Archives de Tag: littérature

12 years a slave : occasion de redire que l’esclavage est un mode du capitalisme

12 years a slave, affiche du film     Avec ce film très spielbergien, Steve Mc Queen a payé son entrée dans la cour des grands : des américains, des oscarisés, des blockbusters. On peut regretter l’intensité retenue, la grâce macabre et austère, les choix esthétiques angulaires et brutalistes, enfin le silence, de son film Hunger (—je n’ai pas vu Shame), il n’en reste pas moins que l’histoire vécue de Solomon Northup, telle qu’exposée dans ce film-ci, est terrifiante, et touche aux gouffres de l’Histoire et de la conscience humaine. Le ticket d’entrée dans la cour des grands s’affiche, en fait, durant les 20 premières minutes du film, presque inacceptables : musique sirupeuse et pathétique, râclements lugubres et autres bruits effrayants de films pour adolescents, surtout ramassis des clichés sur l’esclavage :  le sadisme du maître blanc, les coups gratuits, le peu de valeur de la vie du noir, le viol sur le bateau…       Tout semble aussi mal engagé pour le protagoniste que pour la véracité historique du film, mais heureusement la deuxième partie rend justice à la destinée manifeste de l’esclave Solomon : celle d’être un « nègre à talent », en l’occurence un violoniste ET un charpentier, capable de mener à bien des projets complexes. Une telle « pièce d’Inde », un tel esclave, était d’une grande valeur, et c’est un non sens, contra-logique, d’imaginer que le négrier aurait pris le risque d’endommager un tel ouvrier en le battant inconsidérément — de même qu’on ne peut concevoir qu’un simple matelot, sur le bateau, ait la liberté d’assassiner à sa fantaisie l’un des éléments de sa précieuse cargaison humaine, comme on le voit dans le film.
Répétons-le une fois de plus : le sadisme convenu et les maltraitances attendues sont un non-sens économique : l’esclave représente une valeur marchande, ainsi qu’un potentiel de travail, qu’il est inconséquent d’endommager ; c’est un « bien meuble », et un propriétaire ne casse pas ses biens pour s’amuser, pas plus qu’un paysan n’estropie son cheptel par perversion.
L’essence du système esclavagiste est en fait très bien résumée dans la mise-en-garde d’un « supervisor » (un « commandeur », comme on le disait en pays français) à l’attention des petits blancs qui s’apprêtent à lyncher Solomon : vous n’avez pas de droits sur cet esclave, leur dit-il en substance, il appartient à son maître M…, qui a contracté une dette considérable pour l’acquérir.
Au risque de passer pour un marxiste invétéré, il faut le dire et le redire : le système de production esclavagiste est à appréhender d’un point de vue économique (cliquer) (voir aussi cette bibliographie (cliquer)) ; l’esclavagisme est un mode du capitalisme, son existence se comprend et son fonctionnement s’analyse en termes de valeur, de production, de rentabilité et d’insertion dans le commerce mondial.
Après ces mises-en-place assez réalistes le film, suivant le transfert de Solomon sur une autre plantation dirigée par un propriétaire alcoolique, illuminé, pervers et obsessionnel, vire à l’habituel approche psychologisante et pathologisante de la relation maître-esclave. Je n’en dirai pas plus sur la suite des événements, et après tout au spectateur d’en juger, mais je reconnaîtrai avoir été perturbé par cette évolution, qui me semblait regrettable, de la narration : car, dans mon roman Plantation Massa-Lanmaux, n’avais-je pas, moi aussi, cédé à cette tendance psychologisante facile ? Je dirai pour ma défense — défense devant les reproches que peut me faire  ma conscience d’artiste —  qu’au moins, dans mon roman, ai-je tenté de porter à l’extrême le balancier : le poussant carrément dans la fantasmagorie sadienne où, je l’espère, il n’est laissé aucune illusion au lecteur sur le vraisemblable historique des situations fantasmatiques où il est transporté. Cela ne signifie pas que je désespère, au gré des stress psychiques que j’espère avoir mis en place, d’avoir pu jeter quelque lueur sur les structures à l’oeuvre dans ce pan d’histoire humaine.
Pour tous les articles de la catégorie Plantation Massa-Lanmaux, cliquer ici.
Pour voir tous les articles de la catégorie Accablements, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous ou ici.
Pour retourner à la page d’accueil, cliquer sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables.

Publicité

1 commentaire

Classé dans Accablements, Plantation Massa-Lanmaux

Humanité(s)

Enfants, Syrie. Mediapart.« (and your grandfather said, ‘suffer little children to come unto Me’: and what did He mean by that ? how, if He meant that little children should need to be suffered to approach him, what sort of earth had He created ; that if they had to suffer in order to approach Him, what sort of Heaven did He have?) »

William Faulkner, Absalom, Absalom !

Pour retourner à la page d’accueil, cliquer n’importe où sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables.

Poster un commentaire

Classé dans Grains de sable isolés

Oui la France est colonisée : il faut avoir le droit de le dire !

Tour Eiffel américaineComme les Alain Finkelkraut et les Richard Millet, comme des millions d’autres Français, anonymes et silencieux mais qui n’en pensent pas moins tout bas, je ne reconnais plus mon pays, attaqué à sa racine : dans ses valeurs, dans ses terroirs, dans sa culture, dans ses modes de vivre… En fait, de manière troublante — et je m’étonne qu’aucun commentateur officiel n’ait encore relevé ce phénomène frappant — nous vivons une aliénation (post-)coloniale semblable à celle que connaissent, partout dans le monde, les sociétés qui ont été envahies et dominées par un autre peuple. Phénomène qui s’exprime dans les traits suivants : transfusion de valeurs morales et sociétales extérieures, mépris de sa propre culture et de sa propre langue, perte d’identité, mode de vie mimétique, oubli de sa propre histoire et fascination pour celle du colonisateur, alignement politique, renoncement à sa religion historique au profit de cultes importés, colonisation des imaginaires qui se calquent stérilement sur celui du dominant, mépris de soi enfin et, dans les arts, psittacisme soumis aux goûts et aux attentes du dominant.
Il y faudrait toute une étude, ce n’est pas mon boulot, mais puisse ce petit article contribuer à un mouvement assez fort pour enfin, donner l’alerte ! Je me contenterai de quelques exemples. En ce qui concerne la langue, ils sont  superflus : le Français « moyen », celui qu’on entend dans la rue et dans les media, est un gloubi-boulga angloïde mêlé de « top » et « pas top », de « hard core », de « cool », de « bad », de « trader » et autres « golden boy », « fashionistas », « people » etc. etc. Ça ne date pas d’hier. Sur les réseaux sociaux s’est développé un snobisme d’écrire à moitié anglais, chez des gens qui ne parlent cette langue ni d’Eve ni d’Adam : j’ai même relevé, venant d’internautes français, des citations de Nietzsche et Kafka… en Anglais ! Mais plus récent, plus alarmant, plus définitif, me paraît être la propension des littérateurs à écrire des « romans américains en Français » : Naissance d’un Pont, On ne boit pas les rats-kangourous, La grâce des brigands, Faites vos valises les enfants demain on va en Amérique, Itinéraire d’un poète apache, Faillir être flingué… tous sont des romans français récents et situés aux États-Unis pour leur action et leurs personnages, peut-être leur style (ces exemples, tirés de deux émissions littéraires consacrées, l’une à « Ailleurs« , l’autre aux « Genres« , sur France Culture, les deux titres semblant être des synonymes pour « États-Unis ») : un imaginaire colonisé, prostitué et vendu à l’encan à la puissance dominante. Et comme Philippe Bordas le remarque dans un entretien, même quand les romans ne sont pas explicitement décalqués de la littérature américaine, ils sont écrits en ANGLAIS TRADUIT:

« Ils [les éditeurs français] proposent des livres ambitieux, construits, mais qui tous affirment leur défiance sexuelle envers l’idiolecte français. À tel point que les auteurs élus écrivent directement dans un  français traduit de l’anglais. Ils ont honte de leur langue natale, peut-être, honteux de sa sexuelle vivacité ; ils ont à ce point intégré l’effondrement de la France qu’ils entérinent et intègrent in nuce la domination de l’anglais. Ils montrent écriture et patte blanches, esclaves dans l’œuf, et affirment leur soumission, ventriloques fœtus, pour complaire aux éditeurs avides d’une translangue facile à diffuser. »

En musique, la forme dominante dans la (plus ou moins grande) jeunesse, c’est le « rap » (eh oui). Il reste une « pop » (eh oui) française, mais dont beaucoup de groupes chantent en Anglais. La poésie est remplacée par le « slam » (eh oui) proféré par des gosiers ignorants de la prosodie naturelle au Français, et ayant arrêté leurs lectures poétiques au niveau du bac de Français. Au cinéma, plus de la moitié des films vus en France sont américains.
Si l’on ajoute à cela le ralliement de la France au commandement intégré de l’Otan, l’adoption de théories économiques « de l’offre » importées d’amérique (« supply economy », mais il faut dire que Keynes non plus n’est pas né en Beauce), l’obsession du libre marché, la part des fonds de pension américains dans le cac40, l’usage quotidien de technologies américaines, la loi sur L’ENSEIGNEMENT EN ANGLAIS À L’UNIVERSITÉ FRANÇAISE, l’alignement, vis à vis de l’Iran ou d’Israël ou des monarchies pétrolifères, aux positions des « faucons » états-uniens (« faucons » : expression directement traduite de l’Anglais), ou encore le développement, en nombre et en puissance, des évangélistes, des adventistes, et des sectes américaines, sur notre sol, l’emprise croissante du puritanisme moral et sexuel, alors on peut s’étonner et s’alarmer de cet effarant, convulsif renoncement d’un peuple, d’une nation, d’une histoire, à soi-même. Et regretter que les paranoïaques de la « menace orientale » (sioniste pour les uns, musulmane pour les autres, immigrée pour d’autres encore, mais en tout cas toujours basanée), ou encore ceux qui s’inquiètent des dangers que feraient peser les langues régionales sur la République, regretter donc qu’ils détournent l’attention de la vraie colonisation politique, sociale, économique, linguistique, religieuse, morale, mentale et culturelle, en train d’être parachevée.

Pour voir tous les articles de la catégorie Accablements, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous ou ici.
Retour à la page d’accueil : cliquer n’importe où sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables.

9 Commentaires

Classé dans Accablements

Le Sermon sur la Chute des Pommes, de Jérôme « Goncourt » Ferrari

Rome est chue ! Elle est chue Rome, hélas ! Et ce livre-ci seul — bien que si accompagné, à sa sortie — suffirait à le confirmer.
Giulio Romano, Palazzo Te MantovaD’ailleurs, qu’en dire ? Dans le livre pourtant les épithètes ne manquent pas : je glane au hasard, parmi les décombres de ce pensum grandiloquent : « un monde disparu », « beignets rassis », « soleil mort », « carcasses maigres », « parents résignés », « fantasmes vengeurs », « légitime curiosité », « caresse furtive mais appuyée », « gorge sèche »… Quant à moi, en lisant, ou plutôt en parcourant, il ne m’en est venu qu’une seule à l’esprit : RIDICULE. Ceux qui se sont extasiés devant « l’écriture artiste » de ce livre sont des admirateurs dans l’art de la rédaction française de collège, portée à l’acmé de sa perfection scolaire, à usage direct pour les kiosques de gares.
Mieux vaut parfois un con gourd qu’un Goncourt.
Lassitude… Comme c’est lassant…
Ce n’est pas qu’il y ait des mauvais livres qui est lassant — il y en a et il y en aura toujours. Tout juste la récompense attribuée à celui-ci ajoute-t’elle une nuance de consternation à ce constat banal: « comment !? on en est donc là ? » Quant à l’unanimité de la critique frappée d’éloges, on en a aussi l’habitude.
Non, ce qui me lasse, c’est l’accumulation des livres de croyants.
Je m’explique : depuis quelques années, on entend de plus en plus exprimer de regrets que la littérature française se fût fourvoyée, paraît-il, dans une expérimentalité stérile, une reflexivité en forme d’impasse et d’échec commercial ; il faudrait se ressaisir du Récit, de la Narration, du Monde, ne pas laisser le Best-Seller aux américains.
C’est vrai, enfin ! ça n’allait nulle part, tous ces écrivains mauvaisement obsédés de l’expérience et de l’exigence littéraire, ces Claude Simon, ces Robbe-Grillet, ces Nathalie Sarraute ! Guyotat ! Giono ! Céline ! Tous ces gens qui n’écrivaient que pour écrire, pour travailler la langue et la littérature ! Quel ennui ! ça n’intéresse personne !
Les écrivains nouveaux, eux — primés comme Ferrari, ou tenant le haut du pavé éditorial et médiatique comme Richard Millet, qui semble avoir immensément inspiré le premier — croient en la référentialité, en un mot qui n’est que signe de la chose univoque, et à un discours dénotant la réalité du monde — cette réalité étant en général le bla-bla de café du commerce sur le déclin de l’occident, la perte de l’identité européenne, et vous reprendrez bien un tour de messe et un petit coup de chrétienté, éventuellement de cathédrale, soupoudrée de mondialisation mal définie mais honnie, et d’islamisation-couteau-entre-les-dents.
Ils croient à un monde donné, à un monde non médiatisé, ces sots. Ils prennent l’effet de réel pour le Réel. Et ils croient au langage, c’est-à-dire au langage de leur fantasme. À mon sens, ils ne croient plus en la littérature. Tous les grands écrivains — Giono, Céline, Faulkner — et Rabelais, l’Archi ancêtre — ont perçu l’interposition du langage sur le monde, et que ce qu’ils travaillaient était une pâte opaque, qui au mieux, après la catalyse des arts, ne donnerait du monde que la lumière qu’en fournit un vitrail, qui ne laisse qu’à peine savoir s’il fait soleil ou nuit, ou pluie. D’où la distance salvatrice — l’ironie ! — l’humour ! Or, pas un gramme d’humour chez un Ferrari ou un Millet. Que la croyance torturée à son propre texte, à son propre sexe.
C’est ennuyeux et c’est bête, la foi du charbonnier.
Jacques Dupin, dans un entretien radiodiffusé après son mort (émission Ça Rime à Quoi, sur France Culture) :  « tous les écrivains qui méritent ce nom… utilisent les mots non pas comme des objets mais comme des êtres vivants ».

Pour voir tous les articles de la catégorie Accablements, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous ou ici.
Retour à la page d’accueil : cliquer n’importe où sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables.

Poster un commentaire

Classé dans Accablements

Le Grand Moi, le Petit Moi, et la faute à Rousseau

Statue équestre de Marc-Aurèle, RomeLes Pensées — le livre d’exercices, d’entraînement spirituel — de l’Empereur Marc-Aurèle, m’a accompagné depuis des années. Alors que je me propose de remettre sine die la suite de cette lecture, faite très lentement et dans le texte original grec, une petite pointe avancée de solitude me laisse percevoir que je vais me trouver coupé d’une voix qui m’était devenue chère — une voix méditative, roborative, exhortative — comme celle d’un ami.
Dans ce sentiment je ne me targue pas d’exclusivité, et je sais n’être que le millième, le millionième peut-être, à éprouver cette intimité de pensée, médiatisée par le texte, avec l’empereur-philosophe mort depuis dix-huit siècles. Mais si d’un côté ce sentiment d’amitié envers un auteur vivant ou mort, et que l’on ne connaîtra que par son empreinte de papier, si ce sentiment donc est d’expérience courante parmi la population des lecteurs, d’un autre côté le vivier d’oeuvres est très restreint, qui permettent une telle rencontre amicale et inoubliable : en plus de Marc-Aurèle, Nietzsche ? Chateaubriand ? Proust ? Ronsard ? La Religieuse Portugaise ? L’Ulrich de Musil ? Le Fabrice de Stendhal ? Sade tel qu’il apparaît dans sa correspondance ? Le Nathanaël de Gide (pour autant que sa forme tant périmée permette encore de placer les Nourritures dans la liste paradigmatique des voix vives éternellement) ?
Chacun complètera cette liste à sa guise, et dans sa culture, mais l’on peut surtout se demander pourquoi un tel succés littéraire, et pourquoi un tel succés affectif, de ces quelques textes ? Alors même que l’auto-fiction, cy-régnant, à la première personne, a produit une masse de témoignages et de poignants cris du coeur et d’effusions lyriques et de confessions indécentes et cyniques, effacés et oubliés aussitôt que publiés ?
C’est que je crois que, quelle que soit l’extension que tout un chacun donnera à cette liste d’amis-livres, d’amis-auteurs, d’amis-personnages, d’amis-textes, un point commun courra d’un bout à l’autre : ces voix sont celles du Grand Moi, de l’ambition spirituelle et intellectuelle, voire de l’ambition narcissique, ou encore de l’ambition poétique, ou encore de l’Amour fou et inconditionné, ou encore de la force — mais dans tous les cas celles du dépassement de soi. Le Grand Moi : un que l’on voudrait bien être, si l’on allait au bout de la sagesse, ou de la folie, ou de l’amour, ou de la politique, ou du courage, ou de la spiritualité… Oui : s’inspirer, prendre exemple et souffle… En comparaison, la modernité s’est exténuée à nous mettre en rapport avec le Petit Moi, le moi souffrant, incohérent, incomplet, vil, méchant, médiocre, mesquin, banal… Nous pissons tous et nous chions tous, après tout — mais quid de la Vertu ?
Je me suis demandé qui fut le premier entrepreneur de cette Petite Voix du Petit Moi… Les précédents antiques existent, et sont au fondement de l’élégie (Properce…), toutefois c’est bien la modernité qui s’est resserée autour d’un moi qui cherche deséspérément à se singulariser, à s’expliquer et se compliquer… Le Rousseau des Confessions vient à l’esprit comme précurseur idéal — s’il faut un coupable, qu’il soit beau ! Il est aussi notable que chez Rousseau, à côté de la petite voix du Petit Moi des confessions, exista la grande voix universelle, exigeante, géante, enthousiasmante, des Discours, des Lettres, auxquelles j’ajouterais celle, méditative et confuse avec la voix de la nature, des Rêveries. Marc-Aurèle nous exhortait à respecter le Dieu Intérieur, le Daimon en nous… sans ignorer, sans doute, la coexistence du petit moi souffrant et bas, avec le Grand Moi, dans la même coquille. Mais les vrais amis, les fidèles, les mémorables, restent ceux qui nous ont redonné des forces, qui nous ont guidé pour relever le gant des défis de vivre, et non ceux qui nous ont accablés du partage de leurs maux et de leurs faiblesses.

Tous les « Chemins de vie/de pensée » : cliquer ici
Tous les articles de la catégorie « Dieux Lares » : cliquer
ici
Pour revenir à la page d’accueil, cliquer sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables

Poster un commentaire

Classé dans Chemin de vie/de pensée, Dieux Lares

…entre le soleil et l’oeil ténèbres un instant…

Quelques lignes, et l’on devine le grand maître :

« Jaune et puis noir temps d’un battement de paupières et puis jaune de nouveau : ailes déployées forme d’arbalète rapide entre le soleil et l’oeil ténèbres un instant sur le visage comme un velours une main un instant ténèbres puis lumière ou plutôt remémoration (avertissement) rappel des ténèbres jaillissant de bas en haut à une foudroyante rapidité palpables c’est-à-dire successivement le menton la bouche le nez le front pouvant les sentir et même olfactivement leur odeur moisie de caveau de tombeau comme une poignée de terre noire entendant en même temps le bruit de soie déchirée l’air froissé ou peut-être pas entendu perçu rien qu’imaginé oiseau flèche fustigeant fouettant déjà disparue l’empennage vibrant les traits mortels s’entrecroisant dessinant une voûte chuintante comme dans ce tableau vu où ? combat naval entre Vénitiens et Génois sur une mer bleu-noir crêtelée épineuse et d’une galère à l’autre l’arche empennée bourdonnante dans le ciel obscur l’un d’eux pénétrant dans sa bouche ouverte au moment où il s’élançait en avant l’épée levée entraînant ses soldats le transperçant clouant le cri au fond de sa gorge… »

Claude Simon, La Bataille de Pharsale

Tous les « Enthousiasmes » : cliquer ici
Pour revenir à la page d’accueil, cliquer sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables

Poster un commentaire

Classé dans Enthousiasmes

Giono, l’Iris de Suse et la transparence du Français chez les auteurs contemporains

Squelette de héron« …si je suis seul, je ne reste pas seul : je me dédouble, je suis toujours deux. Quand on est deux, on sait qu’on est pas Dieu-le-père. On m’a mis à une drôle d’école, crois-moi. Tu as raison d’être inquiet pour les moussaillons mais, toi, Alexandre, moi, nous sommes du bois dont on fait les flûtes. »

« C’était un nuage couleur de vin. Il surmontait la montagne. Il arrivait à toute vitesse. Il éclata contre les rochers ; il s’effilocha en soufflant comme un chat. Il jeta une poignée de pluie presque sèche, plus dure que du gravier et il s’enfuit en lambeaux dans un azur brusquement écartelé de safran. »

« …de deux choses l’une : ou bien il est pantelant, sans piper, sans même oser lever le petit doigt et l’extase ne fait pas le moindre bruit ; ou alors […] la dévastation, le cataclysme et la trombe, et nous aurions entendu les éclats. Au surplus […] il serait sorti, musique en tête, avec Sambre-et-Meuse… »
« Ce petit salaud, je l’ai cajolé à l’extrême, il peut le dire. Sa peau ? Je l’ai retournée comme un gant. Sa chair ? […] On ne peut rien me reprocher […] Ses os ont été lavés et relavés, poncés, huilés, essuyés, séchés et maintenant reconstruit. Il est devenu un résumé clair et précis ; comme je vous le disais : une sorte de Grande Ourse, d’étoile polaire. »

Etc… etc… L’Iris de Suse, de Jean Giono. Il y en a de comme ça à chaque page, presque à chaque phrase, je recopie au hasard. J’ai lu le livre durant la semaine, et  c’est de longtemps ma plus belle lecture.
Il faudrait bien des pages, des heures de réflexions, pour en parler, et je suppose que des thèses entières ont été consacrées à cette oeuvre, qu’on s’y reporte ! Je voulais en revanche réfléchir sur le sentiment d’accablement à l’égard des livres contemporains, que cette lecture presque classique a aiguisé. J’essaye de ne pas me trouver du côté des nostalgiques, et je suis ravi lorsqu’un chef d’oeuvre tombe de la plume d’un auteur vivant (clic!). Néanmoins, il me faut bien admettre que cela faisait des mois que ma déception s’affutait dans les feuilletages de librairie, ou que je chutais de haut en ouvrant enfin un ouvrage impatiemment attendu car vanté dans les journaux — et de le voir s’éventer au bout de dix pages, voire cinq.
Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est perdu depuis un récent âge d’or de la littérature française ? Pourquoi ce caractère superfétatoire de la majeure partie de la production contemporaine ? Perte du sens poétique et rythmique ? Domination stérile du rhétorique ? Repli sur soi ? Étranglement financier des éditeurs et des libraires ?
Un roman récent — un autre de ces romans dont j’ai vite abandonné la lecture — Cercles, de Yannick Haenel, m’avait susurré quelques indices (par son silence, en quelque sorte). Une toute récente conférence du très sympathique François Bon est venue m’apporter, comme une éclatante confirmation. Cher lecteur, tu attends avec une impatience légitime mes lumières définitives sur la décadence de la littérature française, eh bien voilà : c’est que le Français est devenu invisible. Après la radicalité des années 1960 et 1970 — les années de la psychanalyse, de la linguistique et de la déconstruction —, où toute référentialité dans le roman était interdite, on est tombé dans la complète, et inverse, naïveté : les auteurs récents croient parler de choses, lorsqu’ils manient des mots. Ils croient à la transparence du langage ! La conférence de François Bon — pourtant un type intelligent, passionné de littérature, pas un faiseur — était incroyable : pas un mot sur la langue, le style… Comme si les mots n’étaient que des pointeurs sur les choses, les sentiments, les étants ! (Ce qui lui fait commettre des contresens consternants lorsqu’il puise dans Rabelais des exemples qu’il comprend comme on le faisait il y a 60 ans, niant ou ignorant les recherches de Spitzer, Rigolot, Tournon, Jeanneret, qui ont montré que Rabelais ne nous parle pas de son époque, ses moeurs et ses manifestations matérielles, mais ne s’occupe que de langage, de la langue, des mots, des langues, dans la foulée d’Érasme de Rotterdam et de la recherche d’une parole vive)
Idem pour le Cercles de Yannick Haenel que j’ai commencé récemment, en en espérant beaucoup : l’auteur s’épuise à nous décrire ce qu’il ressent, ce qu’il pense, ce qu’il se passe dans l’air entre lui et les autres, les choses… Mais cela ne va nulle part, n’approfondit rien, ne fait qu’ajouter des couches sur des couches  de rhétorique, et délaisse ce qui devrait être l’objet essentiel de l’art d’un écrivain : le travail de la langue, sa compréhension, sa complication (c’est-à-dire qu’on la plie, et qu’on cache des choses dans les plis), sa fascination, pour lui-même (le langage), par lui-même, dans son opacité et ce magnifique écran qu’il interpose entre nous et la noumène…
S’il y a plus de littérature dans une phrase de Giono que dans d’épais volumes de 500 pages de bla-bla, c’est parce qu’il sait travailler — il sait qu’il travaille ! — la pâte aveugle du langage, et qu’aucun Cratyle, aucun sémioticien ne remontera des mots aux choses. La légèreté, le plaisir, la drôlerie et la profondeur qui tissent L’Iris de Suse ne sont pas dans les faits divers qui y sont narrés, elles sont dans la trémulation de la langue.
Parce qu’ils croient pouvoir voir à travers une langue qu’ils n’ont réussi qu’à rendre ennuyeuse en la pensant transparente, la plupart des auteurs produisent des oeuvres demeurées orbes. Naguère acceptait-on l’aveuglement des mots, et l’on écrivait des livres semés d’yeux.

« Ah ! c’est l’os qu’on appelle l’Iris de Suse, en grec : Teleios, ce qui veut dire : « celui qui met la dernière main à tout ce qui s’accomplit », une expression heureuse qu’on ne saurait rendre que par une périphrase. Regardez-moi ça ! Une périphrase ? Et il n’est pas plus gros qu’un grain de sel. ça sert à quoi ? Mystère, on ne l’a jamais su, en principe sa nécessité nous échappe, dit-on. […] Voilà : il est caché derrière le maxillaire supérieur »

Pour voir tous les articles de la catégorie Enthousiasmes, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous, ou ici.
Pour voir tous les articles de la catégorie La Bibliothèque des Sables, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous, ou ici.
Pour voir tous les articles de la catégorie Ars poetica, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous, ou ici.
Pour retourner à la page d’accueil, cliquez sur le nom du blog, La Bibliothèque des Sables.

Poster un commentaire

Classé dans Accablements, Ars poetica, Enthousiasmes

Mais à qui sont ces sentiments dont mon coeur est lardé !?

Tourments d'amour

Il faudra aller à la fin de l’article pour comprendre ce que que font ici ces tartelettes…

IL EN EST QUI CROIENT SOUFFRIR d’amour… Ô dicibles délices ! Ô maux si-z-idiosyncrazyques ! Ô parce que c’était émoi ! Parce que c’était étroit !
Ils ne veulent pas savoir, les roués naïfs, que les laisses de leurs affres ont été tendues et écrites depuis plus de dix ou vingt ou trente siècles, qu’ils ne font que bégayer des stances tôt prescrites, à la manière des touches couinantes d’une vieille machine à écrire… On lira, pour s’en convaincre, ces — néanmoins — belles descriptions des tourments de l’amour, par Guillaume de Lorris, dans le Roman de la Rose, au XIIIème siècle. Elles ne sont pas sans provoquer quelques échos, au long des corridors des siècles, avec les sonnets d’une Louise Labé…  Louise Labé que d’ailleurs Mireille Huchon soupçonne d’être une « créature de papier »… Mais lequel d’entre nous peut en dire autrement ?

Roman de la Rose, Guillaume de Lorris

C’est la bataille, c’est l’ardure,                              C’est la bataille, le tourment,
C’est li contens qui tous jors dure.              C’est le combat qui toujours dure,
Amans n’aura jà ce qu’il quiert      L’amant n’aura jamais ce qu’il demande;
Tous jors li faut, jà en pez n’iert;     Toujours le manque, jamais la paix,
Jà fin ne prendra ceste guerre                  Jamais ne prendra fin cette guerre
Tant cum l’en veille la pez querre.              Tant qu’il en espèrera la paix.
Quant ce vendra qu’il sera nuis,                         Et puis quand il sera nuit ,
Lors auras plus de mil anuis:                Lors il souffrira plus de mille maux ;
Tu te coucheras en ton lit                            En vain te coucheras sur ton lit
Où tu auras poi de délit;                             Où tu auras peu de répit;
Car quant tu cuideras dormir,                       Car quand tu croiras dormir,
Tu commenceras à fremir,                            Vite à frémir tu recommenceras,
A tresaillir, à demener,                               A tressaillir, te démener,
Sor costé t’estovra torner,                               Sur un côté te retourner,
Une heure envers, autre eure adens,                Une heure pile, une autre face,
Cum fait hons qui a mal as dens.         Comme un homme que dent tracasse.
Lors te vendra en remembrance                   Alors viendra dans ton souvenir
Et la façon et la semblance                         Et la manière, et l’apparence
A cui nule ne s’apareille.                            Qui n’a jamais eu sa pareille,
Si te dirai fiere merveille:             Je vais te dire quelque chose d’incroyable :
Tex fois sera qu’il t’iert avis                         Tantôt tu croiras embrasser
Que tu tendras cele au cler vis                        Ta belle amante au clair visage
Entre tes bras tretoute nue,                               Entre tes bras tretoute nue,
Ausinc cum s’el ert devenue                                  Pensant qu’elle soit devenue
Du tout t’amie et ta compaigne;                   Pour de bon ta mie et compagne.
Lors feras chatiaus en Espaigne        Lors tu bâtiras des châteaux Espagne,
Dans ce songe doux et plaisant.           Perdu dans ce songe doux et plaisant,
Et auras joie de noient,                                     Et de rien tu te feras joie,
Tant cum tu iras foloiant                               En t’en allant folâtrer
En la pensée delitable                                     Dans une pensée délicieuse
Où il n’a fors mençonges et fable;        Qui n’est que mensonge et que fable.
Mès poi i porras demorer.                               Mais tôt s’évanouit ce leurre.
Lors commenceras à plorer,                          Alors recommenceras à pleurer,
Et diras: Diex! ai-ge songié?                    Et diras «Dieu, ai-je rêvé ?
Qu’est-ice, où estoie-gié?                                Où étais-je? Qu’est-ce que j’ai ?
Ceste pensée, dont me vint?                         D’où donc me vint cette pensée ?

(Les tourments d’amour, en tout cas, il y a belle lurette que les antillais, instruits par une sagesse pratique qui leur vient de la déportation et de la survie dans l’esclavage, en ont fait des gâteaux. De délicieux gâteaux, que de vieilles dames rabougries, qui semblent tombées d’un soleil de madras et de dents gâtées sur les roseaux de cannes à sucre, vous vendent à l’embarcadère de Terre-de-Haut des Saintes… C’est qu’on avait peu d’appétence aux souffrances morales, quand on coupait la canne à coups de fouets sur les épaules ; ils savent, ces sages pâtissiers, que le monde n’est pas de la tarte — mais qu’il est une île, même pas fourrée au coco.)

Pour tous les articles de la catégorie Archéologie du Texte, cliquer ici.
Pour retourner à la page d’accueil, cliquer n’importe où sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables.

Poster un commentaire

Classé dans Archéologie du texte

À la Librairie des Colonnes, Tanger

Librairie des Colonnes, TangerLe nom frappe l’imagination, on y entre comme dans un portique, dans une académie, et alors la verticalité des rayonnages s’en empreint de majesté et presque de religiosité : ce sont eux, les livres, qui font ces colonnes d’où sourdra, avec un peu de chance, la parole de beauté, la parole de sacre, la parole de dénigrement, la parole de narration, la parole d’affabulation, la parole de commentaire, la parole de révélation, la parole d’explication, la parole d’apaisement ou au contraire celle d’exacerbation, d’enivrement…
Il y avait le Jérôme de Martinet, ce n’est pas courant. Bon augure.

Pour moi, qui suis parti de tant de temps de France, et qui entends vanter des livres sur lesquels il me faut parfois des années avant de pouvoir mettre la main, c’était l’occasion d’en feuilleter plusieurs à la fois, de ceux que les critiques recommandaient, et dont ils avaient excité mon esprit. Et en effet, que des bons livres. Pourtant, après une heure de butinage, la déception s’est installée… Quelle dimension manquait, à tous ces ouvrages, à toutes ces feuilles échappées de la littératures française contemporaine ? Il ne m’a pas fallu longtemps pour le repérer : absentes, la prosodie, l’euphonie, la cadence, le rythme, l’invention verbale — absente, en un mot, la poésie ! Son occultation presque totale dans la vie littéraire française a les effets appauvrissants que l’on pouvait tristement prévoir. (Qui lit encore la poésie ? même les professeurs de lettres, au lycée et à l’université, qui l’enseignent, n’ouvrent jamais un livre d’un poète dans leur privé, à part une minuscule minorité) Absente la dimension poétique et prosodique, l’entransement, il ne reste plus à tous ces livres que les dimensions narrative et, pour le style, la rhétorique.  Pas d’expérience de langage, la langue ne parle plus en dehors de ce qu’elle dit, renoncement à l’ensorcellement.
Je suis sorti avec la récente Histoire du Maroc, de Daniel Rivet. Ma femme s’est saisie de Paul Bowles et Edith Warton.
Pour voir tous les articles de la catégorie Accablements, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous ou ici.
Pour voir tous les articles de la catégorie Ars poetica, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous, ou ici.
Retour à la page d’accueil : cliquer n’importe où sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables.

Poster un commentaire

Classé dans Accablements, Ars poetica

Petite note de lecture : Tanganyka Project de Sylvain Prudhomme (et WG Sebald : deux versants de l’écriture du réèl)

Couverture Tanganyka ProjectAyant acheté le roman (?) Tanganyka Project de Sylvain Prudhomme, j’en remettais depuis plusieurs semaines la lecture, mais pour mieux la savourer: cette tentative de lire le sens d’une parcelle de terre d’Afrique — Mwanza, en Tanzanie — sur les inscriptions qui la hérissent — panneaux, journeaux — m’apparaissait éminemment intéressante, non moins que l’insertion dans le texte de tant de documents épigraphiques ; je m’intéressais aussi à ce dernier procédé (que le premier à utiliser fut Doblin, dans Berlin Alexanderplatz ?) pour mon roman en gésine, La Bibliothèque des Sables.

Après une vingtaine de pages, ma déception a donc été d’autant plus vive. Mais comme ce projet suscite la curiosité, et que l’écriture en est honorable, je ne veux pas dans ce billet décourager d’éventuels lecteurs — je les encourage au contraire à se faire leur propre idée — mais remonter la pente de ma déception personnelle, pour cerner mieux mes propres idéaux littéraires.

Donc le roman m’a paru sympathique, mais dépourvu de la tension qui maintient le lecteur dans le fil de son attention et de son attente : le projet de lire une ville par ses signes, tel qu’il est énoncé au début, érige un horizon d’attente plus intellectuellement intéressant, que vraiment tentateur. Par surcroît le dépaysement attendu — le transport dans cet univers de signes où s’immerge le narrateur —, que l’on aurait espéré de la recopie dans le texte de ces inscriptions, ces pancartes, ces publicités, ne fonctionne pas, pour la raison qu’elles ne sont pas insérées, mais retranscriptes en caractères noirs muets et presque lugubres : on n’y trouve plus du tout le contexte, la couleur émotionnelle, la vie, le capharnaüm d’Afrique qu’évoque le narrateur en les citant.
À cet égard, j’avais éprouvé la même déception à la lecture de Berlin Alexanderplatz, et de The Tunnel, de W.H.Gass. Et je ne puis m’empêcher de comparer ce piètre résultat à la fascination que provoquent, en revanche, les photos en noir et blanc qui parsèment l’oeuvre du grand écrivain allemand G.W. Sebald. Je ne m’attarderai pas sur ce pouvoir de la photo, parce que d’autres en ont parlé et en parleront mieux que moi, piètre photographe que je suis, mais aussi parce qu’il ne s’agit pas d’en déduire que les écrivains actuels devraient simplement préférer Photoshop au catalogue de polices de Word.
Plus profondément, il me semble intéressant de relever les similarités et les dissemblances entre la manière de Sylvain Prudhomme, et celle, qui semble résulter d’un projet à maints égards similaires, de Sebald. Les deux oeuvres se rangent dans des genres littéraires contigüs (si l’on Sebald, Austerlitzconsidère par exemple l’Austerlitz de Sebald ) :  même mélange d’autofiction à la première personne, d’implication de l’auteur comme personnage, d’enquête de terrain, d’effort vers la restitution pointilleuse du réel, dans une lointaine filiation avec le nouveau roman (on aurait d’ailleurs pu aussi évoquer le Modiano de Dora Bruder).

Ce sont toutefois les différences qui m’instruisent.  Chez Sebald, l’enquête est humaine, dialogique décentrée, du narrateur vers une ou deux voix (filtrées par la sienne) auxquelles sont donnés l’espace de s’exprimer et l’ampleur nécessaire à convaincre le lecteur de leur existence émotionnelle ; il en résulte un livre habitées de plusieurs présences empathiques, émouvantes. En revanche chez Sylvain Prudhomme les portraits sont de l’ordre du médaillon exotique, l’homme (et, au passage, pas la femme) n’existera que le temps d’un dialogue savoureux en pidgin ou gibberish anglais (souvent l’occasion de s’extasier, bizarrement, sur la plus grande saveur de l’Anglais comparé au Français, mais alors pourquoi ne écrire carrément en Anglais ?), ce sont plutôt des enregistrements de voyage, inscrites dans la tapisserie des paysages et des signes, que des présences réelles.
De même, alors que Tanganyka Project ne semble pas développer ou receler d’autres narration que la quête du réel, et du sens d’un lieu (ou de soi-même, probablement) à travers les signes, on trouve dans les romans et nouvelles de Sebald des diégèses (des histoires, pour le dire plus simplement) latentes, actualisables, qu’il appartient au lecteur de reconstituer en lisant entre les lignes  de l’enquête humaine à laquelle le narrateur se livre, et en décryptant les vibrations des voix auxquelles la sienne fait place. Ces histoires naissent toujours, comme des plantes opportunistes et subreptices, du terreau de l’Histoire avec un grand H, des archives, des témoignages : notre patrimoine commun, ce domaine du passé qui n’existe que par le soubassement de l’empathie, de l’amitié entre les humains. Et les fleurs discrètes que les témoignages sébaldiens portent au jour dans les interstices de l’Histoire, ont d’ailleurs pour nom : amitié, émotion, amour.

(Notes, réflexions et injonctions, pour l’information d’un projet personnel.)

Pour tous les articles de la catégorie Enthousiasmes, cliquer ici.
Pour voir tous les articles de la catégorie Accablements, cliquez sur le nom de la catégorie ci-dessous ou ici.
Pour retourner à la page d’accueil, cliquer n’importe où sur le titre du blog, La Bibliothèque des Sables.

 

1 commentaire

Classé dans Accablements, Enthousiasmes