue, et aux beaux lieux qu’elle invoque, il s’agit d’un bel exemple (voir réf ci-dessous) de l’évolution de l’emploi des temps en Français. Notez que dans ma traduction j’ai utilisé des présents pour rendre des passés composés (c’est une solution, qui n’est pas unique) : c’est que les temps composés de l’Ancien Français ne reflétaient pas la succession des événements, mais l’aspect accompli (ce qui est achevé au moment du récit). Par comparaison, le passé-simple « se nagierent » (on constate que le verbe était pronominal), non-composé, donc « vrai passé » chronologique, représente une incise : la voix du narrateur intervenant dans le présent de narration objectif, pour une description vivante et subjective. Le jeu des temps signifie donc la présence de deux voix fonctionnelles dans le récit, et celle qui utilise le dernier présent est la même que celle des premiers passés composés.

La vulgate moderne veut que l’art se passe de culture ou de connaissance, qu’il s’appréhende dans une saisie esthétique immédiate, mais cette idéologie n’aboutit jamais qu’à une vaste déculturation, et à la chute de pans entiers de notre civilisation dans la caducité de l’incompréhension. Comme si on regardait Poussin avec les mêmes yeux qu’on le fait pour Picasso, Rauschenberg, Dubuffet ! De la même manière, la création — la poïésie — pourrait s’accomoder d’ignorance, il suffirait de peindre, d’écrire, « avec ses tripes… »

Pour moi, qui pourtant ai toujours lu et souvent écrit, l’apprentissage de la langue n’est jamais fini, jamais parfait. Ma journée commence toujours par un travail sur les sources, les origines, les racines latines, grecques, indo-européennes, les textes anciens… (D’autant plus que le langage chez moi se défait continuellement, mais ceci est une autre histoire.) Latin, Grec, Français médiéval, selon les jours… Je sais que les considérations qui précèdent, sur les évolutions de l’emploi des temps, pour certains n’apparaîtront que comme la trouvaille dérisoire d’un érudit amateur confit en bibliothèque ; quant à moi je maintiens au contraire qu’elles éclairent par différence la subtilité de l’emploi des temps en français (peut-être la langue la plus sophistiquée au monde en ce domaine), et que l’écrivain ne saurait se passer de cette fine appréhension de la conjugaison.

Si la littérature est un temple les langues sont ses colonnes, et je n’aspire qu’à être l’humble stylite de la mienne, la belle langue française, juché par mon patient travail à une hauteur raisonnable de son fût. Le travail et l’étude n’excluent pas les éclairs de la grâce, la déchirure du voile, la fulgurance des mystères — mais encore faut-il avoir acquis un peu de hauteur, pour les apercevoir…

Source grammaticale : Raynaud de Lage, Introduction à l’ancien français, Sedes 1993

Un post-scriptum : j’ajoute cet quelques mots après l’audition d’une archive de Jacques Lacan, sur France Culture. Ce que l’écrivain étudie par son travail, c’est le travail de la langue sur elle même. J’ai déjà écrit ailleurs : « L’écrivain n’est que la membrane, sur le tambour de la langue, sa caisse de résonnance, le séismographe de la langue en travail sur elle-même. »

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La provende médiévale du jour (trésors de langue)

Le glaïeul vient du gladium, glaive ! N’est-il pas magnifique qu’une arme se fût émoussée en fleur ? Autre découverte : l’origine de arroi (et de son cousin disparu conroi) : des formations latines probables arredare, conredare, basées sur la racine germanique red : préparatif, arrangement (ready). D’où il appert que, ainsi que nous avons, malheureusement, notre franglais, nos anciens eurent leur germalatin ! On n’utilise plus guère arroi, il faut le reconnaître, et à vrai dire la seule fois que je l’ai trouvé chez un auteur de notre temps il s’agissait d’une traduction du Grec (Eschylle ?) par Saint-John Perse… Le mot signifie « équipage », « matériel », « train », « suite » : j’ai vu ce matin passer dans mon quartier, une voiture de mariés suivis de tout leur arroi…

Pour finir, cette belle nuit d’amour, nuit de noces d’Érec et Énide, chez Chrétien de Troyes :

Quant vuidiee lor fu la chanbre,

Lor droit randent a chascun manbre.

Li oel d’esgarder se refont,

Cil qui d’amors la voie font

Et lor message au cuer anvoient;

Que mout lor plest, quanque il voient.

Aprés le message des iauz

Vient la douçors, qui mout vaut miauz,

Des beisiers qui amor atraient.

Andui cele douçor essaient,

Et lor cuers dedanz an aboivrent

Si qu’a grant painne s’an dessoivrent;

De beisier fu li premiers jeus.

Et l’amors, qui est antr’aus deus,

Fist la pucele plus hardie,

De rien ne s’est acoardie;

Tot sofri, que que li grevast.

Einsois qu’ele se relevast.

Ot perdu le non de pucele;

Au matin fu dame novele.

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Archéologie du texte : contre une littérature immémorieuse (Manifeste du Passéisme)

     Le langage nous dépasse. Étant nés, nous y entrons comme dans une mer ancienne… Je suis fasciné par la survivance des mots, des racines : notre français si latin, mêlé d’un peu de celte, de germanique, et puis de tous les reflux de notre Histoire : italien, arabe, espagnol… Il me semble que chaque mot scintille de ses origines et de sa vie passées, comme une petite crête de la vaste mer langagière. Je ne voudrais pas que ce souvenir se perdît. Je voudrais être capable d’une langue chargée de son héritage comme le charroi des indo-européens, emportant leurs hauts faits, leurs croyances et leur société à travers la Turquie ; comme les navires de Phocée, dans leur giration erratique sur la méditerranée ; comme les épaules d’Énée soutenant Anchise et les Lares familiales ; comme l’Émile Bertin, la Jeanne d’Arc et le Pasteur, croiseurs qui soustrayaient l’or de la Banque de France, hors de portée de l’occupant, à l’orée de la guerre (mettant ainsi à l’abri des îles créoles la fortune de la métropole classique : belle parabole sur notre littérature). Je voudrais être capable d’une langue qui s’étendît des courtes vocables indo-européens que nous connaissons, jusqu’à l’extrême contemporain du texto, de l’anglicisme.

Car la langue est vivante, mais Le sentiment de la langue, ainsi que le désigne Richard Millet, se perd. Un Anglais rudimentaire et inconscient règne à tel point, qu’il faut être sorti du pays pour le voir et l’entendre, yeux et oreilles équartillés. Chers amis Français de France, votre presse vos villes vos débats vos media sont désormais recrus de scories angloïdes mal prononcées et superfétatoires, pétatoires ! Allez vous donc liquider l’hoir, sans même l’honneur de l’inventaire funèbre ?

Notre langue, notre littérature, ont douze siècles pour leur écriture, pour ne pas parler de leur oralité : les Serments de Strasbourg, premier texte écrit en langue romane, 842 ; le Cantilène de Sainte Eulalie, plus ancien texte littéraire connu, 882. C’est une longue histoire, qui est nôtre tout en étant souvent étrangère. (Certains siècles nous sont particulièrement lointains : la langue et le merveilleux médiéval, la religiosité du XVIIème, sont plus éloignés de nous que la latinité, à ce qu’il me semble.) Cette longue phrase française court sur douze siècles, enluminée de tout son long de chefs d’oeuvre, de percées d’horizons nouveaux, d’explosions créatrices, de déplorations des maux du temps et d’oraisons funèbres, de débats ardents, d’élégies de chansons de rondeaux, de cantiques, de prose nombrée et de prose atomisée, de vers de comédie et d’alexandrins tragique : des poètes ont illustré la langue, des philologues l’ont repensée, des démiurges  y ont fait apparaître des mythes devenus universels… Nous qui sommes au bout de cette phrase qui se continuera après nous, il nous appartient d’honorer ces grandes oeuvres, de les conserver vivantes dans les arts et les mémoires. La Bibliothèque des Sables, le livre sur lequel je travaille depuis déjà deux ans, est consubstanciel de cette anamnèse. D’où ces lectures, cette rubrique « d’archéologie du texte », pour faire partager mes trouvailles tandis que je reparcours à rebrousse-temps la longue phrase française, et ses déclinaisons caduques, et ses saints enterrés sous des forêts de mots nouveaux. Nul nationalisme : j’ai quitté la France avant que certains de vous ne naquissiez. Mais ma patrie est la langue française, et je la partage avec tous ceux, dans le monde, qui l’aiment. [Ce n’est plus le cas de ceux qui nous gouvernent. (Phrase caduque, espérons-le).] En ces temps où l’amnésie menace de couper court à nos horizons, honneur à ceux qui nous ont faits ! Je nous crois tous comptables de tous les états de la langue qui nous ont précédé, et des chefs-d’oeuvre du passé, mais il est normal que chacun vaque à ses occupations : je sens en revanche comme une obligation morale de mon boulot d’écrivain, de conserver et de défendre et de revivifier ce passé.

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Il existe des chefs-d’oeuvre contemporains !

Romans en français : il existe des chefs-d’oeuvre contemporains !

Débats et commentaires sur la fin de la littérature française, son déclin irrémédiable, l’absence de grands écrivains… Basta cosi ! Voici quelques romans écrits entre les années 1960 et maintenant, qui sont à mes yeux autant de livres essentiels. De la littérature qui a de l’estomac, de la couille, du clito, du style, des idées, qui déménage et qui dérange, et vous propulse au tutoiement des muses… Dites-moi ce que vous en pensez, si vous me suivez sur ces titres…

Pierre Guyotat, Tombeau pour 500000 soldats  (Guyotat c’est le génie rimbaldien vivant parmi nous)

Martinet, Jérôme (une sorte de Conjuration des Imbéciles franco-russe… Inclassable !)

Maurice Pons, Les Saisons (un sommet d’absurde et d’humour noir)

Pierre Michon, Vies Minuscules

Andreï Makine, Le Testament Français

Christian Prigent, Demain Je Meurs (attention, expérimental, passionnant mais sacrément difficile à lire)

Philippe Bordas, L’invention de l’écriture

Jean-Loup Trassard, Dormance (…petite hésitation avant de l’ajouter à ma liste, mais enfin vous vous ferez votre opinion…)

…pour ne pas citer les classiques et contemporains, ou au moins récents, Claude Simon, Julien Gracq, Chamoiseau, Michel Tournier, Ahmadou Kourouma, René Depestre…

« Fange écarlate du langage, assez de ton infatuation ! » (Saint-John Perse, Dieu de la poésie universelle, dans son dernier poème, Sécheresse, de 1974)

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