Archives de Catégorie: Enthousiasmes

Notes de lecture/Renaissance : La plume et les langues, de Jean-François Courouau

Brueghel l'Ancien, La Tour de BabelÀ l’heure où la Francophonie vacille, et ne semble plus intéresser les Français — quand ils ne la bradent pas pour quelques barils de pétrole — il m’a semblé intéressant de reparcourir les notes qui suivent. Pourquoi écrire dans une langue, plutôt qu’une autre ? Beaucoup d’écrivains ont abandonné leur langue natale pour l’Anglais, ou plutôt l’Américain, et si ce phénomène ne touche pas encore les Francophones, qui ont leur propre espace de diffusion (de plus en plus restreint et fragmenté), combien de temps vont-ils encore rester à l’écart de ce phénomène ? Les librairies ferment, les éditeurs se concentrent sur quelques titres juteux, les enquêtes sur les pratiques culturelles montrent une baisse flagrante de la lecture, et en ce qui concerne la poésie ses lecteurs deviennent rarissimes, même dans le monde de l’éducation et de l’université. Alors pourquoi ne pas transiger vers un lectorat potentiel de près d’un milliard d’anglophones ? Je me fais bien sûr l’avocat du diable, mais il est urgent que la France cesse de liquider sa culture et ses arts, et se donne les moyens de soutenir la Francophonie. Enfin que les élites prennent conscience des enjeux culturel et renoncent à pervertir jour après jour leur langue en la mêlant de borborygmes sonnant comme de l’Anglais de chez Procter&Gamble (département marketing) : parce que c’est pas cool et pas top dans mon business plan, rapport au benchmark (ô mon lecteur idéal, je te demande pardon pour ces expressions qui t’ont donné un compréhensible haut-le-coeur). Le magnétisme d’une langue a toujours été un effet de puissance politique (à moins que nous ne fussions entrés dans une autre époque ?) Jean-François Courouau l’évoque en ce qui concernait, déjà, le choix d’une langue d’écriture à l’époque de Rabelais :

COUROUAU, Jean-François, « La plume et les langues : Réflexions sur le choix linguistique à l’époque moderne», L’Homme, 2006, n°177-178, pp. 251 à 278.

L’écrivain européen, au seizième siècle et durant la plus grande partie du dix-septième siècle, a le choix entre au moins deux langues — le latin et le vernaculaire — auxquelles s’ajoute fréquemment un idiome régional. Le choix linguistique n’est donc pas un acte neutre, ni culturellement, ni socialement, ni politiquement. Au seizième siècle, Évangélisme puis Réforme favorisent l’accés direct au Texte de la Bible par la promotion — restreinte au champ religieux — des langues vernaculaires. L’autre facteur d’émergence de certains vernaculaires étant la montée en puissance d’États dotés d’appareils administratifs : auquel cas la langue officielle choisie est, non pas celle des sujets, mais celle du roi et de sa chancellerie. Jean-François Courouau interroge alors, dans la genèse des identités nationales, la hiérarchie entre liens politiques et liens linguistiques.

Dans ces conditions, le choix linguistique d’un auteur est un arbitrage entre le capital symbolique des différentes langues — l’importance des corpus littéraires déjà constitués —, et leur capital social et politique. Dans chaque ensemble linguistique important se constitue alors une forme de vernaculaire haut dit « standard », qui est un artefact élaboré par les litterati, à la confluence de littéraire et de l’administratif — cette forme ne coïncidant jamais avec une forme parlée : le français ne tire pas plus son origine du Francien, que le toscan littéraire du dialecte de la Toscane. Corollairement, se constituent des idéologies linguistiques sous-tendues de jugements dépréciatifs. Le choix d’une « petite langue » comme véhicule d’expression (J.F. Courouau ne l’évoque pas, mais l’auteur de ce mémoire pense bien sûr à Rabelais) ne semble alors pas être un choix de résistance politique, mais linguistique, avec un désir de rehaussement, de « deffense » de la langue périphérique ; ce peut être aussi un choix éthique en faveur d’une langue mourante ou en tout cas dominée ; ce peut encore être un choix esthétique plus difficile à définir ; en revanche ce n’est jamais un choix « pour le peuple », les milieux lettrés ne manifestant aucune attention aux strates inférieures de la société. Un cas particulier intéressant est celui de la production parodique ou humoristique, en vernaculaire bas, d’une forme littéraire de la langue haute : il n’y a pas nécessairement refus d’un modèle dominant, mais jeu avec ses formes. À noter enfin que la croyance en un « génie de la langue », reflétant un mode de représentation du réel, n’apparaîtrait pas avant le dix-septième siècle (Mireille Huchon, dans l’article « La prose d’art sous François 1er: illustrations et conventions», donne toutefois des exemples précurseurs de cette notion pris en plein seizième siècle).

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ÉDEN OGUN GUYOTAT ?

Si la présence d’Éros est palpable — turgescente — dans chaque page et peut-être chaque ligne de l’Éden Éden Éden de Pierre Guyotat, en revanche l’extrait que je recopie ci-dessous m’a beaucoup étonné par un profus arroi de symboles, renvoyant à de bien différentes figures. Hector Hyppolite, Ogoun FerrailleLe personnage de cette saynète, affranchi d’office des règles communes de l’humanité (comme l’indique son machouillement animal d’un coeur de chevreau, sorti d’un tas d’ordures) se livre à un étrange rituel, à signification politique, symbolique, élémentaire (étant convoqués avant ce passage l’eau lustrale, dans la salive des femmes, puis après ce passage le feu)… Il y a là un fatras mythologique — j’emploie le mot fatras sans péjoration — fascinant et qui emmêle ce texte dans un réseau de significations occultes. Lentes et tenaces, en nos esprits, les images de nos vieux mythes… Néanmoins un élément m’a beaucoup intrigué, qui ne renvoie pas à notre culture gréco-latine : l’obsession du métal. Le « paysan adolescent », après avoir été empêché plusieurs fois (« par cinq mains », la répétition du chiffre n’étant à mon avis ici que pour installer l’atmosphère rituelle), empêché par cinq fois d’utiliser un outil en métal pour attaquer le seuil froid du carrelage et creuser la terre, se retourne en fin de compte sur les tubulures capsules et autres ferroneries de la pièce pour les mâcher comme il l’avait fait du coeur sanglant. Je ne puis m’empêcher alors de penser à Ogoun, Ogoun Ferraille, le lwa haïtien : dieu de guerre aux attributs métalliques… Des traditions de possession similaires à celles du vaudou yoruba sont après tout présentes dans le maghreb, où elles ont été introduites au cours des siècles par les esclaves noirs razziés au sud du Sahara. Comment savoir quelles étaient les sources d’inspiration du grand Pierre, dans l’apesanteur onaniste qu’il s’aménage pour écrire ? L’envoi constitue par ailleurs presque un programme politique, où l’on appelle à rejeter le métal de l’outil aliénant, pour l’outil de chair désirant du prolétaire… Pour le reste, enjoy, comme disent les anglo-saxons, et tout commentaire d’éclaircissement, toute bribe d’analyse, seront bienvenus.

« le paysan adolescent s’agenouille au bord de la flaque de sangs mêlés, l’épaule appuyée au rideau de fer de la boucherie ; sa main fouille dans les poubelles entre les chairs déchiquetées, prend un coeur de chevreau transpercé, le porte à la bouche […] entre dans le bordel des femmes ; la maquerelle le prend entre ses bras […] lui met un piochon dans les bras, il l’empoigne, il frappe le carrelage : vives, cinq mains lui arrachent l’outil ; il s’accroupit, pioche le carrelage avec ses deux mains jointes recourbées ; la maquerelle le relève, appuie une pelle contre son ventre, il bêche l’interstice du carrelage : vives, enfoutrées, cinq autres mains lui arrachent l’outil ; il raidit son pied, foule le carrrelage, lance son pied en avant ; la maquerelle lui met un rateau entre les mains, il place les dents du râteau dans les interstices du carrelage : vives, fripées, cinq nouvelles mains lui ravissent l’outil : il traîne sur le carrelage les doigts écartés de son pied droit ; la maquerelle lui apporte un étau : vives, chaudes, les mains, toutes, le saisissent, l’enfouissent : le paysan croise ses mains, enserre son genou entre ses paumes ; redressé, il s’élance, il se jette, écumant, sur la caisse d’orangina, empoigne les bouteilles, les décapsule une à une avec les dents valides, cherche du regard, de la main, tout autour de la chambre, le métal, le mord : tuyaux, clous, serrures ; coupe, tord, arrache, avec ses dents mouillées de salive rose, dénoue les noeuds de fil de fer, se déchire les gencives, se brise les dents […] « paysan, jette tes outils dans le fleuve… tu as ton sexe… ouvrier, tu as ton sexe… »

Post scriptum : au sujet du Vaudou, on pourra se reporter à Le Vaudou Haïtien, d’Alfred Métraux, dont je me suis abondamment inspiré pour écrire les passages relatifs de Plantation Massa-Lanmaux.

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Grille de Parole

Le poème le plus triste, peut-être, qui fût jamais écrit… Ces yeux, rendus indépendants, animaux : les deux yeux d’un seul, ou les yeux de deux consciences aimées, aimantes ? Qui se résolvent en larmes, sur ces dalles de tombeau ? d’église ? de cénotaphe ? La bobèche fume, mais pour qui ? La bobèche du veilleur, ou celle de l’autel ? Présence, absence… Le monde échappe dans l’alambic du poème, dans la fumée de l’alambic, dans la fumée des êtres annihilés…

GRILLE DE PAROLE

Rond d’oeil entre les barreaux.

Paupière, animal cilié,
rame vers le haut,
libère un regard.

Iris, nageuse, sans rêve et triste,
le ciel, gris-coeur, doit être proche.

Oblique, dans la bobèche de fer,
la mèche qui fume.
Au sens de la lumière
tu devines l´âme.

(Si j´étais comme toi. Si tu étais comme moi.
N´étions-nous pas debout sous
un même alizé ?
Nous sommes des étrangers. )

Les dalles. Dessus,
serrées l´une contre l´autre, les deux
flaques gris-coeur :
deux
bouchées de silence.

Paul Celan
Traduction Martine Broda

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Pierre Guyotat, Éden, Eden, Eden : extraits

Oui, Éden est toujours choquant. À l’époque, en 1970, alors qu’étaient encore vives les blessures de la Guerre d’Algérie, les trois préfaces de MM.Barthes, Leris et Solllers ne purent empêcher l’interdiction du texte — interdiction qui ne fut levée qu’en 1981.
Quant à moi je le relis ces jours-ci, avec une admiration renouvelée et peut-être même accrue, depuis ma première lecture d’il y a une dizaine d’années. Admiration pour le lyrisme, la vibration des matières, des corps et du langage ; admiration pour l’attention à tous les détails naturels — au sens de « sciences naturelles » — à tous les débordements et les excrétions, les sécrétions, les exécrations de la vie… À ce vaste chant pornographique et meurtrier, orgiaque et cruel, Sadien, participent non seulement les hommes et les femmes, mais les enfants, mais les animaux domestiques, mais la poussière minérale des chemins, les oiseaux, la lumière, les éléments… Tous conjoints pour un flot poétique et surréaliste, de foutre, de sang, de salive et de sperme, de désir cosmique… Amour et Haine, les grands mythes grecs, Empédocléens, ne sont pas loin.

Extraits :

« — au bas du Ferkous, sous l’éperon chargé de cèdres calcinés, orge, blé, ruchers, tombes, buvette, école, gaddous, figuiers, mechtas, murets tapissés d’écoulements de cervelle, vergers rubescents, palmiers, dilatés par le feu, éclatent : fleurs, pollen, épis, brins, papiers, étoffes maculées de lait, de merde, de sang, écorces, plumes, soulevés, ondulent, rejetés de brasier à brasier par le vent qui arrache le feu, de terre ; les soldats assoupis se redressent, hument les pans de la bâche, appuient leurs joues marquées de pleurs séchés contre les ridelles surchauffées, frottent leur sexe aux pneus empoussiérés ; creusant leurs joues, salivent sur le bois peint… »

« /le mirador surplombe la palmeraie calcinée ; la sentinelle peuhl, iris jaune glissant sur le globe bleu, laine crânienne ensuée, bascule le projecteur : le faisceau fouaille les chairs ensuées des soldats arc-boutés sur la femme ; la sentinelle broie son membre dans son poing, tourne le projecteur : le faisceau traverse le lit asséché de l’oued, saisit une vibration, sous le zéphir, des lauriers-roses empoussiérés : une troupe de chacals y déchire une charogne d’âne […] ; la sentinelle roule le projecteur sur le châssis, le faisceau arde les seins qui palpitent, pubescents, semés de sucre sous les pans encrassés du treillis […] ; la sentinelle, du poing, fait pivoter le projecteur vers la stratosphère… »

« …sous le surplomb du roc, les soldats soufflent sur un feu de branches dressé sur la bouche ouverte d’une femme morte […] ; je frotte ma poitrine à la toison de son sexe, une alouette y est prise ; à son cri, chaque fois que ma poitrine pèse sur le corps, jaillissent des larmes sur mes yeux ; un sang chaud ruisselle hors de mes oreilles ; la pluie d’excréments éclabousse le rocher ; les sangs, dans la vasque, brûlent, bouillonnent ; un jeune rebelle, ses pieds nus enduits de poudre d’onyx, ses lèvres de farine, sort de terre, se penche sur la vasque, plonge sa tête, ses poings […]; au camp, les femmes pèsent sur les barrières, le sexe des soldats se tend vers leurs mères, venues de métropole, sur ordre de l’État-major, pour les Fêtes du Servage ; ma mère, je l’emporte dans ma chambrée de bambou, je la couche sur la litière de paille empoisonnée ; tête, épaules plongées sous sa robe, je mange les fruits, les beignets d’antilope sur son sexe tanné tandis qu’elle, fatiguée par le voyage en cale, en benne, s’endort ; à l’aurore, elle s’est échappée de dessous mon corps ; étreinte par les soldats sous le mirador où je veille éjaculant, leurs genoux la renversent sur le sable… »

Post-scriptum: une catégorie manque à ce chant panthéiste, qui est celle de l’agir conscient, donc des sujets, de l’intelligence… À moins que l’intelligence, le langage, le verbe qui anime et porte ce monde, n’en soit considéré aussi comme le protagoniste…? YG

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Circularités

« …rien ne peut mûrir à la réalité, qui n’ait eu ses racines dans le souvenir, rien n’est saisissable à l’homme, qui n’ait été mis en lui dès son début, et sur quoi les visions de sa jeunesse n’aient étendu leur ombre. Car l’âme en est toujours à son début, sa grandeur est toujours celle de son premier éveil, et sa fin même a pour elle la dignité du commencement ; »

Hermann Broch, La Mort de Virgile

Une belle citation d’un romancier empreint de Husserl il me semble (les philosophes sauront le dire mieux que moi)… J’y ai vu comme un commentaire, ou une parabole, de la psychanalyse, et vérifications faites, non seulement Husserl était contemporain de Freud, mais ils eurent un professeur commun, Brentano ! Quelles étaient les références de Freud en philosophie, son arrière-plan cosmologique en quelque sorte ? J’avais lu que Schopenhauer l’avait beaucoup influencé (tout comme moi, Le Monde Comme Volonté… est l’un des plus grands livres que j’aie lus), mais serait-ce le cas aussi de la phénoménologie du temps de Husserl ?

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Charles Martel mourra-t-il à Poitiers ? Paul Ricoeur et L’identité Narrative

La coïncidence des interrogations sur l’avenir de la littérature, et du raidissement identitaire planétaire (national, religieux ou ethnique), ne relève peut-être pas du hasard, mais de l’occultation d’une conception narrative de l’identité, au profit d’une illusion ontologique régressive.
« Je m’explique », comme disaient les professeurs en chaire, ou plutôt, puisque ces idées peut-être éternelles ne sont pas les miennes, « je tente d’expliquer ». Il s’agit (et il m’agite, il m’a gîte) en fait des conclusions du monumental et méticuleux, parfois ennuyeux, Temps et Récit, de Paul Ricoeur, dont je viens d’achever la lecture.

Petit prodrome (les prodromes étant apparentés aux camélidés, comme chacun le sait) : à la fin du siècle dernier, en 1999, Jean-Marie Schaeffer, éminent chercheur français, avait repris une question très ancienne dans un livre nouveau, au titre clair : Pourquoi la Fiction. Incluant les résultats de recherches récentes en psychologie et biologie à une réflexion qui avait auparavant été exclusivement littéraire et philosophique, et l’étendant, cette réflexion, aux domaines du virtuel et des jeux vidéos, il montrait que la fiction, loin d’être un luxe moribond, était essentielle au développement et aux fonctionnements mentaux d’un individu. Le bébé que nous avons tous été, pour autant que nous puissions l’inférer, fut déjà une machine à fictionner, et la fiction, après avoir guidé l’évolution de nos facultés psychiques, nous permet de négocier avec la réalité, et nous aide à nous façonner du premier jour (voire avant ? fascinantes perspectives…) jusqu’à celui de cette tombe où prendront fin nos expériences (voire ?…) À ce titre la fiction est destinée à durer autant que l’humanité.

Dans ses conclusion à Temps et Récit, Paul Ricoeur présente la question sous un autre angle, et suggère, à propos de nos mystères identitaires, de renoncer au fantasme de l’identité, ontologique, pour embrasser l’ipséité, qui en est la face narratologique : d’un soi-même toujours fuyant — point de fuite douloureux — à l’acceptation d’un soi-même toujours reconstruit, dans l’art et le récit de soi et de la collectivité.

« …quel est le support de la permanence du nom propre ? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question « qui » […] c’est raconter l’histoire d’une vie . L’histoire racontée dit le qui de l’action. l’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative. Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique lui-ême dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste, dont l’élimination ne laisse apparaître qu’un pur divers de cognitions, d’émotions, de volitions.
Le soi-même peut ainsi être dit refiguré par l’application réflexive des configurations narratives. À la différence de l’identité abstraite du même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie, selon le voeu de Proust…. L’histoire d’une vie ne cesse d’être réfigurée par toutes les histoires véridique ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. »

Ainsi sommes nous tous ces Bayeux complexes de récits collectifs et individuels, tissés de texte dont les origines et les implicites nous échappent parfois, mais qui laissent la part belle, et nécessaire, à l’imagination, la recréation, l’art :

« Le soi de la connaissance de soi est le fruit d’une vie examinée, selon le mot de Socrate dans l’Apologie. Or une vie examinée est, pour une large part, une vie épurée, clarifiée par les effets cathartiques des récits tant historiques que fictifs véhiculés par notre culture. L’ipséité est ainsi celle d’un soi instruit par les oeuvres de la culture qu’il s’est appliquées à lui-même. »

Ce qui est vrai pour l’individu l’est aussi pour la communauté :

« La notion d’identité narrrative montre encore sa fécondité en ceci qu’elle s’aplique aussi bien  la communauté qu’à l’individu. On peut parler de l’ipséité d’une communauté, comme on vient de parler de celle d’un sujet individuel  : individu et communauté se constituent dans leur identité en recevant tels récits qui deviennent pour l’un comme pour l’autre leur histoire effective. »

Les gains, dans ce passage de l’identité de l’essence à l’ipséité narrative, sont ceux de la liberté, du jeu et de la création. Les pertes proviennent d’une illusion à liquider : celle, rassurante, de la stabilité identitaire:

« l’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille » … « L’identité narrative devient ainsi le titre d’un problème, au moins autant que celui d’une solution »

Comme il y a loin de ces réflexions presque évidentes, à la naïveté intellectuelle, à moins que ce ne soit à la mauvaise foi, d’un gouvernement lançant une consultation au sujet de « l’identité de la France » ! Naïveté aussi, ou mauvaise foi, aussi, des lanceurs de polémiques aporétiques sur les racines chrétiennes de l’Europe… Les autres religions ne sont pas en reste, avec leurs surenchères d’observances rituelles anxiolytiques, face au nivellement de la mondialisation. Comme si l’identité pouvait avoir autre existence que celle de prérequis du discours.

Le choix de l’ipséité narrative, c’est l’acceptation d’un flou, d’un indéterminé, parfois angoissant, parfois exaltant, souvent ludique, mais toujours fomenteur de liberté, au coeur de l’individu. Celui de l’identité ontologique, c’est la poursuite douloureuse et sans fin, masochiste, carcérale, d’un fondement et d’une pureté qui sans doute se déroberont. Ce sont deux récits très différents qui s’écriront. Mais le plus intrigant est que tant d’écrivains aient fait ou bien font le second choix (je pense aux apologistes passés ou présents de la pureté identitaires), en contradiction avec la liberté de leur pratique narrative : sont-ils tant empreints du maniement des mots qu’ils en deviennent crédules de leur coltinement d’illusions essentialistes ?

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La vie tropologique

Mon exploration, jamais assouvie, des arcanes et labyrinthes de la littérature et du langage, m’a amené de fil en aiguille à effleurer le travail de Hayden White, histoirien et méta-historien américain, qui pense que les catégories rhétoriques (re)classifiées à la Renaissance, loin d’être arbitraires, correspondent à des fonctions fondatrices de tout discours, au moins en Occident.

La grande préoccupation de Hayden White semble être (je m’en remets aux autorités compétentes, n’ayant fait, comme je le disais, qu’effleurer son travail) de mettre à jour les fondements du discours historiques, et en particulier de faire apparaître la constitution de son objet dans le discours. (Dans une sorte d’homologie, ou d’analogie comme le dira Ricoeur). La mienne, en le lisant, est d’aborder d’une manière nouvelle, l’étonnante relation entre la vie et la littérature.

J’ai donc lu son introduction à ses Tropics of Discourse. Il y observe une correspondance entre les quatre catégories de tropes définies à la Renaissance — métaphore, métonymie, synecdoque, ironie — et les stades du développement cognitif de l’enfant identifiés par Piaget.

La première expérience d’une vie continue, indistincte de sujet et objet, du Moi et du Monde, correspond au trope analogique, la métaphore.
La distinction des objets est la métonymie.
Leur rassemblement en classe et appartenances structure la synecdoque.
Enfin la distance vis à vis de ces opérations reflète l’ironie.

Ainsi les tropes rhétoriques permettent la préfiguration du monde objectal, de l’action et de la réflexion, et ils se fondent dans une première expérience pré-logique de la perception. La conscience est de nature tropologique.

(Au passage, HW critique dans une note la linguistique saussurienne, laquelle crée coupure artificielle entre signifiant et signifié. Le signifié est pour lui inséparable du signifiant.)

Hayden White applique sa théorie (qui elle aussi est une refiguration du réel par le langage) à différents discours historique, mais aussi à celui de Freud, dont il montre qu’ils restituent à leur corps défendant les quatres figures de la Rhétorique.

HW n’inclut pas les sciences exactes dans son analyse du discours, mais des recherches ultérieures (Voir Danesi, Messages and Meaning) ont ultérieurement montré que même la science la plus dure consiste en grande partie en remétaphorisation du monde. Tout comme la poésie !

L’Ancien Français, plus proche de la sacralité du Verbe (?), utilisait d’ailleurs pour « dire » le verbe : « deviser », qui n’est autre que diviser. C’est-à-dire séparer, distinguer, discerner. Ce en quoi nos ancêtres exprimaient peut-être que c’est bien le langage qui crée le monde, et qu’il n’en est pas un système dénotatif transparent, comme le voulut voir le rationalisme des Lumières.

Pour finir, quelques extraits assez frappants de cette introduction à la vie tropologique :

« Piaget is only the latest in a long line of researchers, empirical and idealistic, who have rediscovered or reinvented the fourfold schema of tropes as a model of the modes of mental association characteristic of human consciousness whether considered as a structure or a process. Freud too may be listed among these reinventors or rediscoverers of the tropological structure of consciousness, as the famous Chapter VI, « The Dreamwork, » in The Interpretation of Dreams, amply shows. In this work, Freud provides the basis for belief in the operation of tropological schemata of figuration on the level of the Unconscious; and his
work may be taken as complementary to that of Piaget, whose primary concern was to analyze the process by which conscious and self-conscious troping is achieved. »

« it is not a matter of choosing between objectivity and distortion, but rather between different strategies for constituting « reality » in thought so as to deal with it in different ways, each of which has its own ethical implications. »

« There is a sense in which no metaphor is completely erroneous » (belle formule, qui peut-être enclot toute sa démarche)

 

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Petite note de lecture : Tinkers (Les foudroyés) de Paul Harding

Tinker n.
1.
A traveling mender of metal household utensils.
2.
Chiefly British A member of any of various traditionally itinerant groups of people living especially in Scotland and Ireland; a traveler.
3.
One who enjoys experimenting with and repairing machine parts.

4. A clumsy repairer or worker; a meddler.

Un étrange destin pour un étrange livre, écrit par un étrange bonhomme… Paul Harding est inconnu dans le monde littéraire américain, et pourtant il est le lauréat 2012 du Prix Pulitzer (le plus grand prix littéraire américain), pour son premier roman, écrit il y a six ans et publié, après de nombreux refus, presque confidentiellement. Le roman d’un poète qui aurait finalement colligé ses fragments, ses épiphanies et ses morceaux de bravoure, au long d’une trame narrative un peu lâche, à laquelle certains morceaux ne paraissent rattachés qu’accidentellement.
Mais quels morceaux ! Dans une langue belle et surprenante — qui tranche sur la monotone domination de l’écriture blanche contemporaine — Paul Harding ne nous cause de rien moins que de la nature de l’univers, de sa fragilité, son tissu d’apparences toujours prêtes à se déchirer ou à choir, en laissant à nu un noumène au sujet de laquelle le lecteur ne saura pas plus que, dans les Évangiles, il n’apprend ce qui se trouvait  derrière le voile du Temple.  Avec un roman situé dans le Maine (une région où votre serviteur a vécu deux belles années entre mer et forêt), on aurait pourtant pu attendre un lyrisme de la nature, de la forêt et des saisons, mais les intérêts de Harding sont à une autre échelle, cosmogonique et démiurgique. Ce qu’illustrent également les lectures de théologie et de physique théorique que l’auteur, Nouvel-Hésiode de la Nouvelle-Angleterre, revendique dans un nouvel entretien avec le Nouveau York Times.

Et quant à la trame narrative lâche précédemment évoquée, elle file l’agonie de Georges Washington Crosby, visité sur son lit par une foule de parents et de souvenirs — en particulier, pour les souvenirs, ceux relatifs à Howard, le père épileptique qui les avait abandonnés, lui, sa mère et sa soeur. La mort d’Howard ayant été décrite comme en passant, au milieu du livre, avant que ne reviennent d’autres souvenirs de son vivant, les deux hommes et finissent alors par se confondre dans la même suggestion de la fugitivité de la conscience humaine.

Si l’intrigue, chère à Ricoeur, n’est peut-être pas suffisament tenue (Harding a écrit son livre par fragments, lorsque l’inspiration lui venait, et où qu’il se trouvât et quoi qu’il fît à ce moment), en revanche la beauté surgit au détour de presque toutes les phrases, et de toutes les situations. Une beauté métaphysique du paragraphe, servie par une approche sensuelle du mot et de la phrase. Toutes les lectures en somme du professeur Harding ! La seule description du ciel nocturne, chéant comme un dais sur le lit d’agonie de Georges (jamais, une fois le noir même du ciel dégringolé,  ne saura-t’on ce qu’il restait à voir), ou bien l’avant dernier paragraphe en lequel est résumée la touchante fragilité et la parenté de toutes les vies humaines, à eux seuls justifieraient la lecture.

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L’ÉPOPÉE, un article essentiel de Florence Goyet

Dans le cadre des recherches accompagnant la rédaction de mon roman La Bibliothèque des Sables, je découvre cet  article (cliquer pour le lire) particulièrement dense et synthétique, qui fait le bilan des recherches récentes sur l’épopée, et de l’évolution des définitions et des conceptions de ce genre — ou plutôt, pour sauter à la conclusion de l’auteur, du « travail épique », trait potentiel de toute littérature, même hors épopée.

Extrait nodal : « « S’il fallait caractériser l’épopée d’un seul mot, ce serait « polyphonie », au sens le plus plein que le mot a chez Bakhtine: non pas seulement « dialogisme » mais bien présence de « voix également valides », heurt de vérités contradictoires dont aucune n’est privilégiée. C’est le trait essentiel de l’épopée, ce qui la distingue des innombrables récits héroïques simples qui présentent sans ombres le « Veni, vidi, vici » d’un Persée délivrant Andromède. Cette polyphonie est indispensable – et son absence signe l’échec de l’épopée. Historiquement, on l’a vu, la crise n’a pas pu être résolue par les moyens conceptuels. Cela signifie que l’on ne sait pas d’avance quel chef a le droit pour lui, quelle position politique est valide – et invalide les autres. La solution épique, ce sera donc d' »essayer » les divers possibles, de les prendre au sérieux: de suivre leur logique sans décider d’avance de leur valeur respective. En un mot, d’instaurer une véritable polyphonie. »
[…]
« Car la polyphonie n’est pas aisée, et elle n’est pas un donné. Le premier mouvement de l’épopée, c’est bien au contraire de tâcher d’établir un ordre artificiel – comme le fait la foule des récits héroïques. C’est un premier traitement du thème de la guerre, ce que j’appelle « apprivoiser Arès » – Arès, le dieu grec qui symbolise le carnage, la guerre dans toute sa violence déchaînée. Un récit guerrier, presque toujours, va nous donner de la guerre une épure, une image simplifiée. C’est l’une des raisons pour lesquelles on a pu parler de « transparence » et d' »immédiateté » pour l’épopée, qui serait œuvre de « souriant(s) Homère ». De fait, la mêlée qui caractérise la « vraie » guerre est presque absente. Les combats sont des successions de duels, qui ramènent la confusion à l’ordre, le carnage à une sorte de danse, dont on décrit la chorégraphie en oubliant la violence. Les héros sont loués au-delà de toute mesure, comme s’ils représentaient la réponse »

Par Florence Goyet, professeur de Littérature Générale et Comparée, Université Stendhal Grenoble 3
Article en ligne : http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/goyet.html#_ftn62

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Freidrich Schlegel, Lucinde : les « hommes mauvais qui veulent soustraire le sommeil de la vie »

« Avec une extrême irritation, je pensai alors aux hommes mauvais qui veulent soustraire le sommeil de la vie. Ils n’ont vraisemblablement jamais dormi ni jamais vécu. Pourquoi donc les dieux sont-ils des dieux, si ce n’est parce qu’ils ne font rien consciemment et à dessein, parce qu’ils s’entendent à cela et y sont maîtres? Et comme les poètes, les sages et les saints s’efforcent de devenir là-aussi semblables aux dieux ! »

 

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